Tuesday 1 June 2010

* Jonathan Ravat, pourfendeur du prêt-à-penser



Les politiciens ont réalisé qu'il est impossible de dissocier le social de toute politique de développement ; vous qui êtes engagé pleinement dans ce domaine, y a-t-il des enjeux qui vous semblent prioritaires ?

Jonathan Ravat est chef de Département d'études sociales à l'Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM): Fidèle à mon discours et à ma pensée, que je mets en pratique, je dirais que la question de la misère et de la pauvreté est un enjeu suprême. Il est inadmissible que des êtres humains à Maurice et dans le monde ne puissent pas jouir de leur dignité pour toutes sortes de raisons et de considérations matérielles, économiques, politiques et géographiques. Ce ne sont pas des conditions fatalistes mais des situations qu'on peut combattre. Il y a des systèmes qu'on peut remettre en question. Au cœur de toute chose, il y a, non pas des institutions et du matériel, mais des êtres humains. Travailler pour combattre la misère n'est pas uniquement de l'ordre caritatif mais c'est rétablir la personne dans ses droits. J'inclus comme deuxième enjeu toute la question du logement ; nous devons faire face à cette question afin de s'assurer que tout le monde ait un logement durable et digne. Logement certes, mais il faut savoir où construire ces logements et dans quelles conditions nous allons installer les personnes. Si nous faisons des logements sociaux pour tout simplement empaqueter les Mauriciens et les mettre à l'extérieur des endroits qui sont mieux vus, sans réaliser que c'est comme cela que nous créons des ghettos, on ne fera qu'accentuer le problème de pauvreté… La question de la drogue aussi doit interpeller. Nous sommes tristement célèbres au monde pour la proportion de consommateurs de drogue par rapport à notre population, qui est supérieure au reste du monde. Nous ne devons pas être fiers de cette situation. Alors que le problème est sérieux, nous notons une certaine timidité, une insensibilité, voire un déni du problème. Nous ne pouvons tourner le dos à la question de la drogue d'autant que le toxicomane aujourd'hui est une figure moderne des plus pauvres parmi les pauvres. L'employabilité, l'entrepreneuriat et l'éducation sont d'autres défis qui ont besoin d'être relevés.

Les questions que vous avez soulevées sont importantes et méritent toutes une attention urgente ; même avec de la bonne volonté, pensez-vous qu'on peut les résoudre toutes en même temps ?
Je pense qu'on peut y faire face simultanément ou en quasi simultané mais cela ne veut pas dire qu'on peut répondre efficacement et de façon pertinente à tout immédiatement. Ne pas donner le temps à la pieuvre de continuer à grossir c'est possible. Si nous réinventons par exemple les relations entre l'État et la société civile nous pourrons y faire face. Même si chacun fait son travail séparément beaucoup de ces problèmes sont pris en main quasiment en même temps. Il faut être réaliste et honnête pour reconnaître que certains problèmes parfois prennent plus de temps que d'autres à résoudre. Il faut garder en tête qu'au cœur de tous ces combats se trouve l'être humain ; la seule personne capable de faire transformer les choses c'est soi-même.

Est-ce que la création d'un ministère de l'Intégration sociale et de l'Economic Empowerment est la réponse magique au problème de la pauvreté ?
Qu'il y ait un ministère avec à sa tête un vice-Premier ministre et qui est en outre le numéro 3 du gouvernement pour s'occuper des affaires sociales et communautaires est un très bon signe. J'accueille ce ministère favorablement mais je ne crois pas que cela soit la solution magique au problème de la pauvreté. Je dirais plutôt que c'est une solution qui arrive au bon moment. Ce n'est pas pour autant qu'il faut renier ce qui est fait par l'État dans le domaine social depuis une dizaine d'années. Ce nouveau ministère a besoin d'apprendre de la société civile et des pauvres, comme nous-mêmes travailleurs sociaux avons encore des choses à apprendre des pauvres. Par ailleurs, j'ai déjà eu l'occasion d'exprimer une petite réserve quant à l'appellation de ce ministère. Pour moi, intégration a comme antipode l'exclusion. Or, l'exclusion est un phénomène social qui n'est pas le même que celui de la pauvreté et de la misère. On peut inclure dans une société des pauvres. On peut être riche et se sentir exclu aussi de la société. Aujourd'hui, il s'agit de dire comment le plus pauvre peut être au cœur de nos préoccupations. Il faut remettre en cause ce système, remettre en question certaines politiques qui sont la cause de la pauvreté. Le logement, l'éducation, l'accès aux ressources et au crédit peuvent être autant de causes de la pauvreté. Tous ceux qui prennent position contre la pauvreté aiment sortir cette phrase de Confucius : " Au lieu de donner un poisson à quelqu'un, montrez-lui plutôt comment pêcher. " Mais aujourd'hui il ne suffit pas simplement de montrer comment pêcher. Il faut aller beaucoup plus loin, par exemple, remettre en question l'industrie de la pêche, savoir quel type de poisson prendre, pourquoi le pêcheur n'attrape plus de poissons et pourquoi est-il seul à pêcher. Évidemment il s'agit d'une métaphore, mais vous comprendrez qu'elle exprime des enjeux plus larges, notamment d'ordre structurel et sociétal.

Quels sont, pour vous, les facteurs qui permettraient à ce ministère de répondre efficacement à ses objectifs ?
Il ne faut absolument pas se laisser aller au jeu de la bureaucratie. Le système administratif ne doit pas prendre le dessus sur les objectifs. Ailleurs on entend parler de fast tracks comme pour répondre à des demandes exceptionnelles. Or, dans un ministère de la lutte contre la pauvreté, j'ai presque envie de vous dire que tout devra être fast track, c'est-à-dire, que la personne humaine doit avoir le dessus sur les procédures. Le partenariat est un autre aspect important dans le domaine du social. Ce ministère devrait absolument travailler en partenariat avec la société civile et il faut que celle-ci soit pleinement valorisée. Il ne faut pas se tromper, la société civile à Maurice dispose d'un certain nombre d'acteurs formés, informés, avertis et qui peuvent discerner et de ce fait, elle ne devrait pas rester en dehors de ce projet du gouvernement. Les décideurs doivent prendre acte de ces compétences qui existent s'ils veulent avancer dans ce combat contre la pauvreté. Il faudrait aussi créer un espace de dialogue où toutes les parties peuvent se rejoindre et dialoguer d'une manière constante. Il va sans dire que ce ministère doit aussi être doté d'un budget conséquent et des personnes ressources nécessaires.

N'y a-t-il pas risque de travail doublon ou de relations conflictuelles avec les autres ministères qui ont un volet social dans leurs attributions ?
Comme il existe déjà des tensions entre certaines ONG qui se jalousent, il n'est pas impossible qu'il y ait demain des tensions entre ce ministère et d'autres ministères. Mais il faut une volonté politique pour dépasser cela et cela ne peut venir que d'en haut, de l'establishment de l'État. Je crois que la complémentarité est très possible et elle se mesurera et se construira par le frottement, par le côtoiement et par le croisement des idées.

Quelle est l'étendue réelle de la pauvreté, puisque nous avons aujourd'hui ce que nous appelons les nouveaux pauvres à cause de l'emploi précaire ?
Il faut bien s'appuyer sur quelque chose pour orienter le travail. Il y a une bonne base de données à partir des études déjà faites sur la pauvreté et sur la misère par diverses organisations et à partir des chiffres du Central Statistical Office. Les personnes engagées dans ce travail ont fait une bonne photographie de la pauvreté à une période donnée mais le temps s'est écoulé entre ces études sur le terrain et la publication des rapports, et les données entretemps peuvent changer. Je reconnais qu'il y a des gens qui se retrouvent dans la pauvreté du jour au lendemain parce qu'ils n'ont plus de travail fixe mais il faut faire très attention avec le terme "nouveau pauvre". Cela pourrait nous faire oublier que ceux qui sont dans la misère et donc par définition, sont dans l'extrême pauvreté depuis des générations.

Vous êtes passionné aussi par l'interculturel/l'interreligieux ; comment cette préoccupation peut-elle rejoindre ce combat que vous menez contre la pauvreté ?
J'ai presque envie de dire que mon sujet de prédilection est le mariage des deux thèmes, c'est-à-dire, l'interreligieux/l'interculturel et la lutte contre la pauvreté et la misère. Il y a un besoin chez moi de comprendre comment est-ce que les différentes religions à Maurice se mobilisent pour ceux qui se retrouvent dans la pauvreté. Un besoin de comprendre comment est-ce que mes frères hindous, mes frères musulmans se mobilisent dans leurs pensées, dans leurs paroles et dans leurs pratiques. Ce n'est qu'en découvrant ces trois "P" chez l'Hindou et chez le Musulman, qu'on réussira en toute authenticité à connaître et à reconnaître ce qu'il est. Ce n'est qu'ainsi que je pourrais le rejoindre pleinement, sans tabou et sans hypocrisie, dans son approche face à la misère et à la pauvreté. Ce qui me passionne aujourd'hui c'est de faire de la lutte contre la misère et de la pauvreté l'espace commun construit à partir et non en dépit de nos différences.

L'environnement est aussi un souci majeur pour toute la planète ; comment parler de Maurice Île Durable et de déchets séparés à ceux qui vivent dans la précarité ?
Vous avez parfaitement raison de poser cette question. Le combat contre la misère entraîne automatiquement le combat contre l'injustice, l'exclusion etc. Cela nous rappelle que celui qui est dans la misère n'a pas droit à un logement décent et à un environnement sain. Combattre la misère c'est aussi reconnaître le droit à un environnement épanouissant pour les plus pauvres. Aujourd'hui la question écologique n'est pas inséparable de la misère. Cependant il me semble inapproprié et inacceptable de se battre pour l'embellissement de l'environnement alors que l'enjeu est tout à fait autre. Pour moi, l'enjeu concerne l'écologie et notre manière de vivre. Le véritable combat vert, c'est de révolutionner, réinventer, revoir nos habitudes et nos attitudes afin de laisser un héritage pour l'avenir.

On ne finit pas de dire que l'éducation est la clé contre la pauvreté ; l'école joue-t-elle pleinement son rôle dans ce combat ?

L'éducation englobe l'instruction, la formation globale et l'alphabétisation et dans cet esprit je suis d'accord pour dire que l'éducation est la réponse à la lutte contre la pauvreté. Mais l'école pas forcément. L'école est la structure, le système fait par les êtres humains pour répondre à ce besoin d'éducation, pour transmettre le savoir qui est à la source de tout. Je reconnais qu'il y a des choses qui marchent à l'école sinon je ne serais pas là à faire des études supérieures mais ce système ne marche pas pour tout le monde. Nous ne devons pas culpabiliser ceux pour qui cela ne marche pas parce que ce n'est pas forcément de leur faute. Ils sont peut-être héritiers d'un certain passé, d'une certaine culture, et d'un certain contexte. C'est pour cette raison qu'on n'arrête pas d'inventer des modèles tels le concept ZEP, les écoles complémentaires, les écoles spécialisées pour les handicapés, les écoles informelles. Certaines initiatives peuvent marcher dans certaines écoles alors que dans d'autres endroits elles se révèlent des échecs. Sans viser personne, il faudrait mettre notre orgueil de côté et rassembler nos savoir-faire, pour concevoir un projet qui va transformer la vie des gens, surtout celle des pauvres. Dire au pauvre "va à l'école et tu seras sauvé" sans lui donner des moyens adaptés à son contexte est très blessant parce que certains croient qu'une approche universelle et uniforme est la solution magique.

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