Wednesday 13 April 2011

* Le débat public dégage beaucoup de chaleur, rarement de lumière


Serge Galam, physicien au CNRS et à l'Ecole polytechnique:

On a beaucoup parlé du mal-fondé du débat initié par le président de la République à propos de la laïcité, arguant qu'il allait produire plus d'extrémisme communautaire. Face à ces critiques, ses tenants opposent d'autres justifications sur la nécessité d'un débat national pour affirmer et imposer le respect des principes républicains de la laïcité. Après la catastrophe nucléaire de Fukushima, les écologistes ont exigé un référendum avec d'abord un débat sur le nucléaire, ce qui a également provoqué de nombreuses levées de bouclier contre l'opportunisme d'une telle demande. Eux aussi mettaient en avant la même nécessité d'un débat pour imposer une sortie du nucléaire au nom de la volonté populaire.

Majoritairement, les défenseurs du débat sur la laïcité sont demandeurs de plus de restrictions vis-à-vis des religions et les défenseurs du débat sur le nucléaire sont demandeurs de plus de restrictions vis-à-vis du nucléaire civil. Il est remarquable de constater que de nombreux opposants à l'un des deux débats sont simultanément les partisans de l'autre.
 
Y a-t-il un paradoxe à tenir une telle posture contradictoire en fonction du sujet ? Pour l'un, on l'exige, pour l'autre, on le condamne. Si la posture est cohérente, c'est que des mécanismes universels seraient à l'œuvre dans le fonctionnement d'un débat public, indépendamment de la question évoquée. Se pose alors la triple question de la nature propre d'un débat public, de sa dynamique et de ses conséquences sur l'opinion.

La sociophysique, nouveau domaine émergent au plan international parmi les physiciens, étudie intensément ces questions. Dans ce dessein, elle utilise en les adaptant des concepts et des techniques issus de la physique du désordre. Sur la base de modélisations, elle a identifié un certain nombre de biais qui instrumentalisent la représentation idyllique que l'on a du débat public lorsqu'il n'existe pas de preuve absolue pour valider une des deux opinions. Petit abécédaire des résultats de ces recherches.

Tous les modèles montrent une tendance forte à la polarisation d'une opinion publique, c'est-à-dire à la formation d'un extrémisme collectif sur le sujet débattu, quel qu'il soit. La dynamique sous-jacente se révèle être une dynamique de seuil. C'est l'opinion qui démarre au-dessus du seuil qui va inexorablement se propager parmi la population pour l'envahir, créant ainsi de l'extrémisme dont l'étendue varie avec la durée du débat. Dans le cas d'une société rationnelle avec des individus ouverts d'esprit et pouvant changer d'avis, les équations montrent que c'est l'opinion initialement majoritaire qui convainc la minorité, validant ainsi la représentation démocratique du débat public avec un seuil à cinquante pourcent.

LES INFLEXIBLES
Seulement voilà, la rationalité s'accompagne de la possibilité de douter. Et ce fait, pourtant garant d'un anti-fanatisme, bouleverse totalement la nature démocratique du débat. Faisant intervenir de façon anodine les croyances collectives des individus qui doutent, au nom du bon sens, il scinde en deux valeurs opposées le seuil critique pour envahir l'opinion. Celles-ci sont plus ou moins extrêmes, en fonction des croyances dominantes dans la population. Le seuil pourra être à 15 % pour une opinion et à 85 % pour l'autre, ce qui est colossal comme rupture démocratique. Il suffit d'un soutien initial supérieur à 15 % pour que l'opinion en adéquation avec les croyances dominantes envahisse l'espace public alors qu'à l'opposé l'autre opinion doit démarrer avec une majorité initiale de plus de 85 % pour survivre au débat démocratique. Ce type de processus est bien illustré par le référendum sur la constitution européenne de 2005. Il pourrait se réaliser par exemple avec un débat sur la peine de mort.

Une autre composante irréductible de la nature humaine a également été intégrée dans les modèles, le caractère inflexible de certains individus, qui ne changent jamais d'avis quels que soient les arguments qu'on puisse leur donner. La raison peut en être une forte conviction, des connaissances particulières, des a priori, de la bêtise, de l'obstination, la manipulation, le mensonge.
L'effet sur la valeur du seuil de la présence d'un petit nombre d'inflexibles est abasourdissant.

Quelques pourcents sont suffisants pour gagner le débat à condition que l'autre camp n'en ait pas. Présents des deux côtés, c'est l'opinion qui a le plus d'inflexibles qui gagne indépendamment de l'opinion initialement majoritaire.

Ces résultats ne sont pas encore prouvés, mais représentent des possibles à prendre en compte dans l'appréhension du débat public. Ils expliquent pourquoi on peut à la fois exiger un débat sur un sujet et le refuser sur un autre. Soit on recherche un extrémisme, soit on le redoute. C'est paradoxalement le débat public qui devrait être banni d'une société démocratique car il cache une machine infernale de production d'extrémisme au service des a priori, des menteurs, des préjugés.

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