Tuesday 7 May 2013

* Michael Amaladoss: un héritage plus éclairé que les "Lumières"

Vous êtes Indien de foi chrétienne. Votre langue maternelle est le tamoul, vous avez effectué votre formation en anglais et votre doctorat en français à l’Institut catholique de Paris. Votre parcours en lui-même symbolise l’interculturel… Quelle est votre définition de l’interculturel ?
Michael Amaladoss, originaire du Tamil Nadu et directeur de l’Institute of Dialogue with Cultures and Religions, à Chennai: Aujourd’hui, partout dans le monde, dans chaque nation, il y a plusieurs groupes ethniques à cause des migrations et des colonisations. Les peuples parlent donc plusieurs langues. Il y a aussi plusieurs religions. Alors, ce type de nation où il y a une religion, une culture, une ethnie, cela n’existe plus vraiment. Il y a toujours un mélange. Ce qui nous amène à ce constat : le monde est pluraliste. Et, cela nous induit aussi à cette question : comment est ce qu’on peut vivre dans un monde pluraliste parce que cela apporte tout de même des conflits. Quand il y a plusieurs groupes, il peut y avoir des conflits entre la majorité, les minorités. Les conflits peuvent porter aussi sur l’économie parce qu’il y a des indigènes, des migrants, des travailleurs qui ont des différences économiques. L’interculturel peut donc être une manifestation de différences économiques et politiques, de pouvoir finalement… Par exemple, un groupe de personnes, parce qu’elles sont en majorité, ont le pouvoir politique. On peut aussi avoir des cas où la majorité des gens sont pauvres, sont des migrants et c’est un petit groupe qui est au pouvoir. Par exemple, des petits pays en Orient où la plupart des gens sont des migrants travailleurs et non des citoyens. Cela pose des problèmes.

Qu’en est-il de l’interculturalité en Inde ? Comment vous y voit-on, vous qui prônez l’interculturel ?
D’abord, en Inde, on parle plusieurs langues. Chaque langue représente aussi une culture. Il y a deux grandes cultures : l’aryen et le dravidien dans le Sud. Actuellement, on parle une vingtaine de langues majeures et il existe plusieurs dialectes. Il y a des groupes ethniques, de grandes religions comme l’hindouisme, l’islam, le bouddhisme, le christianisme, le jaïnisme, le sikhisme… Donc, vous voyez que nous vivons dans un monde multiculturel. Multiculturel est une situation où il y a plusieurs cultures. Interculturel implique le lien entre les cultures.

Justement, on dit souvent que dans l’île Maurice pluriethnique, les groupes s’entendent bien mais restent des groupes… Qu’en pensez-vous ?
C’est possible. D’un point de vue personnel, on reste attaché à son groupe mais dans la vie pratique, au travail, dans les magasins, dans la vie politique, ce n’est pas facile de garder cet attachement. On est obligé de se mélanger aux autres parce qu’on vit ensemble. Déjà, à l’école, il y a des enfants qui sont issus de divers groupes ethniques et culturels !

Quand vous dites « obligé de se mélanger aux autres », cela n’implique-t-il pas une certaine hypocrisie : « On est obligé, on le fait » et autrement, chez soi, on pense autrement, on ne pense plus “interculturel” ?
C’est possible qu’il y ait des personnes qui sont à l’aise dans leur groupe. Donc, elles cherchent à éviter ce mélange avec les autres mais on est obligé de se mélanger sur le plan économique et politique. Par exemple, en Inde, récemment, il y avait des conflits dans le Sud, au Tamil Nadu. Il y avait des mariages entre des castes différentes. Alors, les deux castes sont opposées à de tels mariages. Mais, dans la vie politique, sociale, on se mélange et c’est pourquoi des gens de différentes castes tombent amoureux. Les groupes en question s’y opposent, ce qui mène parfois au conflit, à la violence. Les gens ne sont pas toujours à l’aise dans ces rencontres interculturelles. Je ne dirais pas qu’il faut complètement oublier sa langue, sa religion. Il faut les garder mais cela ne devrait pas être une identité qui divise mais plutôt, une identité qui est là mais qui est ouverte aux autres identités dans la vie publique justement parce qu’on a choisi de vivre ensemble. Ce vivre-ensemble est nécessaire. Un problème au niveau politique aujourd’hui, surtout en Occident, est qu’elle est fondée sur les droits humains des individus et on ne pense pas tellement aux droits des groupes. Mais, par cette expérience de multiculturalisme, on commence à reconnaître, voire protéger aussi les droits des groupes etniques ou religieuses. Aux États-Unis et en France, par exemple, on ne connaît que les droits des individus. Mais, en Inde, notre Constitution datant de 1950 reconnaît les groupes religieux, les castes. On protège les minorités. Donc, les groupes minoritaires dont les chrétiens, les musulmans ont leurs droits pour le développement de leur religion. On reconnaît qu’il y a une diversité de castes. Il y a des castes qui ont été opprimées pendant des siècles. Donc, il y a des provisions spéciales dans la Constitution pour protéger et promouvoir ces personnes au niveau des écoles, des emplois etc. La Constitution indienne reconnaît que nous sommes tous des citoyens. Il faut protéger aussi les langues. On a cherché par exemple à imposer l’hindi comme langue nationale mais on a gardé l’anglais comme langue nationale aussi. On n’a pas réussi à imposer l’hindi parce que justement il y a d’autres langues qui sont aussi importantes. Il y a une reconnaissance de la diversité. Donc, il ne s’agit pas uniquement de reconnaître les droits des individus mais aussi les droits des groupes et protéger les groupes qui sont les plus faibles même si dans la pratique, c’est toujours la majorité qui domine un peu – on ne peut pas l’éviter – mais les autres sont protégés par la Constitution.

Existe-t-il un danger de syncrétisme, d’oublier sa culture, son identité, en vivant l’interculturel ?
Il y a des risques par rapport à certains individus. Mais, dans l’ensemble, les cultures sont faites par groupes et les groupes sont assez forts. Quand il y a des mariages mixtes entre les castes, les religions, les nationalités, qu’est-ce que cela va apporter au couple, aux enfants ? À quel groupe appartiendra l’enfant ? Selon la pratique, il appartient à la caste du père. Le mot syncrétisme est souvent péjoratif. Je connais par exemple une famille hindoue chrétienne. Le père est hindou et la mère chrétienne. Ils ont laissé les enfants libres de choisir leur religion. Mais, même quand une personne choisit une religion à l’âge disons, de 21 ans, il/elle reste marqué (e) par l’autre religion du père ou de la mère, par les cousins, la famille… On vit à ce moment, je dirais, une double religiosité, une double identité culturelle et religieuse. Moi, par exemple, ma langue maternelle est le tamoul, j’ai effectué ma formation en anglais, j’ai fait une formation de théologie en France. Je parle français, anglais et tamoul. Je reste profondément tamoul, mais je me sens à l’aise dans les pays où on parle français et anglais sans perdre mon identité. Je parle plusieurs langues mais il y a une langue dans laquelle je pense. Il est très rare qu’un poète ou écrivain écrive en plusieurs langues. On est enraciné quelque part. Donc, il n’y a pas de syncrétisme mais plutôt une identité plurielle.

Le thème principal de votre intervention ce week-end sera « l’interculturel – Dialogue ou discorde ? ». Qu’avez-vous mis en lumière lors de votre exposé ?
C’est simplement pour dire qu’il faut reconnaître ce pluralisme et l’accepter. Le philosophe canadien Charles Taylor a beaucoup écrit sur la multiculturalité et l’expérience canadienne où certains parlent anglais, d’autres français et où il y aussi des groupes indigènes. Il a donné trois mots importants comment on peut confronter cette expérience multicuturelle. D’abord, il faut reconnaître l’autre, ensuite respecter l’autre et enfin accepter l’autre. Il faut reconnaître qu’on est différent et pas prétendre que nous sommes tous Canadiens ou Indiens etc. Il faut en outre respecter. J’ai le droit de parler ma langue, de pratiquer ma religion. Troisièmement, c’est accepter que l’autre est différent mais que nous devons former une seule communauté internationale, régionale… Une fois qu’on accepte cette unité dans la diversité, on pourra éviter un conflit où on cherche à dominer l’autre. Quand on cherche à éviter un conflit et à vivre ensemble, à ce moment, l’unique façon de faire, c’est par le dialogue. Le dialogue devient la manière de vivre ensemble, d’être ensemble. Le dialogue veut dire échanger, célébrer ensemble une fête religieuse. Cet esprit de vivre ensemble, c’est possible mais il faut d’abord connaître les autres. C’est en parlant, discutant, vivant avec les autres qu’on peut se connaître et se respecter. Respecter, ce n’est pas simplement fermer les yeux aux autres mais si j’ai des problèmes, des questions, je demande des explications et les difficultés disparaîtront. Le dialogue peut se faire au niveau de l’échange des connaissances, des actions et parfois même au niveau de la prière à l’exemple de Gandhi. Quand il était actif en politique, il a cherché à promouvoir la paix entre les hindous et les musulmans en faisant des prières ensemble. C’est justement quand il participait à une prière qu’il a été tué. Quand on prie ensemble, on reconnaît qu’il y a un Dieu même si nous connaissons et abordons ce Dieu avec des noms différents. Mais, il y a cette unité. Nous sommes tous enfants de Dieu. Cela peut nous tisser des liens plus profonds. Après Gandhi, une cinquantaine d’années après, le pape Jean Paul II a invité en 1986 les chefs des grandes religions à prier ensemble pour la paix. Mais, on n’arrive pas là si on n’est pas préparé, si on ne connaît pas l’autre. Le dialogue est une façon de vivre l’interculturalité sans conflit.

Le dialogue interculturel s’accompagne parfois de conflits ?
Il existe des difficultés parce que les religions sont quelques fois fondamentalistes. Il faut avoir une volonté de vivre ensemble et reconnaître des problèmes et chercher les dessous des problèmes mais en dialogue et pas en conflit. L’institute of Dialogue with Cultures and Religions de Chennai dont je suis le directeur a fait des recherches sur les conflits interreligieux et intercastes en Inde. On a cherché comment on peut promouvoir la paix parmi les divers groupes. On a trouvé que ce n’est pas facile parce que comme je le disais, il n’y a pas que les conflits interreligieux mais il y a aussi le côté économique, politique et social. Quand il y a un affrontement entre hindous et musulmans en Inde, il n’est pas possible de promouvoir la paix seulement dans une petite ville. C’est un problème national et un petit groupe ne peut pas régler tout le problème. Il faudrait le soutien du gouvernement, de la police. En Afrique du Sud, la Commission pour la Justice et la Vérité avait été établie par Nelson Mandela avec Mgr Desmond Tutu comme chef. Ils ont travaillé pendant quatre ans et identifié les coupables pour demander pardon et pour rétablir la paix. Ce geste a été soutenu par le gouvernement et la police. Mais, ce n’est pas toujours facile de faire de même dans un grand pays comme l’Inde. En formant les jeunes, on peut changer leur attitude. L’an dernier, on a regroupé une trentaine de jeunes hindous, musulmans, jaïns etc. pour les faire se connaître en visitant des lieux sacrés. On a invité un religieux hindou, musulman, un jaïn pour les introduire aux religions diverses. À la fin du mois, tous les jeunes sont arrivés à la conclusion que « ce n’est pas parce que moi je suis juste que l’autre doit aussi être juste. Ce n’est pas parce que je suis vrai que l’autre doit être vrai aussi ». Le parcours les a amenés à accepter l’autre. On pense que si on peut élargir ce groupe, on peut former les jeunes à connaître, respecter et accepter l’autre pour vivre ensemble. Ainsi, au moins, dans le futur, il y aura moins de conflits même si on ne peut résoudre directement les grands conflits. Mais, on peut former les jeunes.

Avez-vous constaté un changement dans votre région depuis l’institution du centre ?
Oui. Les gens ne regardent pas les autres comme avant.

Parmi vos intérêts théologiques, figurent la théologie et la spiritualité indiennes, les dialogues entre l’Évangile, les cultures et les religions. Comment l’Évangile peut-il favoriser le dialogue entre les cultures et les religions ?
C’est surtout après le Concile Vatican II où l’Église accepte qu’il n’y a qu’un Dieu, que nous sommes tous les enfants de Dieu et que l’esprit de Dieu se trouve dans toutes les religions. À ce moment, les autres ne sont pas vus comme des ennemis mais comme des frères. C’est à partir de cela qu’aujourd’hui il y a cette ouverture. Surtout, par exemple, ces jours-ci, dans les journaux, on parle du nouveau pape qui prône un monde de dialogue. Il travaille beaucoup avec des juifs et orthodoxes. Une semaine après son élection, il est allé laver les pieds de jeunes dont des musulmans dans une prison. On pense que ce pape a établi le dialogue avec les musulmans car il a fait la même chose en Argentine.

Comment vous voit-on, vous chrétien, en Inde ?
On n’a pas résolu les conflits. Les conflits étaient d’abord plutôt entre hindous et musulmans et depuis environ 25 ans, ce conflit s’est installé entre hindous et chrétiens mais l’esprit dominant n’est pas le conflit mais plutôt celui du vivre-ensemble. Lors des élections, par exemple, on voit des hindous fondamentalistes et des musulmans fondamentalistes. Mais, la plupart des gens ne soutiennent pas ces groupes. Même les partis hindous doivent s’ouvrir aux autres pour être élus. La laïcité est entrée dans l’esprit des gens. La plupart sont ouverts parce que l’hindouisme en tant que religion est très ouvert. Comme Vivekananda et Gandhi, je crois que c’est cet esprit qui va gagner finalement en Inde. Il y a encore des conflits mais je crois que ce peuple est très grand et qu’on va vivre ensemble en paix.

Parmi vos 23 ouvrages, il y a “Living in a secular democracy”. Quels sont les points forts que vous y mettez en avant ?
Les conflits entre les religions et comment il faut dialoguer, comment la Constitution indienne reconnaît les minorités. Notre Constitution n’est pas laïque à la manière de la France mais c’est davantage une politique qui reconnaît toutes les religions. Pour être interreligieux en Inde, on n’a pas besoin d’être indo-chrétien mais la Constitution indienne suffit.

À Maurice, aux élections législatives, les candidats sont encore tenus de déclarer leur appartenance ethnique. Cette démarche va dans l’opposé même de l’interculturel…
Moi, je crois que l’interculturel ne veut pas dire nier l’appartenance religieuse, culturelle ou ethnique mais cette appartenance n’est pas contre l’autre. C’est une identité qui est ouverte. Moi, je suis chrétien mais comme chrétien, je suis ouvert. Au lieu de prétendre que “moi, je n’ai aucune religion ou ethnie”. Ce n’est pas sincère. Il y en a d’autres qui peuvent dire “Moi je suis chrétien mais je ne suis pas contre l’autre. Je veux vivre avec les autres comme chrétien”.

En tant qu’interculturel, cela ne vous choque pas dans notre monde actuel ?
Non.

1 comment:

  1. Je dis d'abord Merci à ceux qui ont fait venir le père Michaël Amaladoss s.j à Maurice : la communauté de Jésuites et Chérie-Anne.
    J'ai eu l'occasion d'assister à une petite partie de la Session 'LInterculturel- dialogue ou discorde?'Dimanche dernier.
    Avec sa simplicité évidente et puisant dans son expérience de vie et sa compétence académique, ce distingué visiteur nous a fait la grâce de nous faire partager ses convictions et son questionnement de chercheur scientifique.
    D'autres intervenants nous ont stimilés à aller plus en profondeur dans notre pensée et réflexion, sans complaisance
    Merci également à Zanzak Arjoon qui, avec sa riche composition musicale 'Baobab', nous a questionné sur la 'musique -fusion' ou 'musique-métissage'.
    Merci aussi à Gilbert Ahnee qui, lui, a évoqué la technique de 'l'alliage'et nous a expliquait pourquoi il pense que nous sommes 'des êtres pluriels' et nous a poussé à faire notre 'Examen d'identités' et ce a différentes étapes de notre vie.
    On peut regretter le petit nombre de participants Heureusement,comme dit l'adage :'la qualité était là' faute de quantité!
    Merci enfin à Cherie-Anne pour les mets savoureux que nous avons pu déguster

    Joceline Minerve

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