Tuesday 2 December 2014

* Trolls : version Internet du Dîner de cons

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Nic Ulmi
"Un psychopathe de moins”, écrivait jeudi un utilisateur de Facebook en commentant le suicide [par pendaison] de Robin, 24 ans, résidant à Châtillon-sur-Bar (Champagne-Ardenne). Pourquoi tant de haine ? Voici les faits.

Le 16 mai, Robin et deux copains sont filmés à leur insu, alcoolisés, alors qu’ils rouent de coups un chat. La vidéo, postée sur Facebook, permet d’arrêter les coupables. Robin, absent lors du procès, écope de ce fait d’une peine sévère : six mois ferme. Plus lourd que la condamnation, le lynchage verbal dont il fait l’objet sur le web le poussera à vouloir en finir. C’est ce qui ressort de ses ultimes propos. “Excellent, ce jeune homme a quand même fait un truc bien dans sa vie”, commente un autre usager. La haine continue.

L'effet cumulatif d'Internet
On se gardera d’établir, à distance, un lien simple de cause à effet. Mais le fait divers pointe indéniablement vers un phénomène. “Avant Internet, lorsque vous aviez des problèmes, cela impliquait à tout casser cinquante personnes, ou à la limite toute une école, si vous n’aviez pas de chance et que vous étiez ostracisé. C’était déjà beaucoup. Mais lorsque des milliers de personnes postent sur votre compte Twitter, viennent sur votre page Facebook ou vous envoient des e-mails, on arrive à un niveau de violence jamais atteint auparavant sur le réseau. Il n’y a qu’Internet pour apporter cet effet cumulatif”, commente le Français Yann Leroux, psychanalyste et spécialiste de la société numérique.

Bien sûr, la victime du harcèlement est en l’occurrence un bourreau de chats. Mais le même déferlement de malveillance peut s’abattre sur quelqu’un qui n’a rien fait. Comme Jada, Texane de 16 ans, droguée, violée et prise en photo, nue et inconsciente, lors d’une soirée chez des amis, en juin. L’image devient ce que le jargon du web appelle un mème : un élément qui circule de manière virale et qu’on parodie, le reproduisant ad libitum pour rigoler. “C’est le phénomène intemporel de la stigmatisation de la victime. Ce qu’il y a de spécifique, en lien avec le web, c’est qu’une sorte de communauté de harcèlement virtuelle s’est formée autour de l’utilisation du hashtag (mot-clé) #jadapose”, commente Coline de Senarclens*, chargée de projet au Bureau de l’égalité de l’université de Genève.

Les internautes se moquent de Jada en “posant” comme elle, allongés sur le dos, les yeux fermés, une jambe repliée en arrière : violence additionnelle, rendue possible par les réseaux sociaux. Robin, Jada : une victime innocente, un coupable victimisé et un traitement semblable, où se mêlent pulsions archaïques, reflets de l’ordre social et modalités propres à l’ère numérique.

La norme : l'insulte
Mais comment au juste la civilisation des réseaux change-t-elle la nature de l’injure, de l’agression par la parole et l’image ? “Les psychologues et sociologues ont d’abord rendu compte des inconduites en ligne à partir des caractéristiques du média, relève Yann Leroux. Internet favoriserait l’expression de l’agressivité parce qu’il permet une certaine quantité d’anonymat et parce qu’on n’y est pas exposé au langage corporel, qui permet de se rendre compte de la détresse de l’autre quand on l’agresse.” 

Ensuite ? “Il est apparu que, dans certaines communautés du web, la violence était endémique, alors que, dans d’autres, elle était inexistante. Certains groupes ont une culture orientée vers l’expression de l’agressivité. Je pense au forum 4chan ou aux communautés autour du jeu vidéo League of Legends, où la norme sociale consiste à être grossier : si vous ne vous faites pas insulter dans les cinq premières minutes, c’est anormal.”
Le feu d'artifice du troll
Figure truculente de l’humanité numérique, minoritaire mais capable de faire d’énormes vagues, [le troll] est un passionné obsessionnel du conflit. Son mode opératoire consiste à se pointer dans une discussion (commentaires Facebook, forum, tweets) et à lâcher des énormités pour susciter la colère, le désarroi d’autrui et finalement la transformation de la sociabilité en un champ de ruines.

Pourquoi ? “Je crois que les trolls allument ces feux d’artifice pour détourner l’attention de ce qui est véritablement en jeu pour eux, afin que ce qui les fonde ne puisse pas être identifié. Nous avons tous des choses qui nous tiennent à cœur, et nous prenons le risque de les mettre en jeu dans la conversation. Le troll, lui, ne veut rien risquer. Il fait comme si rien ne le constituait pour ne pas être touché.”

Casseur sans autre cause que sa perversion narcissique, selon Yann Leroux, ce type de troll vit de l’esquive. Il agit parfois en meute. “Il y a des gens qui s’amusent à repérer sur Facebook des profils de mecs affichant un look qu’ils jugent ringard. Ils font des commentaires : ‘Trop joli ton tatouage, qu’est-ce que c’est ?’ Le gars se dévoile. Il commence à avoir la puce à l’oreille. Et là, ils le cassent en faisant pleuvoir les commentaires méchants. Après, on les voit se vanter de s’être fait expulser de la page de leur victime. C’est une sorte de sport pathétique”, raconte un internaute. Version numérique du Dîner de cons…

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