Monday 5 October 2015

* David Constantin, réalisateur de Lonbraz Kann, guère impressionné par le "miracle" mauricien

Huitième édition du Festival «Ile Courts». Qui a dit que le cinéma va mal ? J’ai une autre lecture. L’association Porteurs d’images a été créée (NdlR, par lui-même) avec des bouts de ficelle. Depuis huit ans, elle fait ce que ne font pas les institutions, qui ont pourtant les budgets pour. Alors oui, on est là, mais j’ignore jusqu’à quand.

La faute à qui ou à quoi ? La création est une zone à l’abandon, cela vaut pour le cinéma mais pas seulement. La volonté politique est absente, toutes les initiatives sont privées. Pour voir un film mauricien en salle il faut attendre dix ans ; cela devrait déjà poser question. C’est dommage, la création est pourvoyeuse d’emplois. Elle pourrait jouer un rôle clé dans le bien-être social.

Vous êtes l’exception qui confirme la règle, vous vivez de votre art. Je vis de l’audiovisuel, pas du cinéma. Je donne des formations dans les écoles, je fais des films institutionnels, plus mes projets personnels comme Lonbraz Kann (NdlR, son premier long-métrage, sorti il y a un an).

Que devient le film ? Il voyage dans les festivals – je rentre d’ailleurs de Chine. On l’a présenté dans une dizaine de pays, sur quatre continents.Être dans une salle de cinéma à l’autre bout du monde et entendre l’écran «parler» créole est une émotion particulière. Quand tout ça retombera, je me remobiliserai sur un  autre projet.

Ce succès crée-t-il des jalousies ? Forcément. Être dans une démarche de création, c’est déjà faire des dégâts autour de soi. On est contraint de laisser des gens sur le carreau, ça peut blesser, frustrer. Mais c’est le prix à payer pour voir un film aboutir.

Dans les festivals, vous questionne-t-on sur l’île Maurice ? Tout le temps. Raconte-nous ton pays…

 Que répondez-vous ? Je dis ce que je ressens. Le glissement. Le désenchantement. Comme si une étincelle, un brin de folie s’était éteint. Quelque chose de l’ordre de la résignation, du renoncement. On a basculé vers un modèle de société très pragmatique, où tout est basé sur la réussite économique. Les journaux me parlent du budget, des résultats de la MCB, des mesures pour faciliter le business, tout tourne autour de l’argent. Mon voisin à une maison à trois étages mais il en veut quatre. Alors il cherche à faire du business même s’il a déjà trois boulots. N’y a-t-il pas autre chose à faire, n’y a-t-il pas d’autres valeurs à exalter que le culte de l’argent ?

 Vous êtes mal à l’aise avec l’argent ? Je n’ai rien contre la production de richesses, c’est indispensable. Pour faire des films, il faut de l’argent. Mais il ne peut pas y avoir que ça. La réussite à la mauricienne, c’est être médecin ou avocat, avoir une grosse bagnole, deux dobermans, trois villas. Après, tu peux t’asseoir chez toi avec tes Rs 300 000 par mois et te tirer une balle dans la tête à  40 ans parce qu’il n’y a rien autour. Mais quand tu t’en aperçois, c’est un peu tard. Tout doit rapporter le plus d’argent possible, ce formatage est destructeur.

D’où vient-il, d’après vous ? C’est sûrement lié à notre éducation. À ce système hypercompétitif qu’on nous plante dans le crâne dès l’école primaire. On apprend très jeune à s’entre-dévorer. Il faut marcher sur l’autre pour avoir une meilleure école, une bourse, et plus tard enn bout à côté d’un ministre.

Tout cela ne peut que mal finir ? (Il réfléchit) J’aimerais vous dire non, mais j’ai l’impression qu’on vit un beau bordel, non ? Prenez ces gens qui ont été trop gourmands avec leur Super Cash machin. Combien de milliards dépensés pour les renflouer ? Je ne peux pas m’empêcher de penser aux théâtres de Port-Louis et du Plaza. Peut-être qu’avec 1 % de cette somme ces lieux revivraient, mais en 20 ans on ne l’a pas trouvée. Tout le monde va me dire : «Oui, mais ce ne sont pas les mêmes enjeux». Bah si ! L’enjeu final est le même : que l’humain vive mieux. Nous sommes, collectivement, les otages d’une logique qui nous prend à la gorge et nous empêche de nous poser la question du sens même de notre  vie économique.

Une crise de sens, c’est ce que vous voyez ? Oui. Je crois que notre système économique souffre, et depuis longtemps, d’une profonde crise de sens. La croissance n’est pas, et n’a jamais été, l’objectif ultime de l’économie. Le but, c’est de permettre à chacun et chacune une existence épanouie. Mais les biens priment sur les liens. Je le vois chez moi, à Coromandel. Il y a  30 ans, mon quartier était une plaine avec vue sur la montagne. Aujourd’hui je suis entouré de murs et de maisons à étages, je n’ai plus aucune perspective sur rien.

Le serment d’un nouveau «miracle économique», vous en faites quoi ? C’est quoi ce miracle, des smarts  cities ? Des villes connectées à quoi, à qui ? L’autre jour, je suis tombé dans le journal sur les plans du futur smart village de Baie-du-Cap. J’ai cherché le village, les gens, les espaces de jeux pour les enfants ; je ne les ai pas trouvés. Par contre, le centre commercial, on ne peut pas le louper. Autre exemple révélateur, sur la route de Cascavelle, côté mer, ça se développe à tout-va. En face, vous avez le village de Bambous. Entre les deux, aucun passage pour piétons. Rien n’a été prévu pour que ces gens-là aillent de l’autre côté. Moi j’appelle ça un «smart ghetto», c’est porteur de violences. À terme cela n’amènera rien de positif à la collectivité.

Avez-vous une dent contre ce gouvernement ? Aucune. C’est juste qu’à 8 ans j’apprenais à l’école que le Premier ministre est Anerood Jugnauth et son ministre des Finances Vishnu Lutchmeenaraidoo. J’ai 41 ans, rien n’a changé, ça me fait peur.

Seriez-vous plus heureux dans un autre pays ? Je ne partirai pas, pas maintenant, je suis trop attaché à mon pays. J’ai envie de continuer à raconter ce qui s’y passe. Pour moi, faire des films est un acte politique.

Quel personnage politique pourrait vous inspirer un film ? (Il réfléchit) Un personnage comme Paul Bérenger. Il y a quelque chose en lui de tragiquement romanesque et  d’assez beau.

Vous avez dit au sujet de Lonbraz kann : «Le but était de restituer quelque chose que je sens fortement dans la société mauricienne : le non-dit.» Quel est le non-dit le plus exécrable à vos yeux ? Tout ce qui a trait aux appartenances ethniques. On n’aborde pas de la même manière un Blanc, un Indien, un Créole ou un étranger. Selon vos origines, vous êtes plus ou moins crédible. Prenons l’exemple du Film Rebate Scheme (NdlR, une incitation fiscale à tourner à Maurice) : en août dernier, Anerood Jugnauth a annoncé sa révision. Elle est en cours. Nous, producteurs et réalisateurs mauriciens, ne sommes pas partie prenante des discussions. Les interlocuteurs du gouvernement sont tous étrangers. Pourquoi cette «prime» aux étrangers ? Pourquoi pour eux les portes s’ouvrent? Faisons-nous un peu confiance, utilisons nos compétences ! Mais non, si vous n’êtes «que» Mauriciens vous n’êtes pas crédible. Les étrangers ont la parole bénie dans ce pays.

 Sommes-nous complexés ? Je le pense, oui. Les Mauriciens ont un complexe d’infériorité face aux étrangers. Il faut en sortir. Cela me met d’autant plus mal à l’aise que des imposteurs venus d’ailleurs, j’en ai vu défiler en vingt ans de métier.

Qui sont ces imposteurs ? Des pseudos-je-ne-sais-quoi qui cherchent à s’installer ici pour produire des films ou monter des studios. Des charlatans de première, dès le premier contact ça saute aux yeux. Or, ces gens-là ont l’écoute des autorités, ils obtiennent des rendez-vous. Nous, on a beau brailler dans les journaux, les portes restent désespérément fermées.

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