Monday 14 November 2016

Le bouddhisme occidental serait une imposture

Anne Both, anthropologue

Voir au-delà des apparences. Tel est, nous rappelle Marion Dapsance dans son essai, « l’objectif métaphysique prescrit par le bouddhisme ». Il est donc tout à fait banal que le lama tibétain ­Sogyal Rinpoché l’exige de la part de ses adeptes occidentaux. Ce qui serait beaucoup moins anodin, en revanche, d’après elle, c’est le fonctionnement et les visées du réseau international Rigpa.

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Pour comprendre comment les centres bouddhistes en France forment leurs disciples, l’anthropologue s’est immergée dans les parcours d’apprentissage proposés par cette entreprise, créée en 1978 par Sogyal Rinpoché lui-même, auteur du Livre tibétain de la vie et de la mort (La Table ronde, 1993), best-seller mondial.

Ses investigations, étalées sur sept ans, ont mené Marion Dapsance à Nice, Paris, Monaco, Bristol, Londres ou Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). A travers une touchante galerie de portraits et de rigoureuses descriptions de pèlerinages, de retraites ou de cours, elle retrace une double expérience.

D’un côté, celle des « étudiants », engagés sur la voie de l’affranchissement du stress et du matérialisme occidental : un jeune psychothérapeute, une enseignante à la retraite, une hippie vieillissante ou un ancien pilote d’Air France.

De l’autre, celle d’une jeune chercheuse, au départ curieuse, voire très enthousiaste, mais qui déchante au fur et à mesure que son enquête progresse.

L’ouvrage nous offre une ethnographie saupoudrée d’un salvateur éclat de légèreté. En effet, la transmission de la sagesse universelle, dont elle consigne les étapes dans son carnet, s’écarte sensiblement de celle pratiquée au pays du dalaï-lama. Par exemple, la méditation, présentée aux Européens comme l’essence de la tradition tibétaine bouddhique, y est – aussi incroyable que cela puisse paraître – parfaitement inconnue.

L’auteure nous rappelle, en revanche, avec son érudition feutrée, que la meditatio est une pratique médiévale de lecture des Evangiles. De même, explique-t-elle, les enseignements au sein de Rigpa, totalement affranchis de « substance philosophique », ne sont en rien des commentaires de textes sacrés, contrairement à ceux des lamas du Tibet traditionnel.

Marion Dapsance, actuellement en résidence à l’université Columbia (New York), en arrive à écrire que l’on « peut à juste titre en conclure que les “maîtres de la folle sagesse” se paient littéralement la tête des Occidentaux ». Cette qualification en forme d’oxymore, « Maîtres de la folle sagesse », renvoie à Chögyam Trungpa, un lama iconoclaste et modèle de Sogyal Rinpoché. Ce dernier, l’auteure nous le décrit comme provocateur, ouvertement outrancier avec ses disciples, capricieux, assisté dans ses moindres gestes, disposant de jeunes femmes (les dakinis) au service de tous ses besoins – y compris sexuels.

Mais prendre sur soi, satisfaire le maître dans toutes ses lubies, donner de son temps et beaucoup de son argent, c’est toujours entrer en connexion avec lui, se sentir élu, acquérir un statut prestigieux, atteindre le nirvana de la consécration. L’homme d’affaires n’accorde d’ailleurs ce traitement qu’aux Occidentaux. Il s’agit, pour eux, du prix à payer pour évacuer l’ego, s’affranchir du sens commun et accéder enfin à la « perception pure ».

Le démontage systématique, pièce à pièce, de cette mécanique sacrée est opéré à partir de matériaux empiriques soigneusement collectés. L’auteure nous rapporte ce qu’elle a vu ou entendu. Et c’est sur un ton d’une neutralité tout à fait déconcertante qu’elle nous le confie : une de ses interlocutrices lui a avoué être la réincarnation de Jeanne d’Arc.

Sans jamais se moquer, ni sombrer dans une empathie mielleuse, Marion Dapsance nous offre une ethnographie saupoudrée d’un salvateur éclat de légèreté, sur un sujet qui en est pour le moins dépourvu.

Son livre, étoffé par un savoir tibétologique, échappe à la facilité de la caricature, de l’amalgame et de la généralisation, à l’image de ses dernières lignes : « Cela n’a rien à voir avec la pratique tibétaine du bouddhisme ; il s’agit plutôt d’un effet pervers de la transformation d’une religion hiérarchisée, dé­votionnelle et ritualiste en ersatz de psychothérapie pour Occidentaux fatigués et spirituellement démunis. » Le lecteur, lui, n’a pas attendu d’arriver à la fin de l’ouvrage pour le comprendre.

Philippe Cornu, éminent spécialiste du Tibet, a signé, le 2 novembre, une tribune contre le livre sur le site Internet du « Monde des religions », intitulée « Quand le bouddhisme est attaqué… ». L’auteur de ce texte acerbe est l’un des responsables du centre Rigpa de Levallois-Perret. Ceci explique peut-être cela. Quant à la congrégation religieuse, reconnue comme telle en France depuis le décret du 29 janvier 2002, elle a publié un communiqué dénonçant des « accusations [qui] tombent dans les stéréotypes sensationnalistes qui peuvent facilement tromper les gens ». Ah ! Les apparences...

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