Tuesday 7 March 2017

Le sous-entendu raciste de « l'assimilation républicaine »


Anne Chemin
Il y a une quinzaine d’années, le mot « assimilation » fleurait bon la IIIe République. Il était associé aux politiques menées dans les colonies – on parlait alors volontiers d’« assimilation coloniale » – ou aux débats de l’entre-deux-guerres sur l’accès à la nationalité – une circulaire de 1927 la définissait comme « l’absorption plus complète et parfaite des éléments étrangers dans la nation ». Après une longue éclipse, l’assimilation a effectué un retour en grâce inattendu dans les années 2000 : portée par les controverses sur l’islam, elle est désormais au cœur des débats sur l’« identité nationale ».

Pendant la campagne des primaires, Nicolas Sarkozy a ainsi célébré les vertus de l’assimilation. « Elle n’est pas une possibilité offerte à ceux qui choisissent la France, elle doit être une condition à tout séjour de longue durée et à toute naturalisation », lançait-il en mai devant le cercle de réflexion France fière. « Il va falloir reprendre le grand travail de l’assimilation républicaine », renchérissait le vice-président du Front national, Florian Philippot, en septembre sur France Info. La défaite du fondamentalisme musulman « passe par l’assimilation » de l’islam, affirmait Manuel Valls, dans L’Express, en août. « Oui, j’assume ces mots. Il faut une assimilation », insistait le premier ministre.

Si le terme a une tonalité martiale, c’est parce qu’il désigne un processus radical. « La notion d’assimilation fait appel à une métaphore digestive, explique Patrick Simon, sociodémographe à l’Institut national d’études démographiques (INED). Le corps social et les institutions sont censés digérer les nouveaux venus et les transformer en Français. Le but est qu’ils ne soient plus repérables dans la structure sociale, que leurs spécificités culturelles, religieuses ou sociales disparaissent afin qu’ils deviennent semblables en tout point aux Français. » Un parcours que le sociologue Abdelmalek Sayad résume en quelques mots : il s’agit, selon lui, de « passer de l’altérité la plus radicale à l’identité la plus totale ».

Dans les colonies

Cette notion ne date pas d’hier. « La théorie assimilationniste a dominé la littérature sur l’immigration pendant une grande partie du XXe siècle, constatait en 2006 la sociologue Mirna Safi dans la Revue française de sociologie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est commun de l’appeler la théorie classique. Elle anticipe qu’au fil du temps et des générations, les populations issues de l’immigration se rapprocheront de plus en plus des natifs jusqu’à devenir indiscernables par rapport à ces derniers. Derrière cette perspective, on trouve l’hypothèse selon laquelle il existe un processus naturel par lequel divers groupes ethniques partagent une culture. Ce processus consisterait en une perte progressive de l’ancienne culture à l’avantage de la nouvelle. »

Si la notion d’assimilation appartient depuis longtemps au vocabulaire des sciences sociales, elle n’est pas dénuée de connotations politiques. « Ce mot-combat appartient au registre identitaire et il s’adresse à la population majoritaire, constate le sociologue et politiste Christophe Bertossi, auteur de La Citoyenneté à la française (CNRS Editions, 270 p., 20 euros). Il apparaît en général dans les sociétés où ce qui est différent est considéré comme inquiétant. Il s’agit d’imposer à celui que l’on désigne comme l’étranger la conception du monde de la société d’accueil. Ce processus suppose l’effacement total du bagage identitaire des nouveaux venus. »

En France, la notion juridique d’assimilation apparaît dans les colonies dans les années 1890. Si les « indigènes » veulent acquérir la nationalité française, ils doivent prouver leur assimilation en respectant les « critères de civilisation » élaborés par l’administration coloniale. Dans Les Frontières de l’« identité nationale » (La Découverte, 2012), le politiste et sociologue Abdellali Hajjat énumère les questions posées aux candidats à la naturalisation en Indochine, dans les années 1930 : « S’habille-t-il à la française ? » A-t-il « une politesse française » ? Son habitation « est-elle aménagée à la française (salon, bureau de travail, chambre à coucher, etc.) ? ».

Priorité aux « races sœurs »

Il faut attendre 1927 pour que le mot entre dans le vocabulaire juridique de la métropole. Cette année-là, le ministre de la justice, Louis Barthou, fait de l’« assimilation » une condition d’accès à la naturalisation. Dans un pays hanté par le spectre de la dépopulation, il propose d’accueillir « les éléments d’origine étrangère vraiment assimilables et susceptibles de s’y fondre rapidement à la deuxième génération, tant en raison de la naissance et de l’éducation sur le même sol de France que d’une consanguinité fréquente de race et des alliances avec des familles françaises ». La priorité est donnée aux « races sœurs » au détriment de ceux que l’on appelle les « Orientaux » ou les « Levantins ».

Notre droit de la nationalité est l’héritier de cette tradition assimilationniste. « Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie pas de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française », précise aujourd’hui le code de la nationalité. Les décennies ont passé, les critères raciaux de l’entre-deux-guerres ont fait place à un vocabulaire « culturel » ou « socioculturel », selon Abdellali Hayyat, mais la notion d’assimilation reste au cœur de la procédure : c’est au nom de ce principe, et de lui seul, que la nationalité française peut aujourd’hui être refusée à un étranger.

Cette notion a beau être présente dans le droit depuis plus d’un siècle, elle n’a pas fait, dans la réalité, les merveilles que décrit aujourd’hui la droite identitaire. L’historien Gérard Noiriel a raconté à maintes reprises combien l’assimilation, sous la IIIe République, fut difficile, heurtée, chaotique. Et combien les Français furent hostiles aux Polonais, aux Italiens ou aux Belges, qu’ils jugeaient inassimilables. Pour lui, le moment fondateur de cette histoire tumultueuse est la première « chasse à l’immigré », à Marseille, en 1881 : trois jours de violences après des sifflets italiens contre La Marseillaise lors d’un défilé des troupes – un geste considéré comme « un manque de loyauté à l’égard de la nation française », selon l’historien.

Dans les années 1980, nouveau concept

Pour les chercheurs, l’idée que les Italiens ou les Polonais se seraient fondus sans difficulté dans la nation est une légende. « Ceux qui vantent le “bon exemple” de l’assimilation française sous la IIIe République trichent avec l’histoire, note Patrick Simon. A la fin du XIXe siècle, les immigrés vivaient dans des communautés plus isolées encore que nos banlieues. Dans les bassins miniers du Nord ou dans le couloir rhodanien, il y avait des villages entiers dans lesquels on ne pouvait pas élire de conseillers municipaux car il n’y avait pas assez de Français ! On y parlait italien ou polonais, y compris à l’école. Et on y trouvait des infrastructures que l’on qualifierait aujourd’hui de communautaristes : des sections italiennes ou polonaises dans les associations sportives, les syndicats ou les partis. »

Est-ce parce qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale le mot assimilation reste associé à la IIIe République et à la colonisation ? Ou parce qu’il n’apparaît plus très pertinent dans une Europe qui s’ouvre à la mondialisation ? Après la Libération, ce terme un brin désuet disparaît peu à peu des discours politiques. En France comme dans le reste de l’Europe, il est détrôné, dans les années 1980, par un concept nouveau : l’« intégration ». Au fil des ans, le terme s’invite dans les politiques publiques : le Haut Conseil à l’intégration (HCI) voit le jour en 1989, le « contrat d’accueil et d’intégration » en 2006. L’intégration « est seule conforme au génie français », proclame le premier ministre Michel Rocard en 1990.

Dans cette France où grandissent les enfants des immigrés venus au lendemain de la seconde guerre mondiale, le mot intégration s’impose peu à peu dans le débat public. « Au début des années 1980, on se rend compte que l’immigration de travail arrivée à la fin des années 1950 et dans les années 1960 va rester, précise Patrick Simon. On pensait que l’immigration était un phénomène temporaire et conjoncturel. On comprend qu’avec le regroupement familial des hommes et des femmes se sont installées durablement en France, que leurs enfants vont à l’école, qu’ils vivent dans les quartiers, qu’ils transforment la société française. Cette prise de conscience explique l’émergence de la doctrine de l’intégration. »

« Aucune négociation  »

Comment définir cette nouvelle notion qui apparaît alors un peu partout en Europe ? En quoi se distingue-t-elle de la notion classique d’assimilation ? Selon le HCI, l’intégration ne vise pas, comme l’assimilation, à supprimer radicalement les différences, mais à les intégrer « à un projet commun ». Le but, explique le Haut Conseil à l’intégration, est de susciter, dans la société, la contribution active « de l’ensemble des femmes et des hommes appelés à vivre durablement sur notre sol en acceptant sans arrière-pensées que subsistent des spécificités notamment culturelles, mais en mettant l’accent sur les ressemblances et les convergences dans l’égalité des droits et des devoirs afin d’assurer la cohésion de notre tissu social ».

L’assimilation imposait la disparition de toutes les spécificités culturelles ; l’intégration admet que certaines puissent subsister. L’assimilation exigeait que l’immigré fasse l’ensemble du chemin ; l’intégration estime que la société d’accueil a, elle aussi, un rôle à jouer. L’assimilation partait du principe que la société d’accueil sortait intacte de sa rencontre avec les nouveaux arrivants ; l’intégration considère qu’elle se transforme au contact de l’immigration. L’assimilation mettait en avant la convergence culturelle ; l’intégration insiste sur la participation démocratique, la cohésion nationale et le vivre-ensemble.

Pour Patrick Simon, ces deux notions sous-tendent une conception différente des relations entre les immigrés et la population majoritaire. « Dans l’assimilation, il n’y a aucune négociation : les nouveaux venus sont tenus d’adopter la langue, la nationalité et les pratiques culturelles de la société d’accueil, qui, de son côté, reste inchangée. Dans l’intégration, l’horizon est au contraire de construire de manière pragmatique une culture commune : il y a donc des interactions entre les nouveaux venus et la société majoritaire. Cette dernière reste maîtresse des lieux, elle définit les termes du compromis, mais elle se transforme et s’enrichit au contact des immigrés, en adoptant par exemple de nouvelles références musicales ou de nouvelles traditions culinaires, mais surtout en devenant plus cosmopolite. »

Un processus à deux sens

La nouveauté est là, dans cette manière d’insister sur la part de la société d’accueil. « L’assimilation était un processus à sens unique : c’était à l’immigré, et à lui seul, de rejoindre la population majoritaire, résume Christophe Bertossi, directeur du Centre migrations et ­citoyen­netés de l’Institut français des relations internationales. L’intégration est présentée comme un processus à deux sens : l’immigré s’avance vers la société mais cette dernière bouge, elle aussi. » Le Haut Conseil à l’intégration le traduit à sa manière : la « politique d’intégration ne concerne pas seulement les immigrés », rappelle-t-il. Pour que le processus fonctionne, il faut que la société entre en scène, notamment en adoptant une politique de lutte contre les discriminations.

A la fin des années 1990, la France et l’Europe jouent le jeu de cette nouvelle donne. « En 1997, au niveau européen, le traité d’Amsterdam impose aux Etats membres de lutter contre les discriminations en introduisant un nouvel article, rappelle Christophe Bertossi. Dans les années qui suivent, le gouvernement de Lionel Jospin insiste sur ce partage de la responsabilité entre les immigrés et la population majoritaire. » Le chantier est ouvert en 2000 par la ministre de l’emploi et de la solidarité, ­Martine Aubry. « Des discriminations existent, affirme-t-elle. Nous le savons. Je le dis avec force à tous ceux qui feindraient d’ignorer ou de minorer cette réalité : à chaque acte discriminatoire, c’est la République tout entière qui vacille. »

Une loi contre les discriminations est adoptée en 2001, une charte de la diversité en 2004, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) est créée en 2005. « Mais depuis le milieu des années 2000, ces initiatives tournent à vide, estime Christophe Bertossi. Le discours s’est raidi : on observe, en Europe, une convergence des traditions politiques nationales autour d’une version assimilationniste et identitaire de la citoyenneté. Les débats sur le refus d’accorder la nationalité française à une femme portant le voile intégral, en 2008, ceux sur l’identité nationale, en 2009, et les controverses autour de l’interdiction de la burqa, en 2010, ont redonné une pertinence publique au mot assimilation, qui avait été un peu oublié. »

Le sentiment d’être accepté comme un Français

Pour la droite identitaire, le retour de l’assimilation est lié au comportement des immigrés : ils refusent, estime-t-elle, de se conformer aux usages de la société française. « Une partie des familles venant de l’étranger non seulement ne veulent plus s’intégrer en France mais viennent demander à la France de changer et de s’adapter à leurs propres comportements », affirmait ainsi le président (LR) de région Laurent Wauquiez en septembre sur la chaîne i-Télé. Les chercheurs ont une autre explication : si le modèle d’intégration français s’épuise, ce n’est pas parce que les immigrés rejettent les traditions du pays d’accueil ni parce qu’ils sont musulmans plutôt que chrétiens, comme leurs prédécesseurs du XIXe ou du XXe siècle : c’est parce que ce modèle repose implicitement sur le fait que les nouveaux venus sont blancs.

Pour Patrick Simon, la couleur de la peau est en effet l’impensé des politiques d’intégration européennes. « Elles ont été conçues dans des contextes d’immigration européenne et blanche, rappelle le sociodémographe. La deuxième ou la troisième génération de l’immigration italienne, polonaise, espagnole, puis plus tard portugaise n’est plus identifiable. Dans leur cas, l’invisibilisation sociale et culturelle reproduit la banalité physique : il est impossible de faire la différence entre des descendants d’Italiens et des descendants de Français du début du XXe siècle. Ce n’est en revanche pas le cas des minorités plus récentes comme les Africains sub­sahariens ou les ­Maghrébins : trente ou même cinquante ans après l’arrivée de leurs parents ou de leurs grands-parents sur le sol français, ils demeurent des “minorités visibles”. »

Ce phénomène ne serait pas un problème si ces minorités étaient acceptées comme des Français à part entière. Mais l’enquête « Trajectoires et origines », menée par l’Insee et l’INED en 2008 et 2009, montre que c’est loin d’être le cas. Chez les Européens du Sud et de l’Ouest, le sentiment d’être « vu comme un Français » progresse beaucoup au fil de leur séjour en France : il passe d’environ 10 % chez ceux qui sont arrivés il y a moins de dix ans à 40 % pour ceux qui y vivent depuis plus de vingt-cinq ans. Chez les Maghrébins ou les subsahariens, le temps, en revanche, ne fait rien à l’affaire : vingt-cinq ans après leur arrivée en France, le sentiment d’être accepté comme un Français à part entière stagne à moins de 15 %.

Fantasme paranoïaque

Les enquêtes sur les discriminations dans le cadre du travail ou du logement montrent que ce sentiment d’exclusion des « minorités visibles » n’a rien d’un fantasme paranoïaque. Dans un rapport publié en septembre, France Stratégie constate ainsi que le taux de chômage des descendants d’immigrés africains est très supérieur à celui des Français qui n’ont aucune ascendance migratoire, y compris lorsque l’on prend en compte les différences d’âge, de diplôme, d’origine sociale, de temps de travail ou de type de poste occupé. Cet « écart inexpliqué » a sans doute à voir avec la couleur de la peau : aucun « écart significatif » n’est constaté dans le cas des descendants d’immigrés européens.

Pour bien des chercheurs, c’est ce modèle d’intégration fondé sur la ressemblance et l’invisibilité des populations qui est aujourd’hui en crise. Et cette crise ne sera sans doute pas réglée par le retour d’un discours assimilationniste musclé. « Réaffirmer avec force, et parfois de manière obsessionnelle, les principes théoriques d’un système dont les pratiques démentent jour après jour les promesses d’égalité est une impasse, estime Patrick Simon. Il vaudrait mieux prendre au sérieux la question des discriminations et se montrer pragmatiques. » Pour y parvenir, la plupart des chercheurs plaident pour une discussion sereine et documentée sur l’immigration. On en est loin.

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