Tuesday 29 January 2019

Nassim Nicholas Taleb : «Plus il y a des données, plus on a du bruit plutôt que de l'information»


Statisticien spécialiste dans l'évaluation des risques, Nassim Nicholas Taleb a été pendant vingt ans trader à New York avant de devenir professeur. Il s'est fait connaître en particulier par son best-seller mondial Black Swan [Le Cygne noir]. L'ouvrage analysait les événements imprévisibles ayant des conséquences majeures pour l'humanité.

LE FIGARO. - Vous avez développé le concept d'«antifragilité». Pouvez-vous nous expliquer ce qu'il signifie?


Nassim Nicholas TALEB. - L'antifragilité n'est pas synonyme de solidité. Ce n'est pas le fait de ne pas se casser, mais de sortir renforcé des chocs. C'est le contraire de la fragilité. Tout ce qui est fragile a pour propriété de ne pas aimer la volatilité. La fragilité découle d'une asymétrie négative, et l'antifragilité d'une asymétrie positive. Le feu se nourrit de ce qu'on lui oppose. Une situation antifragile est une situation dans laquelle vous avez un gain mais peu de perte en cas de choc. La nature est antifragile: on le voit dans l'évolution. S'il y a des erreurs, soit l'organisme meurt, soit il devient plus fort, se modifie. Donc la nature aime un certain taux d'erreurs.

Faut-il favoriser l'«antifragilité»?

Il faut d'abord enlever les fragilités indues à des systèmes qui ont besoin de chocs et qui n'en ont pas.
Par exemple, nous faisons de la gym, nous hommes modernes, ce qui est antinaturel. Nous devrions chasser des zèbres et nous activer pour nous nourrir, ce que nous n'avons plus besoin de faire dans nos civilisations du confort. Si on enlève le désordre, des maladies en suivent: si vous passez deux années au lit à lire les œuvres complètes d'Alexandre Dumas, votre colonne vertébrale et vos os vont s'anémier. Il faut rétablir la condition humaine, en créant un peu de volatilité artificielle. Nous sommes dans un monde où on augmente les risques d'effondrement généralisé et diminue la volatilité générale dans les aspects de la vie quotidienne. Les banques font de l'argent tout le temps, puis explosent tout d'un coup. Mais, dans la vie quotidienne, les petites variations ont quasiment disparu. Au lieu de laisser vos enfants jouer dans la rue avec d'autres enfants, où ils prendront peut-être des coups mais apprendront la vie, vous les emmenez au yoga ou à des activités sportives formatées. L'éducation nationale apprend la fragilité en assistant les enfants qui ne peuvent plus découvrir les choses par eux-mêmes. Moi, je n'ai rien appris à l'école, je suis autodidacte!

Contrairement à une idée répandue, la modernité libérale ne créerait pas davantage d'instabilité?

On assiste aujourd'hui à une touristification du monde, c'est-à-dire l'homogénéisation des expériences dans tous les pays du monde, le polissage systématique des irrégularités et la répression des volatilités et des pressions. C'est ce que j'appelle le «lit de Procuste de la modernité paisible et confortable». La modernité divise les personnes. Or, nous ne sommes pas des pièces assemblées mais un tout organique. Par exemple, on sait que dans le corps humain, les os ont une fonction endocrine et peuvent aider pour la mémoire. Aujourd'hui, vous avez des gens qui font de la musculation mais ne savent pas se battre, car leurs bras ne sont programmés que pour soulever des poids grâce à des machines. Les gens de 70 ans d'aujourd'hui sont beaucoup plus faibles que les personnes du même âge il y a deux cents ans. La modernité chouchoute les corps et les âmes. Moi, je suis victime de la guerre du Liban. Les gens me disent que j'ai eu un trauma, mais je me sens très bien. Je crois d'ailleurs que nous avons besoin d'être traumatisés modérément: il faut laisser les gens prendre des risques modérés, se tromper, faire des erreurs. La modernité hait l'incertitude, elle ne voudrait que des bons élèves qui ne savent pas faire d'erreurs. Cela aboutit à ce que j'appelle les intellectuels philistins, cette classe qui ne connaît pas le réel mais prétend nous guider.

Dans Jouer sa peau, j'explique que personne ne doit donner de la fragilité aux autres pour gagner, faire peser ses pertes sur l'ensemble de la société. Mon problème, ce sont les grandes sociétés et l'inégalité non aléatoire. Qu'un entrepreneur, qui nous nourrit et qui peut tout perdre, gagne bien sa vie, cela ne me dérange pas. Mais un bureaucrate en France qui a fait l'une de vos écoles est pratiquement assuré à vie de tout problème. Idem pour les grandes sociétés type Monsanto qui sont trop protégées de l'effondrement, car «too big to fail».

Il y a donc un problème de concentration capitalistique aujourd'hui, en particulier avec les Gafa?

Dans Le Cygne noir, j'ai parlé de l'effet «winner take all» (le gagnant prend tout). C'est comme pour les joueurs de piano: sur une classe de 40 à Juilliard, la meilleure école de piano du monde, il n'y en aura qu'un seul qui gagnera sa vie en jouant ; à l'échelle planétaire, en langue anglaise, il y a cent personnes qui gagnent leurs vies en écrivant des livres sérieux. Le problème, c'est quand les gens qui gagnent restent en haut, lorsqu'ils deviennent indéboulonnables. C'est le cas aujourd'hui avec des grandes entreprises comme Google et Facebook. Jusqu'à présent aux États-Unis, les sociétés américaines qui devenaient trop grandes, on les cassait avant qu'elles ne finissent par contrôler l'État. Aujourd'hui, Google veut contrôler l'État américain. À mon avis, il faut détruire Google, pour le bien des autres entreprises. Il faut trouver un mécanisme d'antitrust applicable aux entreprises du numérique.

Le problème du capitalisme financier n'est-il pas qu'il est trop volatil?

Il y a trente-cinq ans, dans le S & P 500 (indice des 500 plus grandes sociétés américaines), les entreprises ne restaient pas plus de soixante ans. Aujourd'hui, la moyenne de vie du S & P 500 est de dix à douze ans. Les sociétés qui se font détruire sont déjà les grandes. Le danger est qu'une grosse entreprise reste seule à bord ; mais le principe du capitalisme, c'est que personne ne reste au top très longtemps. Les seules entreprises qui sont établies et qui restent, ce sont les petites, et artisanales, du genre sociétés de famille qui font du fromage.

Que pensez-vous du culte actuel de l'innovation?

Je ne suis pas à tout prix progressiste et ne supporte la néomanie, c'est-à-dire l'amour du moderne pour le moderne. Une ancienne technologie a plus de 99 % de chances de rester, et une nouvelle technologie a une chance sur 10.000 de survivre. C'est l'effet Lindy. On utilise encore la fourchette et la roue, mais on ne sait pas si on utilisera des smartphones dans dix ans. Les seules technologies qui restent sont les technologies humaines et invisibles. Les grandes baies vitrées en milieu rural ou les chaussures discrètes. Mais les technologies trop artificielles ont tendance à disparaître. Par exemple, il est peu naturel de parler au téléphone. Il est peu naturel de lire des nouvelles sans devenir soi-même intermédiaire et colporteur de nouvelles: Facebook et Twitter sont le retour moderne de ces colporteurs par rapport à la réception passive qu'étaient les journaux et la télévision.

 Nous n'avons jamais eu autant de données qu'aujourd'hui, et pourtant nous sommes incapables de prévoir. Comment expliquer ce paradoxe?

Les méthodes d'intelligence artificielle permettent de prévoir certaines choses mais sont inutilisables pour les risques. L'intelligence artificielle peut prévoir votre prochain achat sur Amazon mais est incapable de prédire les taux d'intérêt à un mois. Plus il y a des données, plus on a du bruit plutôt que de l'information. «Que de choses il faut ignorer pour agir», disait Paul Valéry.

Politiquement, vous êtes assez inclassable… Vous définiriez-vous comme un «anarchiste conservateur»?

Au niveau de l'État central, je suis une sorte d'anarcho-conservateur, mais pas au niveau du village. Je suis pour le principe de subsidiarité qui me semble le plus efficace politiquement et économiquement. À ce niveau, la Suisse et les États-Unis ont le meilleur système. Je pense que la France vivrait mieux en fédérations. Tout le monde est conservateur, et progressiste. La nature doit changer un peu, elle s'adapte. Mais si vous changez trop vite, vous perdez les bénéfices du progrès. Politiquement, je suis localiste. L'individu ne doit être géré que par des gens qui vivent avec lui. Les bureaucrates peuvent m'imposer des règles s'ils boivent de mon eau. Le localisme élimine toute classification établie par la centralisation du pouvoir. On peut être libertaire au niveau fédéral, républicain au niveau de l'Amérique, démocrate au niveau du comté, socialiste dans la commune et communiste dans la famille.

Vous avez beaucoup attaqué les travaux de Steven Pinker, le pape du progressisme qui affirme que nos sociétés sont beaucoup moins violentes qu'auparavant…

J'ai écrit des papiers scientifiques contre Pinker. Ses statistiques sont fausses. Il n'y a pas eu de baisse de violence dans le monde. C'est un psychologue qui n'est pas compétent en termes de statistiques. Il est le porte-parole d'un semi-gauchisme progressiste. Une chose que Pinker ne voit pas et qu'on a découverte par la génétique, c'est que, dans le passé, toutes les histoires de guerre étaient racontées avec de l'exagération. Les gens en réalité ne tuaient pas facilement. Il n'a pas pris en compte le manque de fiabilité des récits de guerre du passé et fait preuve d'un empirisme naïf.

Que pensez-vous de Donald Trump?


Je sépare l'homme des actions. Certaines actions, comme enlever ou simplifier certaines régulations, me plaisent, d'autres, comme ses liens avec la «barbarie saoudite», je les désapprouve fortement. C'est quelqu'un qui n'est pas un nerd, un expert. Mais je le préfère à Obama, de loin. Il est antifragile. Il n'essaie pas de se poser en prêtre jésuite. Ses affaires de mœurs et de corruption ne lui ont causé aucun tort. On l'attaque sur des choses anodines, ce qui le raffermit.

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