Monday 13 January 2020

Les magasins face à la l’«amazonisation» de la consommation


Libération
La disparition des commerces est-elle une fatalité ?
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Vincent Chabault, sociologue : Tous les secteurs ne sont pas concernés par la retail apocalypse, c’est-à-dire «l’apocalypse du commerce». Certes, aux Etats-Unis ce mouvement touche des chaînes de type Sears, GAP ou Forever 21 [marques de prêt-à-porter grande distribution, ndlr] qui doivent fermer de nombreuses boutiques. Quelque 9 000 points de vente ont dû mettre la clé sous la porte en 2019. En France aussi les ventes «physiques» s’érodent au profit du e-commerce. En 2018, 64 % des Français ont déclaré avoir effectué un achat en ligne contre seulement 36 % en 2008. Mais le magasin demeure un lieu d’approvisionnement central dans la vie de l’individu. En dépit de la digitalisation des courses, les achats hors du domicile représentent encore vingt-trois minutes par jour en moyenne, en particulier pour l’alimentaire. Malgré l’«amazonisation» de la consommation, c’est-à-dire la croissance des ventes en ligne (8,5 % du commerce de détail) et l’accoutumance progressive aux plateformes, la survie du commerce physique repose aussi sur les fonctions sociales assurées par le magasin.
Quelles sont-elles ?
Le magasin est un espace de sociabilité important dans le quotidien du consommateur. C’est un lieu d’animation, un repère géographique, une occupation et même un objet de discussion. Des relations s’y créent, des normes s’y diffusent et des pratiques s’y structurent. Il sert de cadre à la construction identitaire de l’individu. Les sociologues se sont peu intéressés aux magasins, les considérant avant tout comme des lieux d’écoulement de la production capitaliste. Il s’y joue pourtant des processus sociaux qui méritent d’être mieux examinés. Dans la Société de consommation, Baudrillard montre comment la consommation de masse est devenue un élément structurant des relations sociales. Dans cette approche, la consommation n’est plus un simple moyen de satisfaire des besoins mais répond aussi à un désir d’appartenance et de différenciation. L’appareil commercial doit être associé à ces réflexions, et Baudrillard proposait d’ailleurs une description du nouveau centre Parly 2, inauguré en 1969.
Vous vous intéressez tout particulièrement au commerce de livres dans vos travaux. En quoi ce secteur illustre-t-il votre propos ?
En 1995, Amazon débute par le commerce de livres. Malgré beaucoup de difficultés depuis, les librairies n’ont pas disparu. Même aux Etats-Unis, la librairie indépendante se maintient, ses parts de marché progressent tandis que les chaînes comme Borders ont fait faillite. En France, le réseau indépendant se maintient également. Il y a des créations de librairies et des reprises. La librairie, au même titre que le magasin bio, peut être un lieu d’engagement, et plus globalement un espace de définition de son profil culturel. On ne va pas forcément aller acheter un livre sur le régime en librairie, contrairement au beau livre qu’on souhaite offrir et qu’on va se procurer sur place pour diverses raisons intellectuelles et pratiques (le conseil, le papier cadeau), mais aussi parce que cela flatte le «moi» culturel.
L’acheteur vient-il chercher du lien social en boutique ?
La vente sur Internet ne remet pas en cause le besoin d’interaction des consommateurs. Le commerce en ligne lui-même favorise les relations sociales. 80 % des transactions effectuées sur le Bon Coin se soldent par une rencontre en face-à-face, bien que celle-ci soit fugace la plupart du temps. Cette contradiction est au cœur du succès du site : le Bon Coin a inventé le commerce en ligne de proximité à contre-courant des multinationales étrangères telles Amazon ou Aliexpress.
Les centres commerciaux aussi sont fréquentés pour d’autres raisons que les produits vendus en magasin ?
Ce sont des espaces ambivalents. C’est ce que la littérature contemporaine, chez Michel Houellebecq et chez Annie Ernaux notamment, a compris avant les sociologues : au-delà de sa mission marchande, le centre commercial peut être un lieu de réconfort ! Quand on ne s’y est pas rendu depuis longtemps, l’hypermarché manque car il procure de la satisfaction. Dans Sérotonine de Houellebecq, le narrateur est «ébloui» lorsqu’il met les pieds dans un Leclerc pour la première fois de sa vie. Dans un autre registre, les enquêtes par immersion ont montré que le centre commercial peut favoriser la sociabilité des personnes âgées modestes. Ils s’y font une place et s’établissent dans un groupe générationnel sans nécessairement consommer. A Riyad, les malls donnent l’occasion aux jeunes Saoudiennes de mettre à distance, pour quelques instants, le pouvoir religieux et familial.
Dans les villes, la grande distribution ne fait-elle pas l’objet d’un désaveu chez le consommateur ?
Le commerce accompagne les transformations de la société. Parmi les nouvelles élites, notamment aux Etats-Unis, la priorité est donnée au bien-être, à la conscience environnementale, au petit commerce et non à la grande distribution. Ce qu’on appelle «la gentrification», l’arrivée dans un quartier populaire d’une population plus aisée, s’observe dans le renouvellement de l’offre commerciale tournée vers les normes des nouveaux habitants. Ces néocommerçants sont parfois d’anciens cadres qui cherchent à s’épanouir dans les métiers manuels et de l’artisanat (coiffeur barbier, boucherie…). On y vend un style de vie autour de valeurs de proximité et d’authenticité. Ces commerces sont les lieux de support d’une sociabilité locale si forte qu’ils sont culturellement et économiquement excluants pour les résidents historiques de ces quartiers.
Comment réagissent les grandes surfaces ?
Elles s’adaptent avec plus ou moins de difficulté à une demande qui se dé-massifie. Les Trente Glorieuses ont engendré le supermarché et l’hypermarché, deux structures portées par une classe moyenne dont la demande était plus ou moins homogène. C’est cette consommation de masse qui s’effrite aujourd’hui, laissant apparaître deux pôles : le low-cost et le semi-premium. Après avoir misé sur la périphérie et le gigantisme pendant des décennies, la stratégie de développement des distributeurs est de répondre aux attentes de proximité et de personnalisation du service. Ce qui explique pourquoi un magasin comme Ikea, qui s’est toujours installé à l’extérieur des villes et voit aujourd’hui sa rentabilité s’éroder, cherche des nouveaux leviers de croissance en s’implantant dans Paris. L’adaptation de la grande distribution aux nouvelles aspirations des consommateurs est réelle, mais la rentabilité de son modèle est sans doute différente que sous le règne de l’hypermarché.

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