La France en proie à sa culture de l'affrontement

Entretien avec Michel Winock, historien

Prof émérite à Sciences-po, cofondateur de la revue l’Histoire, Michel Winock se penche depuis une quarantaine d’années sur les comportements des Français et sur leurs institutions. A l’occasion de la réédition, largement augmentée, de son ouvrage « Parlez-moi de la France »*, nous sommes allés recueillir son point de vue sur la situation actuelle de notre pays, tant sociale que politique. De notre culture de l’affrontement, héritée de la Révolution et du 19^ème siècle, à notre système politique déséquilibré en passant par la personnalité de l’actuel Président de la République, il analyse les causes du malaise Français. Malaise conjoncturel, mais aussi historique.
 
Vous avez écrit en 1986 un essai intitulé « La Fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968 ». Comment se porte notre patient ces jours-ci ?
Je crois que nous sommes vraiment dans la continuité de l’histoire de cette société française qui est dans l’impossibilité, sur les grandes questions la concernant, de parvenir à un compromis, à négocier, à se mettre d’accord. C’est une constante. Il y a plusieurs raisons à cela. Si nous réduisons la question aux partenaires, au schéma syndical, au mouvement social contre l’Etat, -puisque c’est bien contre l’Etat, plus que contre les entreprises que s’inscrit le mouvement actuel- ce schéma remonte très haut et je dirais que les deux parties sont en cause.

Nous avons une tradition d’Etat autoritaire. Nous sommes certes en démocratie, mais l’Etat, en France, a préexisté à la Nation Française. C’est l’Etat, d’abord monarchique, puis napoléonien puis républicain qui a créé la Nation, laquelle, avant d’être unifiée, était faite de multiples entités linguistiques, culturelles, géographiques etc. Pour unifier ces peuples extrêmement divers, Alsaciens, Provençaux, Basques ou Bretons, il y a eu une sorte de miracle français. Comparée à l’Espagne, à la Yougoslavie, à l’Italie même qui ont eu ou ont toujours tant de mal à présenter l’image d’une nation véritable, puisque des minorités s’y déchirent, la France, elle, présente une unité réelle et précoce si l’on songe à l’Allemagne ou à l’Italie. Mais cette unité s’est faite par le haut, par la force, celle de l’Etat monarchique qui a rassemblé le territoire ; celle de la Révolution qui a achevé de le centraliser, et celle des deux Empires qui ont fini par donner à cet Etat centralisé des moyens, une administration qui a développé, je crois, une forme de culture de l’autorité, une culture du commandement qui deviendra celle de la technocratie. Il y a un style étatique du commandement.

Lorsqu’un mouvement social se présente, l’Etat, et le gouvernement qui le représente, manifeste une sorte de confiance absolue en lui-même. Il ne sait pas écouter. Et quand il fait mine d’écouter, il n’entend pas. Cette tradition se prolonge et a été peut-être confortée par la Cinquième République qui donne à l’exécutif une puissance qu’il n’avait pas dans les républiques précédentes.

Face à cet Etat, nous avons un mouvement, que l’on appelait ouvrier, appelons-le mouvement social, qui a une autre culture, celle de l’affrontement, de la lutte des classes, de la protestation, et manifeste une inaptitude, très largement répandue, au compromis. Dans un conflit social, en général, pour un observateur serein, il devrait y avoir en effet une solution de compromis. Les deux parties devraient lâcher du lest et parvenir à un accord. C’est ce qui se passe dans les autres pays, en Allemagne, ou en Italie. En France, non. Chez nous, les conflits ne se terminent pas, ou quand ils se terminent, le vainqueur laisse en face de lui un vaincu frustré, mécontent tandis que lui-même est affaibli dans son autorité… De surcroît, si l’on s’arrête sur le mouvement syndical, on note qu’en France, il est d’une faiblesses extrême. Vous me rétorquerez qu’il parvient aujourd’hui à faire descendre dans la rue des millions de gens. Reste que ce mouvement, en général, est très divisé, les syndicats sont très nombreux, s’entendent rarement entre eux, et surtout, ils n’attirent que très peu de cotisants. De ce point de vue, nous battons tous les records en Europe avec un taux très faible de syndicalisation. Les plus importants d’entre eux sont en proie à une protestation structurelle de la part d’une minorité jusqu’au-boutiste, qui n’accepte pas le compromis, et c’est assez net en ce moment. On voit une CGT qui avec Thibaut, tente une sorte de reconversion vers le réformisme mais qui a bien du mal à y parvenir. D’une part, parce que la base proteste, qui dispose d’une certaine autonomie du fait de la structure même du syndicat, en confédération (Des secteurs sont plus ou moins noyautés par des contestataires) D’autre part parce que ce mouvement n’arrive plus à faire bon ménage avec son aile gauche, ce qui peut aller jusqu’à la scission, on l’a vu à la CFDT avec la création de Sud, par exemple. Finalement, on a affaire à des syndicats qui rivalisent entre eux, et qui rivalisent d’intransigeance. Chacun d’eux craignant de ne pas répondre au mieux à la volonté des travailleurs. Il y a donc un aspect paradoxal : d’un côté, un mouvement très faible en nombre qui en même temps joue un rôle très fort dans la contestation, avec parfois une surenchère pour ne pas paraître vendu au patronat, qui du reste est souvent l’Etat.

Pourquoi, en France, le consensus semble-t-il impossible ?
Dans une démocratie, à l’inverse d’un système totalitaire ou autoritaire, dans lequel il n’y a pas de contestation possible, nous sommes dans une société conflictuelle. Il y a des idées, des intérêts, des héritages, des philosophies, des idéologies qui sont en concours, l’opinion majoritaire devant l’emporter. Le conflit est donc normal. Il existe dans toutes les démocraties. Le problème de la France c’est qu’on ne parvient pas à réguler le conflit, à l’institutionnaliser. Bien sûr, les syndicats, les partis politiques sont des institutions qui permettent le dialogue, mais le processus de la négociation est étranger aux habitudes françaises.

Depuis la Révolution Française, le mouvement social et ouvrier est héroïque. Le 19^ème siècle a connu de nombreuses Révolutions ou coups d’Etat. Nous avons vécu sur le mode d’une guerre civile larvée et permanente. Il y a une culture révolutionnaire en France qui a donné naissance à une culture de la contestation, de la dénégation, de la désobéissance, de l’insurrection. Il n’y a plus eu de guerre civile depuis 1871, mais si nous sommes sortis de l’affrontement, la culture de l’affrontement, elle, demeure. Elle a été entretenue avant 1914 par le syndicalisme révolutionnaire et, après la Grande Guerre par le Parti communiste. Depuis au moins 30 ans, elle est devenue celle des jeunes, des étudiants, et désormais, des lycéens. Qui leur a appris cela ? Notre culture, forte, et notamment des images, à commencer par l’immense chef d’œuvre de Delacroix, « La liberté guidant le peuple », drapeau tricolore au vent sur la barricade. Les chansons, la tradition orale, et aussi le mimétisme révolutionnaire comme en 68.

Le consensus, dans les pays où il fonctionne, comme dans le pays scandinaves, ne veut pas dire que tout le monde pense la même chose mais signifie qu’on s’entend sur les règles du vivre ensemble. Ces règles, il faut les respecter même si on n’est pas d’accord. En France, nous sommes dans l’impossibilité de voir les deux parties s’entendre pour mettre au point une réforme.

Ce mouvement n’est-il pas aussi une façon pour les Français, qui en sont coutumiers encore une fois, de « voter avec leurs pieds » ?
Les gens qui manifestent, manifestent-ils pour l’objet de la manifestation ? En partie, oui, mais très souvent, c’est un prétexte. Manifester, c’est dire son mécontentement. Le mécontentement politique et social est beaucoup plus global que l’objet même de la manifestation. Je ne peux pas croire que le fait d’allonger de deux ans la durée du travail puisse soulever les populations comme c’est le cas aujourd’hui. Il y a donc autre chose. Quand le mouvement social est déclenché à propos d’une loi ou d’un projet de loi, les gens descendent aussi dans la rue contre un gouvernement, un chef de l’Etat qui ne dirige pas le pays comme ils l’entendraient. La manifestation particulière est au fond presque toujours une manifestation globale. C’est peut-être hétérogène, il n’y peut-être pas d’unanimité dans la revendication, mais ce mouvement me paraît trop disproportionné pour ne porter que sur les retraites. Tout le monde sait qu’il faut une réforme. Il y a des élections dans deux ans, on peut toujours se dire que si le projet est trop déplaisant, la gauche en cas d’alternance, pourra le transformer. C’est pourquoi il me semble qu’il y a une explication sous-jacente à cette mobilisation qui est exceptionnelle quelles que soient les querelles de comptage.

Quelle serait la raison sous-jacente ?

Je crois que le Chef de l’Etat est aujourd’hui profondément contesté pour toutes sortes de raisons. Qu’il s’agisse de sa personnalité, de son style, de ses discours, de ses décisions sur le terrain de la sécurité, du hiatus entre le discours et la réalité sur cette question etc., il y a une usure évidente de la Présidence. On peut se demander à ce moment-là si ce ne sont pas les institutions qui sont en défaut, s’il ne faut pas rééquilibrer le système politique français. Nous nous trouvons encore une fois devant une question historique. Depuis la Révolution, la France a échoué à établir une système d’équilibre entre les pouvoirs. Nous avons eu en alternance tantôt un pouvoir exécutif fort et législatif faible, ou vice versa. Dès la première Constitution de 1791, le déséquilibre est là. D’abord, il n’y a qu’une chambre, c’est un régime monocaméraliste. Ensuite, les pouvoirs du Roi sont réduits. Débute alors une période de gouvernement d’assemblée qu’on va retrouver plus tard dans les Républiques, notamment dans la Troisième et la Quatrième. Le gouvernement d’assemblée est extrêmement frustrant pour les citoyens. Quand ils vont voter, ils ne savent pas quel va être le chef de l’Etat ni même le Président du Conseil. Quand les Anglais vont voter, dans leur système parlementaire, ils savent à l’avance qui sera leur Premier Ministre. En France, nous n’avons pas cette possibilité en raison du multipartisme et parfois du mode de scrutin. Le scrutin proportionnel provoque l’éparpillement, suscite l’instabilité. Ces Républiques s’en trouvent contestées. Notre système politique peut avoir une autre facette : la puissance d’un exécutif au détriment du parlement. C’est le modèle bonapartiste et c’est aussi le modèle gaulliste.

Dans l’esprit des libéraux comme Montesquieu, Madame de Staël ou Benjamin Constant, un gouvernement parlementaire doit avoir du pouvoir et ne doit pas être seulement tributaire de l’assemblée. Il faut donc trouver un moyen de respecter l’équilibre entre les deux pouvoirs. Il y a eu des projets. Je pense à Pierre Mendès France, qui dans un livre La République moderne avait imaginé et conçu le gouvernement de législature. Les Français élisaient une majorité qui se donnait un gouvernement qui ne pouvait pas être renversé pendant les « x » années de la législature, de sorte qu’il pouvait affronter un parlement pas toujours d’accord avec lui. En France, nous n’avons pas réussi sur le plan constitutionnel, c’est un des échecs de la Révolution. Nous en payons encore le prix, notamment dans cette Cinquième République où le déséquilibre s’est renforcé cette fois au profit de l’exécutif, et plus particulièrement avec Sarkozy qui n’a pas eu la prudence de la distanciation nécessaire entre la législation et lui-même, le Premier Ministre paraissant totalement tributaire du chef de l’Etat. On a appelé ça « l’hyperprésidence ». Par conséquent, le mouvement social va concentrer toutes ses forces sur une cible qui s’est auto-désignée. On verrait, dans un régime plus équilibré les responsabilités réparties qui permettraient aux contestataires de discuter avec un ministre spécialisé, mais il n’existe pas. On connaît certes un peu leurs noms, Monsieur Woerth, oui, mais quelle est leur marge de manœuvre ?

Dès le début de son mandat, nombreux étaient ceux qui pointaient le risque que cette hyperprésidence se retourne contre celui qui, seul, l’incarnait ?
Vous abordez là un problème psychologique, facilité par nos institution. Nous avons affaire à un homme qui a certainement toutes sortes de qualités mais qui a un défaut évident, qu’il arrive difficilement à corriger. Je cherche le mot exact : orgueil, vanité, démesure, mégalomanie, en tout cas, cette tentation qu’il a de se mettre en avant, ce qui est normal pour un Président de la République, mais d’être omniprésent sur tous les fronts, non !. Il y a un mot du Cardinal de Retz, qu’il ne faudrait jamais oublier, ni en politique, ni ailleurs. Ce personnage haut en couleur, écrivain, héros de la Fronde au milieu du 17^ème siècle, notait avec acuité qu’il faut différencier « le frivole et la substance ». Sans aller jusqu’au frivole, j’ai le sentiment que notre Président s’occupe de tout, de la substance, bien sûr, mais aussi de l’accessoire. C’est un trait de caractère. Peut-être croit-il être le seul à pouvoir régler tous les problèmes ?

Nicolas Sarkozy bouleverse-t-il les codes de la droite française, telle que l’avait par exemple analysée votre confrère René Rémond ?
René Rémond avait distingué trois droites. Une droite contre-révolutionnaire qu’il appelait légitimiste, une droite modérée libérale, dite orléaniste, et la droite bonapartiste. Il faudrait je crois y ajouter la droite populiste ou national-populiste qui correspondrait à celle de Le Pen ou de sa fille : le Front National, à l’exception de son aile traditionaliste, se situant à mon sens loin des légitimistes. Très franchement, je ne vois Nicolas Sarkozy dans aucune de ces filiations, ou alors dans toutes. Mon collègue et ami Alain-Gérard Slama a eu récemment ce mot sur France Culture : « Des trois droites de René Rémond, Sarkozy a su prendre tous les défauts » Du côté du légitimisme, ce sont notamment ses imprudences en matière de laïcité. Son dernier voyage à Rome est assez étonnant dans notre tradition laïque, c’est une rupture par rapport à ses prédécesseurs, y compris le général de Gaulle qui était pourtant très catholique. Aux Orléanistes, il a emprunté le côté « gouvernement des riches ».

Enfin, il a pris l’autoritarisme à la droite bonapartiste. Cela reste une boutade, mais je ne vois pas chez lui une véritable tradition. Il est très largement opportuniste. Regardez la manière dont il a fait l’ouverture. Tantôt il est de gauche, tantôt de droite dans ses réformes –ce qui le rapproche du bonapartisme-, mais on ne sent pas une ligne générale. C’est ce qui me préoccupe le plus. On pouvait certes aussi dire la même chose de Jacques Chirac. Mais aujourd’hui, je ne vois pas de projet de société, de ligne de conduite. Fut un temps où des hommes d’Etat savaient donner des directions.

Prenez le discours de Chaban Delmas sur la nouvelle société. C’est un grand discours qui a été prononcé en 1969 après l’arrivée de Pompidou au pouvoir. Chaban-Delmas, Premier Ministre, avait fait avec Jacques Delors et Simon Nora, un discours magnifique qui appelait les Français à fonder la nouvelle société. Il donnait une perspective. Ne parlons pas de De Gaulle qui a voulu remettre la France au premier rang. Pompidou parlait de « l’impératif industriel », Giscard, de « la modernisation nécessaire » etc. Tous nos chefs d’Etat en général, nos Premiers Ministres ont tenté de donner une perspective aux Français. Avec lui, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il veut. On dirait qu’il est dans l’immédiat, ou à tout le moins dans le court terme. On ne sait pas où il veut entraîner les Français. Il aurait pu faire de l’Europe par exemple, un vrai cheval de bataille. C’est une grande cause. Quand il a pris la tête de l’Union, on a vu qu’il était capable d’agir dans ce sens. Ensuite, terminé, il est passé à autre chose. Le problème, c’est qu’il passe toujours à autre chose. On ne le voit pas saisir cet ensemble dans une perspective historique. C’est pour ça, je pense, que les Français ressentent un malaise profond : ils ne savent pas du tout où on les mène, ni où ils se mènent eux-mêmes.

Comment expliquez-vous le malaise, le mal-être Français, en général ?

Des sondages européens montrent régulièrement que les Français forment le peuple le plus pessimiste d’Europe. Une tentative d’explication que j’ai donnée, une parmi d’autres bien sûr, est historique. Selon moi, les Français sont plus ou moins conscients que nous ne sommes plus au premier rang. Jusqu’en 1940, La France a été une des grandes Nations qui comptaient dans le monde. En toile de fond, la France, c’était Versailles, la Révolution, Napoléon et sa conquête de l’Europe, Clemenceau, la victoire, certes difficile, de 14-18. Et brutalement, en 1940, c’est le choc, la rupture dans la confiance en soi. La plus grande armée du monde, ainsi qu’on le disait, se fait battre en quelques semaines. C’était imprévisible. Succède à cette débâcle l’épouvantable régime de Vichy, servile vis à vis de l’occupant. C’est la honte. Les Français vont retrouver la confiance par intermittence notamment avec De Gaulle qui la rétablit parce que cet homme-là était un homme supérieur, un grand patriote qui redonnait de l’espoir aux Français, qui prenait des décisions intrépides sur le plan international, qui a doté la France de l’arme nucléaire, le tout, en pleine croissance économique. Mais lorsque survient la crise des années 70, la fin des Trente glorieuses, le retour du chômage, la désindustrialisation, ces Français qui assistent à la fin de la grande sidérurgie, aux délocalisations, voient leur pays s’affaiblir. Notre cas est très différent de celui d’autres pays qui ont toujours vécu avec plus de modestie, peut-être avec plus de bons sens. Je pense notamment aux Etats du Nord. Il y a belle lurette que les Danois n’ont plus rêvé de grandeur, pour reprendre un mot gaullien. Ce pessimisme français n’est donc pas conjoncturel, il est le fruit d’une histoire.