Thursday 24 November 2011

La reconnaissance des différences est devenue une dimension incontournable de l’égalité


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Que reprochez-vous à la promotion de l’égalité des chances ?


Pierre Rosanvallon, historien: Si l’on voulait réaliser réellement les conditions d’une égalité des chances, il faudrait remettre en cause l’héritage et le rôle de la famille dans l’éducation – ce qui suppose une transformation radicale de la société. On créerait alors les conditions d’une concurrence irréprochable où chaque individu devrait assumer les raisons de son succès ou son échec. Comme l’observait, dans les années 1950, le sociologue britannique Michael Young, ce serait là une société cauchemardesque, caractérisée par une dépression généralisée… L’égalité des chances peut dessiner des objectifs de politique sociale, visant à niveler les moyens dont chacun dispose pour réussir à l’école. Mais elle ne peut constituer la philosophie sociale à partir de laquelle organiser une société juste. Plutôt que de se tourner vers une théorie de la justice, comme le fait la philosophie politique contemporaine, de John Rawls à Ronald Dvorkin en passant par Amartya Sen, il convient donc à mes yeux de recourir à une analyse de la démocratie comme forme de société. C’est le projet de ce que j’appelle une « société des égaux ». 

Quel rôle jouent les inégalités de revenus ?

Cette pensée de l’égalité-relation prenait place dans un monde précapitaliste dans lequel les différences existantes de richesse semblaient pouvoir être contenues par une certaine « secondarisation » de la sphère économique. Un Benjamin Franklin plaidait ainsi pour la frugalité. Mais surtout, les inégalités de revenu étaient remisées au deuxième plan par la force de l’ethos égalitaire. Ce sens de l’égalité a cependant été brisé par l’avènement du capitalisme. Celui-ci a engendré des inégalités de revenu qui ont totalement déstructuré la société et détruit le monde commun. Les premiers écrits du mouvement ouvrier ne dénonçaient d’ailleurs pas tant les écarts de richesse que le fait qu’il n’y avait plus de monde commun. Il faudra attendre la fin du XIXe pour que l’essor de l’État providence apporte une réponse à cette question.

Du coup, l’égalité-relation peut-elle survivre dans un monde capitaliste ?

Le problème est aujourd’hui le suivant. Le nouveau capitalisme a rompu le cycle précédent et laissé libre cours à des inégalités telles qu’elles ont profondément remis en cause l’idée même de vie commune. La sécession, la séparation : voilà à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui. Il est certes possible de combattre les inégalités de patrimoine et de revenu. Les mesures fiscales qui permettraient d’y parvenir sont connues. Mais si l’on veut revenir aux taux d’imposition du revenu qui prévalaient jusqu’aux années 1970 (rappelons que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était de 65 % sous Raymond Barre), cela suppose de reconstruire l’égalité-relation.

Sur quelles bases peut-elle l’être aujourd’hui ?

Il faut d’abord prendre acte de la revendication de singularité. En même temps que les inégalités de revenu augmentaient, la lutte contre les discriminations à l’égard des femmes, des homosexuels ou des minorités culturelles est devenue un enjeu de société majeur. Pour certains, cette nouvelle priorité – exprimée notamment par les mesures de discrimination positive – aurait entravé le combat contre les inégalités sociales. On ne peut raisonner en ces termes. La reconnaissance des différences est devenue une dimension incontournable de l’égalité : il s’agit d’être égaux dans la différence.

Dire cela, c’est évidemment prendre le contre-pied des visions nationalistes et xénophobes qui resurgissent aujourd’hui. Pour ces dernières, l’égalité ne peut être pensée que dans l’identité : il faudrait constituer une société homogène pour être égaux. Ce sont-là ce que j’appelle des pathologies de l’égalité, que l’on ne pourra conjurer que si nous parvenons à refonder un rapport d’égalité.

Que peut être une société des égaux aujourd’hui ?

À part les apôtres d’une société de concurrence généralisée, plus personne aujourd’hui ne pense que l’on puisse recréer de l’égalité à partir du marché. Le principe le plus universel auquel on peut songer pour le faire est celui de la réciprocité. Les hommes ne sont ni entièrement altruistes, ni entièrement égoïstes. Ils attendent surtout une contrepartie à leur engagement. L’un des obstacles majeurs à l’engagement et à la participation civique est justement le sentiment d’une absence de réciprocité. Il y a aujourd’hui une sensibilité extrême à l’égard des passe-droits. De même, nos contemporains sont sensibles à la dénonciation, souvent manipulatrice, du « parasitisme » supposé des bénéficiaires des minima sociaux. Le sentiment que les plus riches n’assument pas les mêmes charges que le commun des mortels mine de son côté profondément le lien démocratique. Il faudrait mettre en place un « Observatoire de la réciprocité » pour avancer en la matière, et mettre au jour les asymétries intolérables comme les stigmatisations fallacieuses.

Mais il nous faut également reconstruire un monde commun, ce que j’appelle la communalité. L’abbé Sieyès écrivait en substance que la société démocratique se développe à mesure que se multiplient les trottoirs et les places publiques. La politique de la ville pourrait être un tel vecteur de communalité. Or si l’on a beaucoup parlé de politique de la ville au cours des dernières années, on a peu fait dans ce domaine. Il est pourtant vital de « déghettoïser » la société française. Cela passe aussi bien par une meilleure répartition territoriale des HLM que par l’organisation d’un retour des services publics dans les quartiers où les habitants se sentent abandonnés. L’idée de mixité sociale doit être au cœur d’une vision réformatrice. Car la réduction des inégalités économiques, qui implique une relégitimation de l’impôt et de la redistribution, ne pourra s’opérer que sur le socle d’un sentiment égalitaire renforcé.

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