Wednesday, 23 March 2011

Et s’il était temps que nous devenions végétariens ?

http://www.cles.com/img-design/CLES.png Une mode ? Oui, mais surtout UN mode de vie nouveau

Par Carine Gouriadec

Il y a bien sûr les végétariens d’instinct, qui le sont depuis toujours. Par goût. Ou par dégoût. Mon amie Judith l’est par goût. Elle se délecte de légumes, mais aussi de poissons ou d’œufs, mais n’a jamais eu envie de toucher au moindre bout de viande ni de poulet. J’avoue qu’elle se porte comme un charme et j’envie son teint de rose. Mais elle ne prêche pas le catéchisme végétarien et peut même servir un pot-au-feu pour faire plaisir à ses amis. Ce n’est pas le cas de ma cousine Anna, qui cherche toujours à me convaincre qu’il est « monstrueux de manger un animal qui a des yeux ». Curieux, cette histoire d’œil… Elle mange des huitres ou du caviar, mais rien qui pourrait la « regarder ». J’ai longtemps pris la réaction d’Anna pour une phobie… et son teint me semblait trop pâle. J’ai changé d’avis – au point que j’envisage de rejoindre les « nouveaux végétariens », qui sont des citoyens aussi normaux que les omnivores classiques. Juste plus attentifs à leur santé – et à celle de leur entourage, humain et non humain. Des êtres un peu plus conscients, en somme.
Personnellement, je serais plutôt une carnivore et je l’ai jusqu’ici tranquillement assumé, sans me sentir coupable vis-à-vis des bêtes. Une autre de mes amies, Elisabeth, m’a raconté qu’au cours de ses voyages, à Java notamment, elle a rencontré des gens – des soufis – qui savent tuer un agneau en chantant, avec tant de douceur que l’animal ne bêle même pas : il s’endort et cède sa vie pour que d’autres puissent vivre. C’est une loi du monde, que le poète américain Gary Snyder décrit bien : « Vous regardez la nature des œufs, des pommes, du ragoût de bœuf, et que voyez-vous ? Des milliards de graines de céréales devenues farine, des millions d’embryons de cabillaud qui ne vont jamais – qui ne doivent jamais – éclore : les sacrifices de la chaîne alimentaire. Et si nous mangeons de la viande, c’est la vie de l’animal que nous mangeons, ses bonds, son flair, ses coups de museau, ne nous en privons pas. » Voilà comment je vois les choses. Ou plutôt comment je les voyais. J’ai longtemps aimé imaginer que même un sage, un bouddha, quelqu’un que j’aurais envie d’imiter, pouvait prendre parfois la vie d’un animal – après avoir remercié son esprit – pour le faire cuire et s’en délecter.
Mais bien sûr, de nos jours, cette histoire d’agneau ou de gibier tués « à la façon des chamanes » est un pur fantasme. Depuis quelque temps, poursuivre sur ma lancée carnivore les yeux fermés s’est mis à me poser problème. Il m’a fallu admettre que l’urbanisation planétaire et le consumérisme de masse ne pouvaient que nous conduire dans la direction opposée : vers l’extension des élevages industriels, dont on nous rapporte les pires horreurs.
Voilà en fait pourquoi je me suis d’abord lancée dans cette (en)quête : pour des raisons esthétiques – mais ce mot englobe pour moi beaucoup de choses, qui vont de la santé à l’éthique. Que l’on puisse être tentée de devenir végétarien par sens de la beauté, cela vous dit-il quelque chose ?

Allons-nous devenir des herbivores élégants ?

Soyons franches : derrière le mot esthétique, il y a aussi l’idée d’image. Voilà plus de dix ans qu’être « vég’ » est devenu chic et branché. Est-ce dérisoire ? Je ne crois pas. Les rôles modèles influencent le monde. Et puisque l’intelligence collective est un thème à la mode, j’ai envie de m’inscrire dans cette mode-là. Les plus hype sont les Hollandais qui, depuis 2007, organisent le concours du « couple végétarien le plus sexy de l’année. » À voir leur site , c’est frappant : se nourrir de légumes vous rend carrément belle ! Plaisanterie ? Pas sûr. La beauté ne tient-elle pas aussi au fait de prendre sa vie en main ? Chez les Anglo-Saxons, il y a longtemps que c’est une évidence et une foule de stars s’y sont mises, de Kim Bassinger à Penelope Cruz, de David Bowie à Prince, Bob Dylan, Joan Baez, Brook Shields, Robert Redford, Leonard Cohen, Madonna… la liste n’en finit pas des artistes désireux de rejoindre Pythagore, Léonard de Vinci, Darwin, Tolstoï, Gandhi ou Einstein dans leur façon de se nourrir. Lady Gaga a eu l’air vraiment débile, avec son « habit de bidoche », alors que l’idée du « lundi sans viande », proposée par Paul McCartney fin 2009, fait des émules dans tout l’Occident… du moins anglo-germano-nordique. Pas encore vraiment chez les Latins.
En France ? On cite l’engagement vég’ de Sapho, d’Arielle Dombasle ou de Vanessa Paradis, mais avouons que nos artistes sont à la traine. Heureusement, nous avons des chefs étoilés, de Marc Veyrat (qui cuisine aux herbes sauvages, suivant les conseils de son ami l’anthropologue « préhistorique » François Couplan) à Alain Passard (même si le célèbre maître de L’Arpège déteste le mot végétarien et préfère parler de son Solfège du légume, qu’il cultive lui-même), en passant par Jean Montagard (qui a quitté son restaurant de Menton, le premier cité comme 100 % vég’ dans le Gault & Millau, en 1978, pour aller enseigner son art dans les écoles hôtelières). Et tous le disent : c’est une vraie Renaissance gastronomique. Car baser sa cuisine sur le végétal vous oblige à bien plus de créativité que d’ordinaire, en particulier dans l’usage des condiments et des épices, mais aussi de denrées comme le tofu, les algues, les fleurs, le quorn de champignons ou le seitan de gluten, sans parler des dizaines d’anciens fruits, légumes et céréales retrouvés.
Cela dit, si nous avons des chefs acquis à la cause, comparé à Berlin, Genève, Londres ou San Francisco, Paris compte encore peu d’établissements végétariens new style – grandes tables aussi bien que fast food bio, bars à soupe, juice bars, veggie stews, etc. Et si Lyon, Pau, Pornic ou Annecy sauvent l’honneur, nous n’avons pas encore ces véritables chaines de resto vég’ de qualité que sont, par exemple, le Commensal au Québec ou Tibits en Suisse. Une simple question de retard ? Il se pourrait que oui, car le mouvement semble inéluctable. Selon Annie Hubert, anthropologue de l’alimentation à l’université de Bordeaux et chercheuse au CNRS, nos habitudes alimentaires intimes, qui constituent la base de notre socialisation, présentent une forte inertie et ne changent que très lentement. Pourtant, dans tous les scénarios que lui livrent ses travaux de prospective, la tendance végétarienne s’avère incontestable. « Sans caricaturer, ose-t-elle dire sur le Plateau du J’Go (rendez-vous hebdomadaire des amoureux de la cuisine gasconne), je nous vois tous devenir quasiment herbivores d’ici 2050 ! » Une inversion majeure est en train de se produire, un séisme : la viande, depuis des millénaires symbole de luxe et de réussite sociale, et dont les légumes n’étaient que les accompagnateurs de « basse classe », perd son statut royal. Voilà que c’est elle qui sert de complément aux légumes du potager, propulsés au rang de plat majeur. Si la volaille a un peu plus de chances de rester en lice (on parle de pollo-végétarisme), la même disqualification est promise aux poissons par l’anthropologue bordelaise, car « nous ne savons pas si les océans contiendront encore longtemps des poissons à pêcher… », tandis que ceux d’élevage sont menacés d’une cohorte de maladies.
Cette tendance « herbivore » s’explique entre autres par un facteur que la sociologue suisse Laurence Ossipow et son compatriote historien François de Capitani tiennent pour crucial : la viande est un symbole masculin, originellement associé à la chasse. Or, notre monde se féminise irrésistiblement. Non sans à-coups, note Laurence Ossipow : « Le tournant végétarien survient le plus souvent lors des moments clés de l‘existence : départ du foyer parental, naissance du premier enfant, crise, maladie, divorce… » Elle précise : « La façon de se nourrir donne le sentiment d’agir concrètement sur soi, ce que la discipline nécessaire au végétarisme exacerbe. C’est un changement total d’identité. »
Une certitude : la force du végétarisme aujourd’hui, c’est sa cohérence et sa capacité à fédérer une multiplicité d’urgences. Si je suis moi-même tentée de faire l’expérience, c’est que celle-ci me permettrait de jouer à la fois sur : ma santé, mon look, ma sexualité, mon rapport à l’environnement, ma relation aux autres – qu’ils soient humains ou d’une autre espèce –, donc ma spiritualité. Bref, sur ma vie entière.

Comment les autres les voient

Quel regard les « normaux omnivores » posent-ils sur les végétariens ? La réponse est nette : « En France, c’est encore souvent intolérant, et même agressif. » Olivier n’a pourtant rien d’un intégriste. Voilà deux décennies que ce styliste et sa femme Jenny, conceptrice de sites web, sont devenus végétariens, après avoir vu, horrifiés, un documentaire sur les animaux d’élevage. Depuis, ces gourmets ont découvert un nouvel univers de plaisir. « Et nous ne sommes plus jamais malades ! » dit Olivier. « Nos enfants non plus », ajoute Jenny, qui précise : « Mais à l’extérieur, les enfants mangent comme tout le monde, sinon ils seraient montrés du doigt. » Selon eux, cette intolérance n’a pas évolué depuis vingt ans et cela les étonne. Devenus bouddhistes, ces habitants du Marais, quartier bobo de Paris, sont des « nouveaux végétariens » type. Gageons qu’ils seront bientôt imités par des milliers d’autres et que les Français deviendront alors aussi tolérants que leurs voisins germains ou anglo-saxons.

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