Titre original : Jodaeiye Nader az Simin par Frédéric de Vençay |
Après l’excellent A propos d’Elly, Farhadi revient et confirme au-delà des espérances. Ours d’or largement mérité au dernier festival de Berlin, étude implacable de l’humain perdu dans ses contradictions, Une séparation est un (très) grand film. |
L’argument : Lorsque sa femme le quitte, Nader engage une aide-soignante pour s’occuper de son père malade. Il ignore alors que la jeune femme est enceinte et a accepté ce travail sans l’accord de son mari, un homme psychologiquement instable...
Notre avis : Lorsque le jury de la 61e édition de la Berlinale a remis, en février dernier, sa récompense suprême au cinéaste Asghar Farhadi, on pouvait légitimement se demander si le prix n’était pas davantage "politique" qu’artistique. L’œil du cinéma mondial semble en effet rivé, depuis plusieurs années, sur l’Iran et son régime totalitaire, qui emprisonne à tour de bras tout réalisateur osant porter sur lui un regard un tant soit peu critique. Le cas le plus emblématique demeure celui de Jafar Panahi, qui ne cesse de recevoir hommages et messages de soutien dans les festivals depuis sa condamnation à six ans de réclusion pour "participation à des rassemblements" et "propagande contre le régime". Le Festival de Cannes lui a ainsi réservé un fauteuil (resté vide) au sein du jury de la compétition officielle en 2010. Cette année, sa dernière œuvre clandestine, In Film Nist (Ceci n’est pas un film), a été admise in extremis en séance spéciale, tandis que son compatriote Mohammad Rasoulof (qui connaît le même sort que lui dans son pays) a été sélectionné dans la catégorie "Un Certain Regard" pour son dernier né Au revoir. L’Ours d’Or remis à Asghar Farhadi, au détriment d’un autre favori de la compétition (le grand Bela Tarr, dont le très attendu Cheval de Turin a reçu l’Ours d’argent et le prix du jury), semblait s’inscrire logiquement dans cette même lignée de soutien à un art prolifique, muselé, en danger, en attendant des jours meilleurs.
Après visionnage, il faut pourtant se rendre à l’évidence : Une séparation est une réussite éclatante, un chef-d’œuvre qui devrait faire taire tous les sceptiques et justifie amplement la valeur "artistique" de son prix berlinois. Le film met en scène une tragédie du quotidien avec une rage, une sécheresse et une précision qui forcent le respect. La fameuse « séparation » du titre est ainsi consommée dès les premières minutes, lors d’une première scène magnifique, très frontale, qui donne immédiatement le ton. Le couple Nader et Simin s’y déchire devant le regard froid d’un fonctionnaire qui, par le biais de la caméra, devient aussi notre regard. Elle veut fuir l’Iran, devenu invivable, pour élever sa fille dans les meilleures conditions ; lui veut rester dans son pays et près de son père malade. On devine qu’ils s’aiment encore, mais aussi que leur union est condamnée par des contradictions indépassables, dans lesquelles ils se débattent comme en des ornières. Tout le film est déjà là : chaque personnage a ses raisons, bonnes ou mauvaises, d’agir comme il le fait. La suite suggère que cette anecdote minuscule (un couple se déchire), tel un fatum, est en fait le point d’un départ à une série de drames de plus en plus nombreux et de plus en plus inextricables, dans une logique "boule de neige". Le spectateur suit le film entier la gorge serrée, une boule au ventre, impuissant devant cet engrenage qui piège progressivement les personnages dans leurs propres mensonges et leurs propres faiblesses.
Une Séparation, en effet, est avant tout une étude de caractère extrêmement fouillée. Le film semble d’abord reposer sur une confrontation assez binaire entre deux familles, qui incarnent chacune un milieu social : il y a d’un côté Nader et Simin, de classe moyenne voire aisée, et de l’autre Hodjat et Razieh, issus d’un milieu beaucoup plus défavorisé, peinant à arrondir leurs fins de mois (il est garagiste, elle vient travailler en tant qu’aide-soignante chez Nader) et à solder ses frasques passées (le mari, d’un tempérament violent, a été plusieurs fois condamné par la justice). Si l’idéologie des premiers est plutôt progressiste, les seconds sont au contraire très croyants. A la suite d’un accident que nous passerons évidemment sous silence, un conflit éclate entre les deux familles, chacune accusant l’autre de griefs différents. S’engage alors un pur film de procès, ou plutôt de procédure, dans lequel Farhadi démonte les mécanismes de la justice iranienne avec une intelligence et une minutie redoutables. On craint un temps que la bipartition riches/pauvres, vite assimilée à une opposition réformistes/réactionnaires (voire extrémistes), n’engage le film dans un manichéisme un peu facile et réducteur. Or, Une séparation ne dresse aucun tableau à charge et s’emploie surtout à décrire la complexité de l’humain, fait d’indépassables faiblesses et de forces occasionnelles. Chaque personnage est soumis à un impératif moral (la religion, la justice) et s’y tient jusqu’au bout, quitte à rester confiné dans son propre orgueil (la volonté de Nader de rétablir son honneur, qui tourne à l’acharnement). Leur absence de compromis, si elle n’est jamais condamné par Farhadi (qui ne se veut pas moraliste), aveugle les personnages et les pousse à commettre l’absurde, voire l’irréparable.
Si Une séparation est d’abord le portrait (remarquable) d’une poignée d’êtres humains, il montre aussi que le poids de la religion pèse quotidiennement sur les épaules de tous les Iraniens. Les doctrines religieuses leur imposent de nombreux interdits. Lors d’une scène étonnante, la jeune Razieh hésite à venir en aide au vieux père malade de Nader, craignant de "toucher" un homme autre que son mari, même pour des raisons médicales. Logées dans un "ciel" abstrait, ne s’accordant pas toujours avec les situations pratiques ou les impératifs humains, ces contraintes conduiront les personnages vers un drame à l’issue bouleversante. On le voit, même si elle se joue sur des détails ou des situations anodines, même si elle n’est jamais claironnée à grand renfort d’effets de manche, la portée idéologique et politique d’Une séparation est énorme. Son propos est d’autant plus fort que son traitement reste sobre et ne prend jamais les airs d’une "démonstration". Le film dépasse vite son contexte très défini pour atteindre à des questionnements universels, dans lesquels tout le monde pourra se reconnaître. Farhadi dresse par ailleurs un magnifique portrait de femmes sur plusieurs générations, notamment à travers le très beau personnage de Termeh, la fille de Nader et Simin (interprétée par Sarina Farhadi, la propre fille du cinéaste), déchirée entre la figure paternelle et maternelle. Son hésitation donne d’ailleurs lieu à une scène finale superbe, qui frappe (en plein cœur et en pleine face) par sa perfection, son évidence. Il suffit de comparer Une séparation au récent (et plutôt faible) Revenge pour juger de sa puissance : Farhadi traite des mêmes thèmes que Susanne Bier (divorce, incommunicabilité entre les êtres, difficulté de l’éducation, nécessité du pardon), mais en évitant tout terrorisme lacrymal et refusant une "happy-end" inappropriée et trop facile.
Écrit au cordeau, parfaitement interprété, mis en scène avec précision, le film se suit comme un thriller sous haute tension, où les révélations tombent les unes après les autres, dévoilant à chaque fois une "nouvelle couche" de l’être humain. Véritable enquête à la Hercule Poirot, où il s’agit de prendre en compte tous les témoignages et toutes les données, Une séparation ouvre de multiples pistes dans son récit ; le dénouement, brut, viendra toutes les refermer. On peut regretter que, à la différence de son précédent long-métrage (le très remarqué A propos d’Elly), Farhadi n’ait pas laissé planer le mystère quant aux trous noirs de son intrigue (à l’issue du long-métrage, on sait précisément qui a fait quoi). Mais si le film lève finalement tous ses doutes, on en ressort avec une foule de questionnements : sur nos modes de vies, sur nos idées et nos croyances, sur nos forces et nos faiblesses, sur nous-mêmes. Une séparation, grande œuvre politique et humaniste, est tout simplement l’un des meilleurs films de l’année.
This powerful, complex Iranian drama centres on a conflict that cuts across boundaries of gender and class
Peter Bradshaw
An unhappily married couple break up in this complex, painful, fascinating Iranian drama by writer-director Asghar Farhadi, with explosive results that expose a network of personal and social faultlines. A Separation is a portrait of a fractured relationship and an examination of theocracy, domestic rule and the politics of sex and class – and it reveals a terrible, pervasive sadness that seems to well up through the asphalt and the brickwork. In its depiction of national alienation in Iran, it's comparable to the work of Jafar Panahi and Mohammad Rasoulof. But there is a distinct western strand. The film shows a middle-class household under siege from an angry outsider; there are semi-unsolved mysteries, angry confrontations and family burdens: an ageing parent and two children from warring camps appearing to make friends. All these things surely show the influence of Michael Haneke's 2005 film Hidden. Farhadi, like Haneke, takes a scalpel to his bourgeois homeland.
These are modern people with modern problems. After 14 years of marriage, Simin (Leila Hatami) and Nader (Peyman Moaadi) want to split. They live in a flat with their intelligent, sensitive 11-year-old daughter Termeh (Sarina Farhadi), and with Nader's elderly father (Ali-Asghar Shahbazi), who suffers from Alzheimer's and is in need of constant care.
Both of them work, and, ambitious for their daughter's education, they have hired a teacher from her school to come to this crowded flat to give her extra coaching for her imminent and crucial exams. But now Simin wants to leave Iran for a country where there are more opportunities for women generally and for her daughter in particular; Nader says it is out of the question. They must stay in Iran to look after his father.
This debate has escalated into a demand for divorce. The very first scene shows the pair petitioning the equivalent of a magistrate for permission to proceed. This figure is not shown; the couple look directly into the camera and make their case, as it were, to us, the audience. In courtroom terms, this is something like an opening address to the jury, and the audience is invited not to decide who is right and who is wrong, but to see afresh that in such cases there is no right and wrong. Both have some justice on their side.
As the movie progresses, terrible things happen in a succession of unintended consequences. Flawed people behave badly and they will make ferocious appeals to justice and to law in preliminary hearings very similar to the divorce court, heard by harassed, careworn officials oppressed by the knowledge that there is no black and white, but numberless shades of grey. Despite the angry denunciations flying back and forth and the fizzing sense of grievance being nursed on both sides, the messy, difficult truth is that both parties can be justified, that all-or-nothing judicial war will bring destruction, and that some sort of face-saving compromise will somehow have to be patched up. The women see this, but not the men.
When Simin and Nader part, and Simin leaves to live with her mother, an instant question presents itself – with no wife in the picture, who is to do the woman's work? Which is to say, who is to do the drab, menial work of cleaning the flat, and looking after Nader's poor, incapable father? Nader already has a modern wife who has a professional career and wants to go her own way. Now he needs a traditional wife, in all but name – a drudge. So through Simin's connections, they engage Razieh (Sareh Bayat), a woman with one small daughter, whom she will have to bring to work every day, and who also has a secret she is keeping from her prospective employer. Despite the tough work involved – a 90-minute commute and the necessity of looking after a confused and incontinent old man with no special training – Nader quibbles with her about pay and this humiliating exchange is to involve Nader in the lives of both Razieh and her own prickly husband Hodjat (Shahab Hosseini). The stage is set for a terrible confrontation.
Class matters, as much as gender. One scene shows a group of people at the flat, relaxing and having fun, playing table football. Friends can join in, as well as family. But not Razieh. She is shown rather miserably getting on with something in the kitchen. When Termeh's teacher Miss Ghahraii (Merila Zare'i) comes round, she is treated as an honoured guest. She is, after all, teaching their daughter. But how about Razieh? She has an important family responsibility, too, looking after Nader's father. But she gets no respect. And she is further oppressed by her own religious sense.
When she realises that she will have to handle the old man's naked body in the bathroom, Razieh has to telephone her imam to get confirmation that this would not be a sin. She knows that in this world, the man's word is law, but which man? Her well-off employer or her impecunious husband? Everywhere in this unhappy household, there is conflict.
Farhadi shows how this situation is like a pool of petrol into which any event lands like a lighted match. Everyone is aware of their rights and how angry they feel at injustices and slights, and the women are grimly aware of the double responsibility of finding a working solution and persuading their menfolk to accept it. Yet one thing cannot be bargained away: the children. In the end, Termeh is the central figure. She sees everything, she forces her father to make a key admission, and then, excruciatingly, is put into a false position on his behalf. Her pain and anger are all mostly hidden. But she is the person on whom a terrible, unspeakable burden is to fall – a burden both judicial and moral. The adults' pettiness and selfishness have forced this on her: it is an insidious kind of abuse. With great power and subtlety, Farhadi transforms this ugly quarrel into a contemporary tragedy.
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