Tuesday, 13 September 2011

Christophe Colomb n'a pas découvert l'Amérique

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Brigitte Faugère, Professeure d’archéologie à l’université de Paris-I:

1492 marquerait une date charnière. Christophe Colomb débarque en Amérique 
et ouvre les horizons européens. Une telle présentation a tendance à escamoter le fait 
que de prestigieuses civilisations y étaient établies de longue date. Panorama…

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En mars 1519, Hernan Cortès, parti d’Hispaniola (actuelle Saint-Domingue) avec onze navires, quelque 450 soldats dont 16 cavaliers accompagnés de leurs montures, longe les côtes de la péninsule du Yucatán et de l’actuel État mexicain du Tabasco. Il va à la rencontre d’un continent densément peuplé, de civilisations riches et brillantes, profondément ancrées dans l’histoire, mais aussi d’un continent déjà marqué dans son équilibre et son existence par les premiers effets des contacts avec le monde européen.


Presque trente ans se sont écoulés, en effet, depuis que Christophe Colomb a débuté l’exploration de plusieurs îles des Caraïbes puis, au cours de son troisième voyage en 1498, touché la Tierra Firme à l’extrême nord du continent sud-américain. Loin d’être le seul acteur de la découverte, Colomb a eu de nombreux concurrents. La fin du XVe siècle voit la mise en place de la quête éperdue d’une terre d’abondance et des métaux précieux. Déjà, dès 1499, d’autres explorateurs montaient de nouvelles expéditions, le plus souvent à leurs frais, comme Alonso de Hojeda, accompagné de l’Italien Amerigo Vespucci, qui découvrit l’embouchure de l’Orénoque, ou encore Diego de Nicuesa qui explore pour sa part la côte de l’Amérique centrale.


Le Yucatán et la Mésoamérique, pourtant proches de l’établissement initial des Espagnols dans les Caraïbes, restent au cours de ces années à l’écart. Il faut attendre 1511 pour qu’à la suite d’un naufrage un groupe d’Espagnols soit entraîné par les courants et vienne s’échouer sur les côtes du Yucatán. L’un des rescapés de ce naufrage, Geronimo de Aguilar, qui a connu la torture et est resté prisonnier de nombreuses années chez les Mayas, est récupéré par Cortès lors de son passage sur l’île de Cozumel. Il va jouer un rôle important auprès de ce dernier, celui d’interprète et de conseiller, et lui apporter un appui majeur dans le processus de conquête.


Hernan Cortès 
à la conquête du Mexique


Lorsque Cortès quitte Hispaniola en direction du continent, il ne s’agit plus d’une expédition d’exploration, mais bien de conquête militaire. À la tête de sa petite armada, il connaît la route la plus directe à suivre et arrive directement sur la côte orientale du Yucatán, à proximité de l’île de Cozumel, où il accoste. Mais son but est en réalité la conquête de la terre ferme et, plus que tout, du puissant empire dont on connaît déjà l’existence et la richesse. Il a rempli ses vaisseaux de colifichets afin de construire des alliances avec les chefs locaux, il connaît les manières d’approcher les indigènes, il a une formation de juriste et de négociateur. Il sait que la langue parlée est le nahuatl* et se procure bientôt des interprètes zélés. Pour lui, c’est aussi une aventure personnelle, puisqu’il assure à lui seul les deux tiers du financement de l’expédition.


Suivant les côtes du Yucatán, il atteint l’embouchure du rio Grijalva, dans l’actuel Tabasco, où il doit affronter une puissante coalition de groupes locaux. Il est, en revanche beaucoup mieux accueilli plus au nord, dans l’actuel État mexicain de Veracruz. Le 21 avril 1519, Cortès jette l’ancre dans la rade de San Juan de Ulua et va à la rencontre d’Indiens totonaques, récalcitrants tributaires de l’Empire aztèque. Le tlatoani* aztèque Moctezuma II fait surveiller les côtes depuis qu’ont été vues « des tours ou des petites montagnes flottant sur les vagues de la mer » et que des hommes blancs, barbus et portant des cuirasses luisant au soleil ont été aperçus. Pendant les mois qui suivent, les Espagnols explorent la côte, fondent la première ville coloniale, Villa Rica de la Vera Cruz et se renseignent sur l’Empire. Ils apprennent très vite que les peuples conquis ne demandent qu’à se libérer de la terrible tutelle des Mexicas*, auxquels il faut verser de lourds tributs sous peine de représailles sanglantes, et que l’Empire regorge de richesse et d’or, comme l’attestent les premiers présents envoyés par Moctezuma II à Cortès, des colliers et des objets en or notamment.


Le 16 août, Cortès part à la tête de 300 hommes à l’assaut des contreforts de la Sierra Madre, avec armes et chevaux, et se dirige vers le bassin de Me
xico. Au début de l’automne, la petite armée pénètre dans le Mexique central et rentre dans la cité de Tlaxcala. L’alliance que Cortès peut alors négocier avec les dirigeants de cette ville, ennemie des Mexicas, est cruciale pour la suite. Grâce aux guerriers tlaxcaltèques, à leur connaissance du terrain comme des pratiques guerrières des Mexicas, les Espagnols vont bénéficier tout à coup d’un appui décisif. Après avoir détruit Cholula, alliée de Tenochtitlan, et massacré ses habitants, ils arrivent enfin sur les bords du lac Texcoco, où l’empereur Moctezuma lui-même vient à leur rencontre. Ce tlatoani, qui a été dans sa jeunesse un grand guerrier, reste hésitant sur la conduite à tenir face à ces étrangers venus de mondes inconnus. Il les invite finalement à résider dans le palais de son père et les reçoit avec considération comme des hôtes de marque, d’origine divine. Une fois installés au cœur de l’Empire, il faudra aux Espagnols moins de deux ans pour que trois empereurs successifs meurent de façon précipitée et violente, que la grande cité soit conquise par les armes, puis rasée, et pour installer l’ordre colonial. Les multiples épidémies véhiculées involontairement par les conquistadors sur ces populations non immunisées, car demeurées à l’écart des grands échanges microbiens de l’Ancien Monde, contribueront aussi au processus de destruction de ces civilisations.


Les Aztèques à leur apogée


En 1519, l’Empire aztèque (ou Mexica) règne donc sur le Mexique central et sur une bonne partie de la Mésoamérique. Fondé aux alentours de 1325 par un petit groupe de migrants venu vraisemblablement des confins nord-ouest de la Mésoamérique, l’entité mexica va progressivement s’imposer sur le bassin de Mexico, par la conjugaison d’une force militaire brutale et d’une politique dynamique d’alliances. À peine un siècle après la fondation de Tenochtitlan, ce groupe à l’origine isolé au milieu du lac Texcoco, sur un îlot où il avait dû se réfugier pour échapper aux armées des puissantes cités des rives, domine non seulement le Mexique central, mais il a commencé à s’étendre en dehors du bassin de Mexico. Cette extension territoriale connaît, en effet, un nouvel élan grâce à la Triple Alliance de 1428 qui unit les forces de trois grandes cités : Mexico-Tenochtitlan, la capitale mexica de Texcoco, celle des Acolhuas, patrie du célèbre roi Netzahualcoyotl, et enfin Tlacopán, sur la rive occidentale du lac. Au bout de quelques années, les Mexicas vont néanmoins prendre le dessus sur leurs alliés pour se placer, à l’aube de la conquête espagnole, à la tête d’un empire multiethnique couvrant une bonne partie du Mexique actuel.


Ces succès militaires reposent ainsi avant tout sur des capacités guerrières incontestables. Dès les origines, les Aztèques sont reconnus dans le bassin de Mexico pour leur savoir-faire et leur courage dans ce domaine. Engagés comme mercenaires peu après leur arrivée dans le bassin de Mexico, ils jouent un rôle décisif dans des victoires remportées par les dirigeants qui les accueillent dans un premier temps. Mais ils sont vite chassés par ces mêmes dirigeants pour leur caractère belliqueux et leur propension à pratiquer le sacrifice humain à grande échelle sous l’égide de leur divinité tutélaire, le dieu de la guerre Huitzilopochtli.


À la suite de la fondation de Mexico-Tenochtitlan, Huitzilopochtli est placé à la tête du panthéon mexica, la guerre ayant une fonction à la fois religieuse, car elle pourvoit sans limite des prisonniers destinés à être sacrifiés en l’honneur des dieux, et économique, car elle permet d’imposer aux peuples vaincus un tribut en nature qui alimente la capitale en produits de consommation et de luxe, assurant ainsi une certaine prospérité à ses habitants. L’organisation sociale mexica est donc liée à cette double exigence : tout Mexica est avant tout un guerrier mobilisable en temps de guerre, c’est-à-dire fréquemment. L’ascension sociale s’effectue également par la guerre et repose sur le nombre de prisonniers capturés sur le champ de bataille, et sur le statut social de ces derniers. Par sa valeur à la guerre et sa capacité à honorer les dieux comme pourvoyeur de sacrifices, l’homme humble peut progressivement accéder aux corps d’élite de l’armée, les chevaliers aigles et jaguars, et à la noblesse. Le tlatoani lui-même est élu parmi les membres de cette noblesse guerrière.

Mais, au-delà de la puissance militaire, les Mexicas se placent aussi comme les héritiers d’une longue tradition locale et trouvent, par là, une légitimité. Le bassin de Mexico a constitué depuis les origines une riche région agricole, en particulier grâce à son climat tropical tempéré par l’altitude, mais aussi par l’abondance de l’eau douce puisque plusieurs lacs en occupent le fond. La possibilité d’aménager des secteurs d’agriculture intensive peut permettre à une forte population d’y vivre de manière permanente, ce qui a bien entendu favorisé l’émergence précoce de grandes cités urbanisées. Entre le début de notre ère et 600, la cité de Teotihuacan a regroupé entre 100 000 et 200 000 habitants dans le nord du bassin et développé une civilisation brillante. 


Les Tarasques, un royaume guerrier surpuissant 


Dans une cité strictement organisée sur le plan urbanistique, occupant plus de 20 km2 autour d’un centre cérémoniel orné de plusieurs pyramides monumentales, des populations de diverses origines se sont regroupées pour donner naissance à une civilisation qui va rayonner sur le plan politique et économique dans l’aire mésoaméricaine. Sur les fresques qui décorent tous les édifices de la ville apparaissent des entités divines comme le Serpent à plumes, ou une créature portant des cercles oculaires et exhibant des crocs et une langue bifide, le dieu du tonnerre. Ces créatures divines, et bien d’autres encore, seront reprises dans le panthéon aztèque, la créature aux cercles oculaires devenant, par exemple, le dieu de la pluie, Tlaloc, dont le temple va être érigé au cœur du centre cérémoniel aztèque, comme un égal de Huitzilopochtli. Par bien d’autres aspects, la société aztèque va se construire sur les acquis mésoaméricains accumulés depuis des siècles et se fondre dans l’histoire locale. Les politiques d’alliances vont constamment aller dans ce sens, dans les choix des alliances matrimoniales de l’élite notamment.


Ce double apport structure l’idéologie des Mexicas et explique leur organisation économique. Les richesses de l’ensemble de l’Empire convergent vers Tenochtitlan, cité lacustre qui émerveille les Espagnols. Ils la décrivent comme « la Venise du Nouveau Monde ».


Pourtant, les Mexicas vont trouver dans leur politique d’extension un rival qui va arriver à résister. Sur leur frontière occidentale, le royaume tarasque lui oppose des qualités à sa mesure.


À peu près à la même époque, un royaume étendu voit le jour dans les régions occidentales du Mexique, à l’emplacement de l’actuel État mexicain du Michoacán. La tradition historique des Tarasques, appelés encore Purhé’pecha ou Michoaques, s’inscrit en parallèle de celle des Mexicas. Un groupe de chasseurs vient s’installer dans une région lacustre déjà occupée par des sociétés d’agriculteurs prospères et arrive à s’installer à la tête d’un royaume guerrier grâce à son habileté à la guerre et à une politique d’alliance efficace. Trois capitales successives seront créées sur les rives du lac Patzcuaro, dont la dernière, Tzintzuntzan, sera le théâtre de la rencontre entre le roi Zinzicha et les conquistadors. Ornée de cinq pyramides contiguës encore visibles aujourd’hui, cette capitale comprenait, selon les sources, plusieurs quartiers, vraisemblablement aussi multiethniques, des palais, des jardins et même un zoo.


Les Tarasques sont également connus pour leur artisanat : ils fabriquent des céramiques très caractéristiques, taillent l’obsidienne locale ou des pierres semi-précieuses importées depuis les régions lointaines, comme la turquoise, pour en faire des outils et des bijoux, tissent des étoffes fines et précieuses. Mais ils sont surtout reconnus comme métallurgistes. En Mésoamérique, la métallurgie apparaît tard, vers le ixe siècle de notre ère, et peu de groupes disposent de ce savoir-faire. Parmi eux, les Tarasques se sont spécialisés dans la métallurgie du cuivre – dont le Michoacán regorge – et du bronze, même s’ils travaillent également les métaux précieux comme l’or et l’argent.


Leur panthéon est moins bien connu que celui des Mexicas, car les sources sont moins nombreuses. La divinité principale, Curicaueri, est à peu près l’équivalent du Huitzilopchtli aztèque. Il s’agit du dieu du feu, du Soleil et de la guerre, représenté dans le ciel par un aigle blanc. On connaît également un certain nombre de divinités agraires, notamment féminines comme Xaratangua, la déesse de la fertilité et de la Lune, représentée parfois sous la forme d’un coyote, ou la déesse mère de la Terre, Cuerauaperi. Depuis leur capitale des bords du lac Patzcuaro, le roi tarasque et ses guerriers dominent un royaume composé de groupes ethniques différents, étroitement contrôlés, qui doivent leur verser régulièrement des tributs en nature et leur fournir des troupes pour la guerre.


À plusieurs reprises, les Mexicas tenteront de s’étendre sur leur frontière occidentale et se heurteront aux guerriers tarasques, sans succès. La rancœur entretenue entre les deux puissances du postclassique récent mésoaméricain (de 1200 à la conquête espagnole) sera telle que le roi tarasque refusera d’aller aider les Mexicas lorsque ces derniers lanceront un appel à l’aide désespéré au moment de la conquête espagnole. Quelques mois plus tard, le roi tarasque sera retenu prisonnier par Cortès, baptisé de force, puis, ne pouvant fournir aux Espagnols un or qu’il ne possédait plus, exécuté.


Les provinces mayas 
du Yucatán


Face aux grandes entités politiques des Hautes Terres du Mexique, les Mayas sont au contraire, à l’époque de la conquête, atomisés en petits royaumes rivaux et dans un état de décadence culturelle par rapport aux époques antérieures. En effet, les Basses Terres du Petén guatémaltèque, où avaient été édifiées les grandes cités à l’époque classique (200-900 apr. J.-C.), ont été abandonnées. La civilisation maya perdure à la fois dans les Hautes Terres du Guatemala et dans la péninsule du Yucatán, où des cités comme Chichén Itzá, Uxmal ou Mayapán connaissent successivement leur heure de gloire. Ces cités, dirigées par des dynasties puissantes, entretiennent entre elles des rapports complexes, faits d’alliances et de trahisons, mais qui finissent par aboutir à un affaiblissement général des familles régnantes, parfois même à leur élimination pure et simple. À cause d’une balkanisation de plus en plus marquée, la culture maya périclite, les sites sont construits à la hâte, les productions artisanales perdent en finesse et qualité, le système d’écriture et de compte du temps se simplifient. À la veille de la conquête espagnole, ce sont seize provinces rivales qui se répartissent sur la péninsule du Yucatán. Pourtant, les activités commerciales continuent à prospérer, et notamment le commerce maritime le long des côtes. Tulum, face à l’île de Cozumel, est un exemple à la fois d’un port et d’un centre cérémoniel important bordant la route maritime qui dessert la côte orientale et mène jusqu’au Honduras et à l’Amérique centrale. C’est en parcourant cette route avec leurs canoës que les Mayas découvrent les forteresses flottantes des Espagnols.


C’est surtout à cause de cette situation politique et sociale particulière que le Yucatán sera plus long à soumettre et à tomber aux mains des Espagnols. Pour les Mexicas et les Tarasques, États très centralisés, s’emparer du roi conduit inexorablement à un déséquilibre social tel que l’ensemble de la structure politique et militaire s’effondre. Héritières de traditions culturelles dont la diversité remonte à des origines lointaines, ces civilisations disparaissent brutalement même si, encore aujourd’hui, certains aspects des sociétés de l’Amérique centrale, transformés par cinq siècles d’acculturation, en sont encore les témoins. Colomb n’a pas découvert l’Amérique, il n’a fait qu’ouvrir les yeux des Européens sur un monde inconnu et des civilisations millénaires originales, précipitant par là même leur extinction.

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