Peut-on dire que le monde est différent vu de l'Orient ? Et en quoi ?
Sanjay Subrahmanyam, professeur d'histoire à l'université de Californie à Los Angeles (UCLA) : Le monde est différent vu de chaque endroit. Et l'Orient n'est pas un "endroit", c'est un espace très vaste qui va de la Méditerranée jusqu'au Japon. Le monde vu de Bagdad n'est pas le monde vu de Tokyo. Il n'y a pas un objet qui s'appelle l'Orient et qui n'a qu'un point de vue.Dans vos travaux, vous essayez de montrer la complexité du monde. Comment faites-vous ? Quelle est votre méthode ?
Je multiplie les archives et les sources. C'est un travail très basique. Concrètement, cela veut dire qu'il faut chercher dans les sources les plus diverses. Pour cela il faut avoir une formation et une série de compétences. Des compétences techniques, des compétences linguistiques, mais aussi quelque chose de beaucoup plus difficile, la capacité d'écoute. Cela est très difficile à expliquer, finalement.
L'écoute, c'est entendre les voix des uns et des autres. Je ne réussis pas toujours à écouter toutes ces voix, alors je cherche des collaborateurs. Et parfois, il faut travailler à deux ou à trois pour y arriver.
Le regard de l'Occident sur l'Orient n'a-t-il pas toujours été trop simpliste ?
C'est une question "empoisonnée", si je puis dire. Cela nous mène vers le livre de Edward Saïd, L'Orientalisme. C'est sa thèse centrale : l'Occident a toujours vu l'Orient de manière très simpliste.
Il y a des moments très différents, et je ne voudrais pas faire un trait d'union qui nous mène d'Hérodote à George Bush. Ce n'est pas parce qu'ils sont tous deux des Occidentaux qu'ils partageaient la même façon de faire. Je pense qu'il faut restituer un peu de complexité à la vision de l'Occident.
Il faut comprendre que les rapports de pouvoir ont changé. Si on était au XIXe siècle, quand il y avait l'Empire britannique, bien sûr, il y avait un rapport avec la Chine qui était un rapport de domination.
Aujourd'hui, ce n'est pas le rapport entre la Chine et la Grande-Bretagne. Donc forcément, il est difficile d'imaginer que les Britanniques auraient la volonté d'imposer leur vision.
Mais c'est le niveau le plus basique, le rapport entre pouvoir et savoir. Il y a des façons plus compliquées d'aborder les choses, sans entrer toujours dans les questions de pouvoir.
Je pense qu'on peut trouver aussi des moments où certains pays avaient moins de pouvoir mais dominaient néanmoins le savoir. Je pense notamment au cas de l'orientalisme allemand. Les Allemands n'avaient pas d'empire colonial, mais au niveau du savoir, ils ont dominé pendant 60 ans. Donc si on fait un rapport direct entre pouvoir et savoir, cela ne marche pas.
Peut-on en déduire qu'il y a une approche occidentale et une approche orientale de l'Histoire ?
Non, il y a mille approches. Par exemple, je ne pense pas que l'approche des Japonais et celle des Turcs est la même. Si on dit que les Turcs sont des orientaux et les Japonais aussi, manifestement, on n'est pas dans le même cas de figure.
En Inde, une classe moyenne émerge, la presse est florissante, l'économie bat son plein. En dix ans, l'image de l'Inde a changé en Europe. Comment l'Inde se voit-elle aujourd'hui par rapport au reste du monde ?
Il y a bien sûr une classe moyenne, dont on ne connaît pas la taille. Mais supposons que cela fasse 150 millions de personnes. C'est moins de 15 % de la population. Et le problème, c'est que même si cela fait un gros morceau, on ne peut pas oublier qu'il y a 300 millions de personnes qui restent dans la pauvreté.
Le moment de la grande fierté n'est pas encore arrivé. Si on a encore 300 millions de pauvres dans un pays, il ne faut pas être trop fier. Je pense que même s'il y a une certaine volonté de la part des élites en Inde, et en Chine, il faut aussi que cela aille de pair avec une certaine autocritique.
Donc l'Histoire ne peut se mondialiser ? Chaque peuple a donc sa propre Histoire. Mais comment expliquez-vous que l'histoire occidentale explique tout ou du moins essaie d'expliquer tout ?
En fait, ce n'est pas comme si chaque peuple avait sa propre histoire et que c'était une affaire interne. En réalité, comment faire l'histoire des Français sans faire l'histoire des Allemands ? L'histoire des Indiens sans penser aux Chinois ? Cette idée que l'histoire est quelque chose de communautaire n'est pas une vision que je partage. C'est à la limite une vision très nationaliste de l'histoire.
Et en faisant cela, en faisant des livres sur l'histoire de la France, par exemple, où on ne trouve en 3 000 pages pas un mot sur Dien Bien Phu, je trouve cela un peu étrange.
C'est parce qu'on fait comme si l'histoire de France était l'histoire des Français de souche. Mais la réalité est que même si on commence avec une histoire de la France au XIXe siècle, on en arrive vite à l'histoire de l'empire français. Si par exemple on parle des Français au Vietnam, par exemple, est-ce l'histoire de la France ou celle du Vietnam ?
Comment nommer l'histoire que vous écrivez ? Est-elle mondiale, globale, connectée ?
J'ai toujours préféré connectée. Parce que quand on dit mondiale ou globale, on a l'impression qu'on couvre tout. Or personne n'est capable de tout couvrir. Et si on le fait, on le fait de façon extrêmement superficielle.
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