Rapporteur des Nations unies, Jean Ziegler ne cesse d’alerter sur la criminalité dans le monde. Fin connaisseur du continent africain, il analyse la popularité des “gangsters patriotes”.
Les populations perçoivent souvent ces “bandits” comme des justiciers. Ont-elles raison ?
L’exemple du Nigeria est particulièrement instructif. Le delta du Niger est le plus étendu de la planète après ceux de l’Amazone, du Gange et du Brahmapoutre. Le pétrole du delta est exploité par une dizaine de sociétés étrangères, dont la plus puissante est Shell. Cette région génère 90 % des revenus en devises du Nigeria. Mais les populations locales ne profitent pas ou profitent très peu des énormes revenus du pétrole. Au contraire : elles souffrent terriblement de la destruction de leur environnement. Les rebelles décrits sont donc des “gangsters patriotes”. Ils tentent de protéger la population. Ils pratiquent le chantage sur les sociétés et redistribuent l’argent. Cela est particulièrement vrai pour le Mend (Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger). Dans pratiquement toutes les villes et tous les villages du delta, les combattants de ce mouvement peuvent compter sur des réseaux de logistique clandestins efficaces et sur des caches innombrables que la police fédérale et les troupes semblent incapables de démanteler. Les prises d’otages à répétition ont permis au Mend de se constituer un véritable trésor de guerre. Celui-ci est mis à profit pour corrompre les membres des troupes d’élite nigérianes lancées à leur poursuite et acheter aux officiers nigérians les armes les plus sophistiquées.
La piraterie des Somaliens s’apparente-t-elle à une forme de redistribution ?
Certainement, les accords de pêche, imposés notamment par l’Union européenne, ravagent jusqu’aux eaux territoriales. Ils ont ruiné la vie de dizaines de milliers de familles de pêcheurs.
L’Afrique devient-elle la nouvelle terre des bandits et autres seigneurs du crime ?
Le banditisme au sens étymologique du terme [de l’italien bandito, malfaiteur, hors-la-loi] est pratiqué par de nombreuses sociétés multinationales occidentales, chinoises, indiennes. Je prends l’exemple de Glencore, le deuxième trust minier du monde, dont le siège est à Zoug, en Suisse. En Zambie, Glencore possède les Mopani Copper Mines. Le gouvernement de Lusaka accuse le holding de Zoug de manipuler les chiffres pour échapper aux taxes et aux impôts zambiens. Même problème au Katanga. Glencore n’est pas seul dans son activité de faussaire. D’autres sociétés – canadiennes, européennes – font de même. Résultat : en 1982, le secteur minier fournissait 70 % des revenus du Katanga, contre 7 % aujourd’hui.
Quel est le poids de la criminalité dans l’économie mondiale ?
Par sa puissance financière, celle-ci influence secrètement la vie économique, l’ordre social, l’administration publique et la justice de nombreux Etats. Dans certains cas, cette criminalité organisée dicte sa loi et ses valeurs. De cette façon disparaissent graduellement l’indépendance de la justice, la crédibilité de l’action politique, et finalement la fonction protectrice de l’Etat de droit. La corruption devient un phénomène accepté. Le résultat est l’institutionnalisation progressive du crime organisé. Personne évidemment ne connaît sa part exacte dans le produit mondial brut. Il existe cependant une indication : le CD-Rom Crime.doc, qui inventorie les plus importants cartels du crime organisé, contient plus de 100 000 entrées provenant des 187 Etats membres de l’Organisation internationale de police criminelle (OIPC, appelée familièrement Interpol).
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