Hélas, nos dirigeants semblent totalement dépassés : ils sont incapables
aujourd'hui de proposer un diagnostic
juste de la situation et incapables, du coup, d'apporter des solutions
concrètes, à la hauteur des enjeux. Tout se passe comme si une petite
oligarchie intéressée seulement par son avenir à court terme avait
pris les commandes." (Manifeste Roosevelt, 2012.)
"Un
diagnostic juste" suppose une pensée capable de
réunir et d'organiser les informations
et connaissances dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et
dispersées.
Une telle pensée doit être consciente de l'erreur de
sous-estimer l'erreur dont
le propre, comme a dit Descartes, est d'ignorer qu'elle est erreur.
Elle doit être consciente de l'illusion de sous-estimer l'illusion.
Erreur et illusion ont conduit les responsables politiques et militaires du
destin de la France au désastre de 1940 ; elles ont conduit Staline à faire confiance à Hitler,
qui faillit anéantir l'Union soviétique.
Tout notre passé, même récent,
fourmille d'erreurs et d'illusions, l'illusion d'un progrès indéfini de la
société industrielle, l'illusion de l'impossibilité de nouvelles crises
économiques, l'illusion soviétique et maoïste, et aujourd'hui règne encore
l'illusion d'une sortie de la crise par l'économie néolibérale, qui pourtant a
produit cette crise. Règne aussi l'illusion que la seule alternative se trouve
entre deux erreurs, l'erreur que la rigueur est remède à la crise, l'erreur que
la croissance est remède à la rigueur.
L'erreur n'est pas seulement
aveuglement sur les faits. Elle est dans une vision unilatérale et réductrice
qui ne voit qu'un élément, un seul aspect d'une réalité en elle-même à la fois
une et multiple, c'est-à-dire complexe.
Hélas. Notre enseignement qui nous
fournit de si multiples connaissances n'enseigne en rien sur les problèmes
fondamentaux de la connaissance qui sont les risques d'erreur et d'illusion, et
il n'enseigne nullement les conditions d'une connaissance pertinente, qui est
de pouvoir affronter la complexité des
réalités.
Notre machine à fournir des connaissances,
incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances,
produit dans les esprits myopies, cécités. Paradoxalement l'amoncellement sans
lien des connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les
experts et spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et
sociaux.
Pire, cette docte ignorance est
incapable de percevoir le vide effrayant
de la pensée politique, et cela non seulement dans tous nos partis en
France, mais en Europe et dans le monde.
Nous avons vu, notamment dans les
pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne
et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la
dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique
perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie
disposant d'une intelligente stratégie pacifique était capable d'abattre deux dictatures.
Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des
partis à vocation sociale de formuler une ligne, une
voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles régressions à
l'intérieur même des conquêtes démocratiques.
Ce mal est généralisé. La gauche est
incapable d'extraire de ses sources
libertaires, socialistes, communistes une pensée qui réponde aux conditions
actuelles de l'évolution et de la mondialisation. Elle est incapable d'intégrer
la source écologique nécessaire à la sauvegarde de la planète.
Les progrès d'un vichysme rampant, que nulle occupation étrangère n'impose,
impose dans le dépérissement du peuple républicain de gauche la primauté de ce
que fut la seconde France réactionnaire.
Notre président de gauche d'une
France de droite ne peut ni retomber dans les illusions
de la vieille gauche, ni perdre toute substance en
se recentrant vers la droite. Il est condamné à un "en avant". Mais
cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la
structure de pensée. Cela suppose, à partir d'un diagnostic
pertinent, d'indiquer une ligne, une
voie, un dessein qui rassemble, harmonise et symphonise entre elles les grandes
réformes qui ouvriraient la voie nouvelle.
Je dégagerais ce que pourrait être
cette ligne, cette voie que j'ai proposée aussi bien dans La Voie que dans Le Chemin de l'espérance, écrit en
collaboration avec Stéphane Hessel (Fayard, 2011).
Je voudrais principalement ici indiquer que l'occasion
d'une réforme de la connaissance et de la pensée par l'éducation publique est
aujourd'hui présente. Le recrutement de plus de 6000 enseignants doit permettre la formation de
professeurs d'un type nouveau, aptes à traiter les problèmes
fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement : les problèmes de la
connaissance, l'identité et la condition humaines, l'ère planétaire, la
compréhension humaine, l'affrontement des incertitudes, l'éthique.
Sur ce dernier point, l'idée d'introduire l'enseignement
d'une morale laïque est à la fois nécessaire et insuffisante. La laïcité du
début du XXe siècle était fondée sur la conviction que le progrès
était une loi de l'histoire humaine et qu'il s'accompagnait nécessairement du
progrès de la raison et du progrès de la démocratie.
Nous savons aujourd'hui que le
progrès humain n'est ni certain ni irréversible. Nous connaissons les pathologies
de la raison et nous ne pouvons taxer comme irrationnel
tout ce qui est dans les passions, les mythes, les idéologies.
Nous devons revenir à la source de la
laïcité, celle de l'esprit de la Renaissance, qui est la problématisation, et
nous devons problématiser aussi ce qui était la solution, c'est-à-dire la
raison et le progrès.
La morale alors ? Pour un esprit
laïque, les sources de la morale sont anthropo-sociologiques. Sociologiques :
dans le sens où communauté et solidarité sont à la fois les sources de
l'éthique et les conditions du bien-vivre en société. Anthropologiques dans le
sens où tout sujet humain porte en lui une double logique : une logique
égocentrique, qui le met littéralement au centre
de son monde, et qui conduit au "moi d'abord" ; une logique du
"nous", c'est-à-dire du besoin d'amour et de communauté qui apparaît
chez le nouveau-né et va se développer dans la famille,
les groupes d'appartenance, les partis, la patrie.
Nous sommes dans une civilisation où
se sont dégradées les anciennes solidarités, où la logique égocentrique s'est
surdéveloppée et où la logique du "nous" collectif s'est
"sous-développée". C'est pourquoi, outre l'éducation, une grande
politique de solidarité devrait être développée, comportant le service civique
de solidarité de la jeunesse, garçons et filles, et l'instauration de maisons
de solidarité vouées à secourir les détresses et
les solitudes.
Ainsi, nous pouvons voir qu'un des impératifs
politiques est de tout faire pour développer
conjointement ce qui apparaît comme antagoniste aux esprits binaires :
l'autonomie individuelle et l'insertion communautaire.
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