Thursday 17 January 2013

Portrait de Pierre Legendre, philosophe hors norme et indispensable



Nul n'est prophète en son pays et Pierre Legendre ne fait pas exception, hélas! Il est plus connu à Tokyo et à Osaka qu'à Paris. Loin des spots braqués sur les quelques stars de la "pensée", Pierre Legendre est l'un de nos chercheurs les plus audacieux et les plus féconds. Et pourtant, absent des dictionnaires d'histoire des idées, il a droit, au mieux, à une notule distraite dans les survols panoramiques de la culture française. Mais qui est donc ce Pierre Legendre?

D'abord, l'auteur d'une oeuvre inclassable et insolite qu'il poursuit avec ténacité. Une vingtaine de livres aux titres déconcertants, avec des index au cordeau. Le grand respect de la chose écrite. Legendre témoigne d'une érudition étourdissante, forant dans les grandes profondeurs à la recherche des sédimentations les plus subtiles d'un concept, d'une idée ou d'une notion. Il n'hésite pas, sans forcer la démonstration, à convoquer tel adage du droit romain quand ce n'est pas le règlement intérieur de la firme Toyota pour suivre à la trace, par exemple, l'émergence du concept d'efficacité technique en Occident. Ce Pic de La Mirandole contemporain refuse la segmentation des savoirs et sait entrelacer, à la faveur d'un télescopage inattendu, telle vieille archive du droit médiéval avec un article d'une revue américaine sur le pragmatisme et le management.

A partir de 1957, agrégé d'histoire du droit (droit romain et droit canonique), il se forme à la psychanalyse. Chargé de mission auprès de l'ONU et de l'Unesco, il décrypte le discours des institutions internationales sur l'Afrique et mesure l'étendue des ravages dont l'Occident se rend coupable quand il exporte ses modèles de démocratie clés en main pour fabriquer des Etats fantoches. Directeur du Laboratoire européen pour l'étude de la filiation, il dirige également la collection qui a publié, chez Fayard, presque toute son oevre. De l'interrogation sur l'administration classique, de la question de l'Etat aux huit grandes Leçons - son séminaire professé à l'Ecole pratique des hautes études (section sciences religieuses) -, l'oeuvre de Legendre demeure splendidement ignorée. Ajoutons-y deux films remarquables: La fabrique de l'homme occidental et Miroir d'une nation: l'Ecole nationale d'administration, et un autre en préparation sur les ravages de la mondialisation.

Pierre Legendre, c'est d'abord la pensée impérieuse de la limite. Notre époque industrielle est entrée dans le vertige de l'illimité, de la frontière repoussée. D'un côté, la postérité de Mai 68 a engendré et promu un véritable idéal antitabou, une réticence à toute forme de normativité, une idéologie hédoniste en expansion continue. Les symptômes sont connus de tous, il suffit d'ouvrir le journal: logique du lobbying des diverses communautés (existantes et à venir) qui mordent sur le droit et l'Etat républicain et tendent à la fragmentation, à la mosaïque des privilèges; affaiblissement de la figure du Père (crise de l'autorité, incapacité à dire non, posture fragile de l'enseignant).

Sur l'autre versant, l'ultralibéralisme, qui, en un mouvement illimité, transforme tout en marchandise, entraîne les pires dérégulations et le chômage de masse - véritable sacrifice humain pour Legendre -, et contraint l'Etat, garant de la raison, à des retraits successifs et croissants. Legendre ne cesse de le rappeler: "pensée" libertaire et "pensée" libérale renforcent réciproquement leurs effets pour produire le citoyen/consommateur lambda de la démocratie planétaire. Le tout se conjugue, tragiquement, en ce que Legendre nomme "la débâcle normative". La multiplication des espaces de liberté est devenue la prison de la confusion mentale.

D'où la nécessité absolue de poser la norme, d'instaurer l'interdit ou le droit pour contenir le fantasme, cette voie royale qui peut aboutir au meurtre. De cet inévitable désarroi surgit sans cesse sous la plume de Legendre la référence au Droit, au droit romain. A l'ère industrielle, le droit est devenu un simple outil de gestion des choses et des gens, à la remorque des moeurs et de l'air du temps (pacs, etc.).

Une nouvelle discipline a été fondée par Pierre Legendre: l'anthropologie dogmatique. Le mot à retenir est "Dogme", un mot suspect et clérical qui sent le soufre mais jette une pleine clarté sur le fonctionnement de la société. En Occident, toute société s'édifie sur un Dogme, clé de voûte de l'organisation sociale et de tous les savoirs qui façonnent un sujet ou un citoyen (droit et politique, médecine, science). Dieu et le Moyen Age, la Nation et la femme-France (la République), la Patrie ou le Progrès. Un exemple: sans le renvoi à la fameuse justification "mourir pour la patrie", la Grande Guerre n'aurait été qu'un gigantesque meurtre collectif et un suicide de masse. Mais le Dogme est plus qu'une adresse collective aux citoyens: il se donne à voir dans des emblèmes - le drapeau qui rassemble ou un défilé du 14 Juillet -, des monuments qui parlent, - cette Assemblée nationale qui figure la République -, tandis que la transplantation cardiaque filmée dans La fabrique de l'homme occidental met en scène la divinisation de la science, pilier de notre société.

A quoi expose la transgression? Le 8 mai 1984, un jeune caporal de l'armée canadienne fait irruption dans la salle de l'Assemblée nationale du Québec, avec l'intention de tuer les membres du gouvernement présents. Dans les couloirs, il vide son chargeur sur trois personnes avant d'entrer dans la salle, qui, heureusement, est vide, car les députés ne siègent pas. Il s'installe dans le fauteuil du Speaker, du président. Il se rendra et sera jugé. Une caméra vidéo a filmé le crime. Legendre s'intéresse à l'affaire et signe un de ses plus beaux livres:

Le crime du caporal Lortie. Ce fait divers parle comme une tragédie grecque. L'assassin dit à ses juges: "Le gouvernement avait le visage de mon père." C'est un parricide, à n'en pas douter. Le meurtre, en effigie, du président renvoie à la biographie du jeune militaire. Fils d'un tyran sexuel et véritable chef de horde, Lortie ne peut plus esquisser le moindre geste tendre envers ses enfants sans être brûlé par la pensée de l'inceste. La scène semble condenser toute l'oeuvre de Pierre Legendre: la nécessité vitale de la limite qui contient la toute-puissance du fantasme paternel, les lieux et les emblèmes qui parlent, enfin le jugement qui permet à Lortie de s'approprier son crime. La lecture de l'oeuvre de Legendre est le meilleur remède à ce que l'on nomme, naïvement, la perte des repères.

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