Rue89 : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’impact des inégalités sur nos sociétés ?
Richard Wilkinson,épidémiologiste : Je travaille sur le lien entre santé et classes sociales depuis les années 70. Je me suis intéressé un jour à la question du changement de niveau de vie, au niveau individuel : si votre revenu change, votre espérance de vie sera-t-elle différente ? Résultat de cette étude : un changement de revenus a un impact sur la santé des gens les plus pauvres, mais peu d’impact sur la santé des gens les plus riches. En principe, donc, si vous prenez des revenus aux plus riches pour les donner aux plus pauvres, vous aurez un impact positif sur la santé moyenne. J’ai voulu vérifier en regardant si les pays dont les revenus sont plus égaux avaient une meilleure santé que les autres.
Par la suite, d’autres personnes, dans d’autres pays, ont produit des études sur l’impact des facteurs psycho-sociaux, les effets physiologiques du stress chronique... Tout cela a aidé à comprendre les effets des différences de niveaux sociaux.
On est tombés alors sur un paradoxe. Entre les pays riches, les différences de revenu moyen (mesuré par le PIB par tête) ne semblent avoir aucun effet sur la santé. La Grèce, le Portugal et Israël font aussi bien que les Etats-Unis ou la Norvège, alors que leur revenu est deux fois inférieur !
Les différences de revenu et la santé : elles jouent à l’intérieur du pays, mais pas entre les pays (DR)
Quelle est l’explication de ce paradoxe ? C’est que ce qui compte à l’intérieur des sociétés, c’est le revenu relatif : l’importance des différences de niveaux sociaux.
Ce que vous montrez, c’est que si deux pays ont un revenu moyen égal, mais que l’un est plus inégal que l’autre, il aura plus de problèmes dans tous les domaines : santé, mais aussi sécurité, violence, drogue, défiance...
Oui, mais contrairement à ce que certains ont pu dire, nous n’avons pas bâti une théorie qui expliquerait tout ! C’est vrai que notre approche touche à de nombreux problèmes, mais tous ces problèmes sont liés. Ils sont de nature sociale, et frappent surtout le bas de l’échelle.
Tout ce que nous disons, c’est que ces problèmes, tous ceux qui sont plus graves au bas de l’échelle, sont plus lourds quand les inégalités s’accroissent.
La surprise, c’est qu’ils ne s’aggravent pas seulement chez les pauvres : les inégalités nuisent à l’ensemble de la population, y compris aux plus aisés. Il est difficile de savoir ce qui se passe chez les super-riches, mais on peut constater que tous les autres, les 95%, se portent tous mieux quand les inégalités sont plus réduites.
Comment pouvez-vous être sûr du sens de la causalité ? Problèmes sociaux et inégalités pourraient simplement avoir une cause commune...
Ce que des études ont montré, c’est que des changements dans l’importance des inégalités ont un impact sanitaire et social quelques années plus tard. Ce décalage dans le temps montre bien qu’il existe une causalité.
Si vous écartez les inégalités, quelle est la raison pour laquelle selon vous les Etats-Unis ont une espérance de vie plus basse que la plupart des autres pays développés ? Mais aussi plus de prisonniers ? Plus de violence ? Plus de naissances chez les adolescentes ? Plus de problèmes psychiatriques ? Et pourquoi des pays comme les pays scandinaves ont de bien meilleurs résultats sur tous ces tableaux ? Il est très difficile de trouver une autre cause qui aurait une influence sur autant de maux différents.
Nous avons constaté comment le néolibéralisme avait sous Thatcher ou sous Reagan accru l’écart entre les revenus, en réduisant les impôts pour les plus riches, en fragilisant les syndicats, en privatisant l’industrie. Cette idéologie s’est répandue vers les autres pays, mais avec un décalage par rapport à la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Et on retrouve ce décalage dans le développement du stress chronique, de la violence etc. dans ces autres pays.
Qu’est-ce qui explique cette relation entre inégalités et santé, inégalités et violence ?
Si les inégalités aggravent les problèmes, c’est parce que nous sommes sensibles à la différence des statuts sociaux. La violence, par exemple, est déclenchée lorsque quelqu’un vous regarde avec mépris, ne vous respecte pas. Dans une société plus inégale, il y a plus de compétition pour son statut social et plus d’insécurité pour conserver ce statut. On devient très préoccupé de la façon dont on est jugé par les autres. Le déclencheur de la violence, c’est la perte de confiance en soi, le sentiment d’humiliation, le manque de respect.
C’est un phénomène universel ? On le constate dans toutes les sociétés ?
Oui. L’être humain, pendant plus de 90% de son existence, a vécu dans des sociétés extraordinairement égalitaires. Les sociétés de cueilleurs et de chasseurs l’étaient, comme le montrent clairement de récentes études anthropologiques.
Les sociétés sont devenues égalitaires quand les hommes ont commencé à chasser de gros animaux et se sont dotés d’armes pour le faire. Le fait d’être physiquement le plus fort, au sein de votre groupe, a perdu alors toute importance : avec une arme, il est en effet facile de tuer un homme fort, pendant son sommeil par exemple. Se sont alors développées des stratégies de « contre-domination ». Et les groupes ont commencé, collectivement, à empêcher l’un de leur membre de devenir dominant. On peut l’ostraciser, le ridiculiser, le tuer, le bannir. Christopher Boehm explique cela très bien dans son dernier livre, « Moral Origins » [en anglais].
Comme il le montre, ces stratégies pour contrer les velléités de domination marquent presque le début de l’idée de démocratie. La tentation de la domination a continué à exister, mais elle est depuis cette époque contrebalancée. Plus tard, on limitera les pouvoirs de nos rois, on instaurera l’idée d’égalité devant la loi, etc.
Nous constatons, partout, des désirs de domination, mais aussi, partout, des désirs de se faire des amis et de maintenir une égalité. Nous pouvons jouer sur une corde ou sur l’autre, en fonction de l’environnement. Chacun sait comment traiter l’autre comme un ami : si on veut dîner avec lui, on ne doit pas tenir des propos qui l’humilieraient, par exemple. Mais chacun sait aussi quoi faire pour dominer l’autre : afficher son statut social, mentionner les noms de gens importants que l’on connaît, etc.
Faut-il jouer la compétition de statut ou la réciprocité, la coopération et l’empathie ? Cela dépend de l’environnement. Le degré d’inégalités d’une société nous indique sur quelle corde on doit plutôt jouer. Et les comportements à adopter s’apprennent dès le plus jeune âge.
L’environnement peut même changer la façon dont nos gènes s’expriment, comme le montre l’épigénétique. Des études ont établi que des singes qui changent de statut (quand on les fait passer d’un groupe à l’autre) connaissent des changements épigénétiques. On l’a constaté aussi chez les hommes – une étude a été menée sur les riches et les pauvres à Glasgow [Ecosse].
Au début de notre vie, nous sommes donc très sensibles à l’environnement. Si l’environnement est compétitif, on va s’y adapter en conséquence : on va être sensible à la façon dont on est jugé, on va regarder les autres comme des rivaux.
Si au contraire l’on sent qu’on va grandir dans une société où l’on va surtout dépendre de la coopération avec les autres, on va regarder ceux-ci avec empathie, on va travailler la réciprocité. Le développement émotionnel et cognitif va être très différent.
L’inégalité s’exprime-t-elle uniquement par les revenus ? Ne peut-elle pas passer par des marqueurs culturels ? En France, on accorde beaucoup d’importance au capital culturel...
Ces marqueurs culturels naissent toujours des inégalités de revenus, même s’ils mettent du temps à se développer. Les différences culturelles sont l’expression des différences matérielles.
Les hommes politiques veulent tous créer une société sans classes, mais vous ne pouvez pas faire cela sans réduire les inégalités de revenus. Parce que ces différences matérielles sont celles qui forment la matrice des classes sociales. Ce sont elles qui créent la distance sociale, ce sentiment des uns d’être puissants et intelligents et le sentiment des autres d’être dominés.
Les différences de « capital culturel », on les constate partout. Mais l’argent joue un rôle. Quand on mesure l’activité culturelle en demandant aux gens « quand êtes-vous allé pour la dernière fois au théâtre » , « quand avez-vous lu un livre pour la dernière fois », « quand êtes-vous allé au musée », les réponses à ces questions déclinent dans les sociétés inégalitaires en termes de revenu. Dans ces sociétés, la culture devient le privilège des riches. La façon d’afficher son statut économique, c’est souvent de montrer qu’on est familier avec la littérature, la poésie, la musique, de peinture... C’est la raison pour laquelle les riches dépensent tant d’argent pour des peintures.
La France a « la passion de l’égalité », disait Tocqueville : le mot égalité est écrit au fronton de nos écoles. Et pourtant, dans les enquêtes sur le bonheur, la France arrive loin derrière les autres. Et nous sommes de gros consommateurs d’antidépresseurs. Comment l’expliquez-vous ?
Même si les inégalités sont un facteur aggravant de la dépression, elles n’en sont pas le seul. Et je ne connais pas assez bien la situation française pour vous donner l’explication de cette surconsommation d’antidépresseurs. On m’a dit que le niveau de compétition sociale à Paris était terrible, ce que j’ignorais.
Et que pensez vous des enquêtes sur le bonheur ? Leurs résultats confortent-elles votre théorie ?
Des économistes ont trouvé une relation entre le degré d’égalité et le bonheur, mais elle n’est pas aussi forte qu’on pourrait s’y attendre. La raison selon moi vient du fait que les enquêtes sur le bonheur sont basées sur des données subjectives. Dans une société inégalitaire, vous devez être un dur, ne jamais admettre de faiblesse.
On le constate dans les enquêtes de santé quand on pose par exemple cette question : « Ces derniers mois, votre santé a-t-elle été excellente, bonne, moyenne, fragile, ou mauvaise ? » A l’intérieur d’une même société, les réponses correspondront bien à l’espérance de vie relative des personnes interrogées : les gens qui répondent « bonne » vivent effectivement moins longtemps que ceux qui répondent « excellente ». Mais sur le plan international, si l’on compare les pays, on ne trouve aucune relation de la sorte. Car il semble que dans les pays où la compétition est forte, vous répondrez plus facilement « excellente », même si vous pensez « bonne »...
Dans les enquêtes sur le bonheur, on vous demande si vous vous sentez heureux. Dans les pays inégalitaires, admettre qu’on est malheureux est un aveu d’échec.
Je pense donc que ces études sont biaisées. Dans certaines sociétés plus égalitaires, comme au Japon, affirmer qu’on est heureux, c’est considéré comme une vantardise.
Quelle est la meilleure façon de réduire les inégalités ? Les impôts ?
Les impôts permettent de répondre rapidement au problème. Il faudrait un accord international pour régir les impôts des plus riches et éviter l’évasion fiscale.
Mais augmenter les impôts est politiquement délicat et il serait plus fondamental de réduire les écarts de revenus avant qu’ils ne soient taxés.
Je pense que la culture du bonus et de l’évasion fiscale est le reflet d’une défaillance des contraintes démocratiques. Ces gens font ce qu’ils veulent quand ils veulent. Nous devons lutter contre ces attitudes en étendant les mécanismes démocratiques dans la sphère économique.
Comment ? En ayant une législation plus sérieuse pour imposer la représentation des salariés dans les entreprises ; en favorisant les entreprises de l’économie sociale et solidaire ; en soutenant par des prêts bonifiés les reprises d’entreprises par les salariés... On peut aussi agir sur les multinationales, où l’on trouve des écarts de salaires de 1 à 300. On pourrait par exemple taxer davantage les entreprises qui ont de grands écarts de salaires.
Les pays communistes avaient tenté d’aboutir à une plus grande égalité en réduisant la démocratie, je pense qu’il faut au contraire aboutir à un tel résultat en en élargissant le champ !
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