Monday, 24 February 2014

* "République" : un «mot sacré» si puissant qu’il échappe à toute réflexion critique

Béligh Nabli, Maître de conférences à Sciences-Po Paris
D’une polémique l’autre. Tel est le lot d’une société sous tension, en quête de sens et incertaine de ses valeurs communes. Un mot devrait être au cœur de cette recherche existentielle : république. Un «mot sacré» empreint d’un dogmatisme si puissant qu’il échappe à toute réflexion critique de la part de ceux qui l’emploient allègrement comme label ou argument d’autorité. De même que pour la laïcité, les appels incessants à la «république» par des forces politico-sociales antagonistes jettent le trouble. Car la république n’est pas un acquis figé et immuable, sa signification n’est pas univoque.

A la fois notion philosophique et système empirique, la «république» désigne tout à la fois l’Etat (souverain) et ses institutions, une forme de gouvernement (alternative à la monarchie et à l’empire) et un système de valeurs (de plus en plus assimilé à la démocratie). Cette définition est confortée par l’étymologie du mot (du latin res publica, «chose publique»), laquelle oppose la république à la «chose privée» et par extension à l’intérêt privé, à l’espace privé. Or cette construction binaire (public - privé) est mise en péril par divers modes d’expression où prévalent l’individualisme social et le pouvoir financier. La frontière entre les différentes sphères est brouillée et tend à se dissiper.

Notre Loi fondamentale (Constitution de 1958) qualifie la république d’«indivisible, laïque, démocratique et sociale». Autant de qualités aujourd’hui mises en cause par des forces supranationales ou infranationales, matérielles et immatérielles, réactionnaires ou progressistes. Le préambule de la Constitution - siège privilégié du pacte républicain défini par un ensemble de valeurs, de droits et de libertés consacrés depuis 1789 - n’échappe pas à la question de son immuabilité. La perspective fut balayée par le «rapport Veil» remis au président Sarkozy en décembre 2008, et ce, alors que la lettre de mission signée par le chef de l’Etat l’ait invité à exprimer de nouvelles exigences liées notamment à l’égalité entre hommes et femmes, aux discriminations positives, à la bioéthique, au respect de la vie privée et de la protection des données personnelles ou à l’ancrage européen de la république. De cette lettre de mission ressortait la ferme volonté d’aller au-delà d’une simple actualisation constitutionnelle des droits fondamentaux. Quoique passé relativement inaperçu, cet épisode est significatif. Au-delà du réflexe conservateur, le statu quo préconisé par le comité de réflexion trahissait la volonté de ne pas heurter une société à fleur de peau dès lors qu’il s’agit de l’interroger sur elle-même.

Cette volonté de figer le pacte républicain contredit les profonds clivages qui caractérisent encore notre société. Définitivement, la chute du mur de Berlin ne signe pas la fin de l’Histoire. L’alternance et l’arrivée de la gauche au pouvoir n’ont pas mis fin à l’hystérisation de la vie publique inaugurée par le mode d’exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy. Les débats sur la famille («Mariage pour tous», PMA et GPA, droit à l’IVG, «théorie du genre») et la nation (construction européenne, globalisation) reflètent les «fractures françaises». A l’inverse, certains discours à l’unisson sont tout aussi symptomatiques du malaise ambiant. La levée de boucliers qu’a causée la volonté gouvernementale de refonder la politique d’intégration témoigne d’une crispation identitaire constitutive du mouvement réactionnaire qui traverse le pays. Pourtant, la France du XXIe siècle est de fait une société multiculturelle et les Français ne sont pas culturellement monolithiques.

Opposer le «sociétal» et le «social» relève de l’artifice autant que de la paresse intellectuelle. Les questions sociétales interrogent la politique d’égalité que veulent et mènent nos gouvernants dans un pays qui cultive la passion pour l’égalité. En cela, la crise identitaire de la république est une crise de l’égalité. Les inégalités (sociales et territoriales) continuent de structurer une société incapable de conjuguer le respect du singulier et la définition du commun. L’atomisation et le cloisonnement de la communauté nationale ont engendré une citoyenneté à plusieurs vitesses dont l’inégalité sociale - plus que l’hétérogénéité culturelle des populations - demeure la matrice. En cela, la déconstruction de la république n’a rien d’un spectre, c’est une réalité. L’école se trouve ici au cœur de la chaîne des responsabilités. Pilier du «modèle républicain» - qui reste à (re)définir -, l’école n’échappe pas aux phénomènes discriminatoires. Notre système d’éducation s’est transformé en une machine de sélection et d’immobilité sociales, et contribue in fine à l’autoreproduction des élites. L’idée même de méritocratie républicaine se trouve altérée par des mécanismes de reproduction qui consacrent l’injustice comme matrice de l’ordre social. Et que dire du poids de l’hérédité, ce critère archaïque qui influe toujours plus pour l’accès à la «noblesse d’Etat», à l’aristocratie politique ou culturelle.

Tout projet de société digne de la mystique républicaine consiste encore aujourd’hui à refonder l’idée d’égalité au-delà de «théories de la justice» (John Rawls) qui semblent avoir légitimé l’avènement d’une société des inégaux.

Le sentiment d’injustice cultive les divisions et les antagonismes. La fracture entre gouvernants et gouvernés rend d’autant moins audible ce sentiment. Les gouvernants font face à une profonde défiance des gouvernés, défiance nourrie par un procès en incompétence, en impuissance, en immoralité et en «non-représentativité». S’attaquer aux déficits de représentativité politique et sociologique de la représentation nationale suppose une réforme du mode de scrutin aux élections législatives, laquelle réforme n’est hélas toujours pas inscrite à l’ordre du jour. Celle-ci est pourtant impérative pour réactiver le sentiment d’appartenance à une «communauté commune».

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