Ursula Michel
Parapluie se déroule
pour une bonne part au début du XXe siècle, en pleine révolution
industrielle. Quelles raisons ont poussé Will Self à choisir cette époque?
Quelles similitudes y trouve-t-il avec notre monde contemporain?
Will Self: J’ai choisi cette période
pour diverses raisons: il s’agit d’un point de rupture technologique majeur,
tout comme celui que nous vivons actuellement. À l’époque, l’automatisation des
usines a commencé à redéfinir l’économie et à impacter sérieusement la psyché
humaine. Le Londres de 1905 contient tous les éléments que nous associons à la
modernité: l’électrification du réseau ferré, l’instantanéité des
communications entre les marchés financiers, l’apparition du téléphone et de
l’électricité domestique… et soudain se déclenche la Première Guerre mondiale!
Ma trilogie de romans, inaugurée
par Parapluie, s’intéresse aux relations entre les psychopathologies
humaines, le progrès technique et la guerre. Chaque roman concerne une période
du XX/XXIe siècle: Parapluie se concentre sur la Première
Guerre, Requins(Sharks) sur la Seconde et Téléphone (Phone), le
troisième volume, se focalise sur les guerres post-11 Septembre diligentées par
l’Ouest en Irak et en Afghanistan. Les correspondances trans-temporelles entre
ces différentes époques m’intéressent énormément.
Débutant presque toujours
par un élément perturbateur qui produit une narration déviante, les œuvres de
Will Self ne sont que rarement ancrées dans la réalité du monde contemporain.
Loin du travail de Jonathan Coe, autre écrivain britannique ayant étrillé les
années Thatcher et Blair dans nombre de ses romans (Testament à l'anglaise, Le Cercle fermé), les
fictions de Self sont-elles pour autant déconnectées de toute critique
vis-à-vis de la société occidentale?
J’adore les romans de Coe
(et je ne dis pas cela parce que c’est un ami personnel) mais c’est une forme
fictionnelle pour laquelle je n’ai pas d’inclinaison particulière. Pour moi, la
réalité est trop tordue, polymorphe et perverse pour trouver sa place dans un
tel format. Les structures et les conventions romanesques m’ont toujours agacé
et avec Parapluie, je crois avoir trouvé un moyen de m’en affranchir.
Je ne m’inscris pas dans la définition
stendhalienne de la littérature comme «miroir de la vie». Pour moi, la
littérature ne peut que présenter un simulacre de ce que nous pensons être le
monde. J’inclus volontiers des événements politiques et des personnages réels
dans mes romans, mais je me refuse à y projeter les mentalités qui attribuent à
ces gens ou à ces événements un autre statut épistémique que leurs rêveries
intérieures.
Dans son précédent
roman, Le Livre de Dave, Will
Self imaginait un monde post-apocalyptique régit par un texte sacré, écrit
quelques siècles plus tôt par un chauffeur de taxi alcoolique. Est-ce ainsi que
le Britannique perçoit la religion, comme un immense malentendu?
J’aime bien le faux
trailer du Livre de Dave. Ce roman était une satire des religions
révélées, c’est à dire les religions révélées à travers un texte considéré
comme sacré. Ce que j’essayais de montrer dans ce roman, c’est à quel point la
religion est inévitable: peu importe le matériau central sur lequel elle se
base, elle continuera à exister dans toute les sociétés humaines.
L’Occident, soi-disant une société séculaire, est fanatiquement
religieux. Sa religion se nomme l’humanisme et nous promet le paradis sur terre
tout autant qu’une révélation gnostique de la structure de l’univers. Notre
religion a son propre jihad, visant à apporter la démocratie et la liberté par
la poudre et les canons.
L’humanisme, tout comme le marxisme ou le nazisme, est une terrible religion
car il substitue l’homme à Dieu et donc se sent exonéré de tout arbitrage moral
extérieur. Voilà pourquoi les crimes et les génocides du XXe siècle ont dépassé en horreur ceux des siècles
précédents.
Deux jours après les
attentats de Paris, Will Self assimilait la liberté d’expression à un «fétiche». Une
affirmation qui nécessitait un petit approfondissement.
C’est
un fétiche, parce que les gens s’en drapent pour signifier qu’ils sont bons.
Ils le clament sur un badge ou cliquent sur un bouton et pensent que cela est
une forme de liberté. Et ceci supposerait un droit absolu à la liberté
d’expression.
Mais il
n’y a pas de droit sans responsabilités et sans moyen de les imposer. Il ne
peut y avoir de droits de l’homme sans un gouvernement pour les imposer, et cela
n’arrivera jamais. La liberté d’expression est toujours dépendante de
juridictions politiques et de codes moraux, sociaux ou culturels.
Je
pense que de nombreuses personnes, au XXe siècle,
confondent la liberté et la masturbation et ce que nous observons aujourd’hui,
c’est une campagne pour le droit de se complaire dans sa propre imagination
libidinale. La satire, pour moi, doit toujours promouvoir un discours moral, la
provocation aiguillonne simplement. Elle ne crée pas le discours mais l’exclut.
Aucun djihadiste ne déposera sa kalachnikov à cause d’un dessin représentant le
prophète.
En
Europe, la crise a fait naître des alternatives politiques de gauche (Syriza en
Grèce, Podemos en Espagne). Alors que les Britanniques élisent leurs députés ce
jeudi 7 mai, comment Will Self explique-t-il l’absence dans son pays d’une voie
similaire?
Le
Royaume-Uni est le 51e état d’Amérique et les différences de système
politique entre les Etats-Unis et nous ne sont qu’apparentes. Nous sommes le
creuset à la fois du néolibéralisme et du néoconservatisme en Europe. Aucune
surprise donc que nous soyons de droite! Nous pensons que cela est bon pour le
business.
Nous avons jeté Londres dans la gueule des escrocs russes et des cadres
chinois. On prend l’argent d’où qu’il vienne, même sale, tant qu’il est investi
sur le merdique marché immobilier britannique. Nous sommes une bande d’égoïstes
et d’ordures hypocrites. Mais vous le saviez déjà, non?
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