Professeure de sociologie à l’université Columbia, à New York, Saskia Sassen est une intellectuelle atypique. Elle est de ces esprits capables de fulgurances théoriques sur la mondialisation (comme son concept de «formations prédatrices»), tout en imaginant des mobilisations politiques au quotidien. C’est avec son livre sur les mégalopoles sorti en 1996 - la Ville globale, Descartes & Cie - que la Néerlando-Américaine se fait connaître, remettant en cause le discours heureux sur les villes mondialisées. Bien avant la critique du bobo, elle repère la logique d’exclusion que peuvent engendrer les cités interconnectées. Cette fois, c’est une vision de l’économie globalisée qu’elle propose dans Expulsions, son nouvel essai. Un livre d’intervention qui s’adresse au plus grand nombre pour saisir un paradoxe : pourquoi l’extrême complexité de l’économie transfrontières engendre-t-elle «des formes primitives d’accumulations» tout en déséquilibrant fortement la répartition des richesses ?
J’ai voulu aller chercher des logiques autres, plus souterraines conceptuellement parlant. Car chaque système économique et social crée en soi des inégalités. Y a-t-il une dynamique commune derrière la violence ordinaire du capitalisme ? Les inégalités sont devenues si fortes qu’elles se traduisent en fait par des expulsions de tout ordre. Notre système économique n’incorpore plus mais expulse.
Dans la seconde partie du XXe siècle, l’économie a intégré le plus grand nombre, a créé une classe moyenne solide. Aujourd’hui, la logique de privatisations, de dérégulation et d’ouverture des frontières portée par les grandes entreprises développe une dynamique qui exclut…
Ces formations incorporent quelques éléments de chacun de ces mondes. Il ne suffit donc plus d’éliminer les riches pour combattre les inégalités ! Nos économies politiques avancées ont créé un monde où la complexité a trop souvent tendance à générer une brutalité primaire. Par exemple, la complexité croissante des instruments financiers produits par de brillants chercheurs en finances aboutit à des prêts hypothécaires à haut risque dont la complexité engendre quelques années plus tard l’expulsion de millions de personnes de leur logement… La complexité et le progrès techniques servent des causes d’une simplicité brutale. Loin des gouvernements nouvellement endettés ou appauvris par l’évasion fiscale, se trouvent la fortune et les profits démultipliés des grandes entreprises.
Le concept d’inégalité est insuffisant, selon vous, pour comprendre l’économie globale. Pourquoi ?
La description et l’explication des inégalités sont bien sûr nécessaires mais ne suffisent plus à expliquer le phénomène exceptionnel qui a cours aujourd’hui : plus notre capacité à créer de la richesse s’est accrue, plus la pauvreté s’est radicalisée. 2 milliards d’individus vivent dans une précarité extrême et ne possèdent rien d’autre que leur propre corps. La classe moyenne s’appauvrit et les plus pauvres sont de plus en plus fragilisés. La Chine a, bien sûr, créé une vaste classe moyenne, mais déjà on voit émerger une séparation nette entre 20 % de cette nouvelle classe qui devient de plus en plus riche et ceux qui restent à un niveau très modeste. Aux Etats-Unis, une critique de ces inégalités croissantes est récente et le livre de l’économiste Thomas Piketty ["le Capital au XXIe siècle", Seuil, ndlr], qui a eu un fort retentissement outre-Atlantique, est tombé à point nommé dans ce débat.J’ai voulu aller chercher des logiques autres, plus souterraines conceptuellement parlant. Car chaque système économique et social crée en soi des inégalités. Y a-t-il une dynamique commune derrière la violence ordinaire du capitalisme ? Les inégalités sont devenues si fortes qu’elles se traduisent en fait par des expulsions de tout ordre. Notre système économique n’incorpore plus mais expulse.
Dans la seconde partie du XXe siècle, l’économie a intégré le plus grand nombre, a créé une classe moyenne solide. Aujourd’hui, la logique de privatisations, de dérégulation et d’ouverture des frontières portée par les grandes entreprises développe une dynamique qui exclut…
On pense à ces familles américaines qui ont perdu leur maison avec la crise financière de 2008 et, plus généralement, aux travailleurs pauvres mis hors de chez eux faute de loyer payé…
En Occident, l’exemple courant est celui des travailleurs à faible revenu et des chômeurs qui perdent protection sociale et allocations chômage. Aux Etats-Unis, 14 millions de ménages ont été chassés de leur maison après la crise de 2008 : les crédits d’accession à la propriété avaient été transformés en produits financiers à haut risque. Ce sont aussi les millions d’agriculteurs expulsés de leurs terres en raison d’un fort mouvement spéculatif : plus de 200 millions d’hectares ont été acquis par des investisseurs ou des gouvernements étrangers depuis 2006. D’une certaine façon, la Grèce est emblématique de cette dynamique. Dans leur brutalité simple, les plans d’austérité imposés par les institutions internationales expulsent de façon massive et rapide les classes moyennes, modestes ou pas, de leur emploi et des services médicaux ou sociaux, et plus largement de leur foyer. Le programme d’austérité de l’Union européenne a forcé les Etats à vendre sur le marché international et à bas prix une grande proportion de bâtiments nationaux qui avaient de la valeur. C’est une forme de «nettoyage économique». C’est évident quand on voit la vitesse à laquelle les investisseurs internationaux achètent…Mais n’est-ce pas une liste à la Prévert, derrière la diversité de ces cas, y a-t-il une logique commune ?
Il y a une logique commune mais elle est encore conceptuelle et souterraine. Aujourd’hui sont à l’œuvre ce que j’appelle des «formations prédatrices». Il ne s’agit plus de dire que des personnes très riches s’arrogent fortune et pouvoir, nous avons plutôt affaire à des entités qui comprennent aussi bien des éléments humains que non humains, comme les logiciels de la finance. Ces formations sont des assemblages d’agents économiques puissants, de marchés, de technologies et de gouvernements. Ce ne sont plus simplement des individus et des entreprises les plus riches ou des gouvernements les plus puissants.Ces formations incorporent quelques éléments de chacun de ces mondes. Il ne suffit donc plus d’éliminer les riches pour combattre les inégalités ! Nos économies politiques avancées ont créé un monde où la complexité a trop souvent tendance à générer une brutalité primaire. Par exemple, la complexité croissante des instruments financiers produits par de brillants chercheurs en finances aboutit à des prêts hypothécaires à haut risque dont la complexité engendre quelques années plus tard l’expulsion de millions de personnes de leur logement… La complexité et le progrès techniques servent des causes d’une simplicité brutale. Loin des gouvernements nouvellement endettés ou appauvris par l’évasion fiscale, se trouvent la fortune et les profits démultipliés des grandes entreprises.
No comments:
Post a Comment
Comments are moderated and generally will be posted if they are on-topic.