Tuesday 9 February 2016

* Saskia Sassen, sociologue : «Notre système économique n’incorpore plus mais expulse»

Professeure de sociologie à l’université Columbia, à New York, Saskia Sassen est une intellectuelle atypique. Elle est de ces esprits capables de fulgurances théoriques sur la mondialisation (comme son concept de «formations prédatrices»), tout en imaginant des mobilisations politiques au quotidien. C’est avec son livre sur les mégalopoles sorti en 1996 - la Ville globale, Descartes & Cie - que la Néerlando-Américaine se fait connaître, remettant en cause le discours heureux sur les villes mondialisées. Bien avant la critique du bobo, elle repère la logique d’exclusion que peuvent engendrer les cités interconnectées. Cette fois, c’est une vision de l’économie globalisée qu’elle propose dans Expulsions, son nouvel essai. Un livre d’intervention qui s’adresse au plus grand nombre pour saisir un paradoxe : pourquoi l’extrême complexité de l’économie transfrontières engendre-t-elle «des formes primitives d’accumulations» tout en déséquilibrant fortement la répartition des richesses ?
Le concept d’inégalité est insuffisant, selon vous, pour comprendre l’économie globale. Pourquoi ?
La description et l’explication des inégalités sont bien sûr nécessaires mais ne suffisent plus à expliquer le phénomène exceptionnel qui a cours aujourd’hui : plus notre capacité à créer de la richesse s’est accrue, plus la pauvreté s’est radicalisée. 2 milliards d’individus vivent dans une précarité extrême et ne possèdent rien d’autre que leur propre corps. La classe moyenne s’appauvrit et les plus pauvres sont de plus en plus fragilisés. La Chine a, bien sûr, créé une vaste classe moyenne, mais déjà on voit émerger une séparation nette entre 20 % de cette nouvelle classe qui devient de plus en plus riche et ceux qui restent à un niveau très modeste. Aux Etats-Unis, une critique de ces inégalités croissantes est récente et le livre de l’économiste Thomas Piketty ["le Capital au XXIe siècle", Seuil, ndlr], qui a eu un fort retentissement outre-Atlantique, est tombé à point nommé dans ce débat.

J’ai voulu aller chercher des logiques autres, plus souterraines conceptuellement parlant. Car chaque système économique et social crée en soi des inégalités. Y a-t-il une dynamique commune derrière la violence ordinaire du capitalisme ? Les inégalités sont devenues si fortes qu’elles se traduisent en fait par des expulsions de tout ordre. Notre système économique n’incorpore plus mais expulse.
Dans la seconde partie du XXe siècle, l’économie a intégré le plus grand nombre, a créé une classe moyenne solide. Aujourd’hui, la logique de privatisations, de dérégulation et d’ouverture des frontières portée par les grandes entreprises développe une dynamique qui exclut…
On pense à ces familles américaines qui ont perdu leur maison avec la crise financière de 2008 et, plus généralement, aux travailleurs pauvres mis hors de chez eux faute de loyer payé…
En Occident, l’exemple courant est celui des travailleurs à faible revenu et des chômeurs qui perdent protection sociale et allocations chômage. Aux Etats-Unis, 14 millions de ménages ont été chassés de leur maison après la crise de 2008 : les crédits d’accession à la propriété avaient été transformés en produits financiers à haut risque. Ce sont aussi les millions d’agriculteurs expulsés de leurs terres en raison d’un fort mouvement spéculatif : plus de 200 millions d’hectares ont été acquis par des investisseurs ou des gouvernements étrangers depuis 2006. D’une certaine façon, la Grèce est emblématique de cette dynamique. Dans leur brutalité simple, les plans d’austérité imposés par les institutions internationales expulsent de façon massive et rapide les classes moyennes, modestes ou pas, de leur emploi et des services médicaux ou sociaux, et plus largement de leur foyer. Le programme d’austérité de l’Union européenne a forcé les Etats à vendre sur le marché international et à bas prix une grande proportion de bâtiments nationaux qui avaient de la valeur. C’est une forme de «nettoyage économique». C’est évident quand on voit la vitesse à laquelle les investisseurs internationaux achètent…
Mais n’est-ce pas une liste à la Prévert, derrière la diversité de ces cas, y a-t-il une logique commune ?
Il y a une logique commune mais elle est encore conceptuelle et souterraine. Aujourd’hui sont à l’œuvre ce que j’appelle des «formations prédatrices». Il ne s’agit plus de dire que des personnes très riches s’arrogent fortune et pouvoir, nous avons plutôt affaire à des entités qui comprennent aussi bien des éléments humains que non humains, comme les logiciels de la finance. Ces formations sont des assemblages d’agents économiques puissants, de marchés, de technologies et de gouvernements. Ce ne sont plus simplement des individus et des entreprises les plus riches ou des gouvernements les plus puissants.

Ces formations incorporent quelques éléments de chacun de ces mondes. Il ne suffit donc plus d’éliminer les riches pour combattre les inégalités ! Nos économies politiques avancées ont créé un monde où la complexité a trop souvent tendance à générer une brutalité primaire. Par exemple, la complexité croissante des instruments financiers produits par de brillants chercheurs en finances aboutit à des prêts hypothécaires à haut risque dont la complexité engendre quelques années plus tard l’expulsion de millions de personnes de leur logement… La complexité et le progrès techniques servent des causes d’une simplicité brutale. Loin des gouvernements nouvellement endettés ou appauvris par l’évasion fiscale, se trouvent la fortune et les profits démultipliés des grandes entreprises.
Vous poussez même votre raisonnement jusqu’à inclure les réfugiés, les prisonniers ?
Les Nations unies totalisent 60 millions de réfugiés ou de déplacés à travers la planète. Tous ceux qui sont exclus sont-ils si différents ? Il y a une sorte de symétrie entre ces individus et ceux qui sont par exemple emprisonnés aux Etats-Unis. Aujourd’hui, 1 Américain sur 100 est incarcéré, ce qui représente 7 millions de personnes avec tous ceux en liberté conditionnelle. Ils sont comme mis hors du monde. Plus généralement, les expulsions créent de nouveaux territoires, invisibles dans leur matérialité. Ce sont comme des terres mortes. Les plus pauvres sont rejetés dans un autre espace. Leur condition est devenue si banale qu’on ne la voit plus. Ces processus ont lieu partout dans le monde, dans les pays du Sud, comme aux Etats-Unis, et désormais en Europe. A première vue, les métropoles affichent une certaine prospérité, c’est ce que racontent les bâtiments d’une ville. Mais ces immeubles cossus ne disent pas l’histoire de ceux qui en sont chassés. Prises ensemble, ces diverses expulsions pourraient bien avoir un impact plus important sur le façonnement de notre monde que la croissance économique rapide de l’Inde ou de la Chine ! Ces forces destructrices ne sont pas forcément toutes interconnectées. En fait, il faut plutôt les envisager comme traversant nos bornes conceptuelles, dépassant nos repères habituels et historiques.
La logique d’expulsion n’est pas seulement économique, elle est également écologique…
Depuis plus de cinquante ans, notre économie est terriblement destructive : la pollution, le plastique qui asphyxie océans et poissons, les exploitations des mines ou les extractions hydrauliques… Bien évidemment, il y a des acteurs dominants, mais notre responsabilité est collective. We made that ! («nous avons fait ça !»). Même dans la biosphère, nous avons produit des processus d’expulsions. De 1989 à 2009, la mer d’Aral a perdu l’essentiel de sa superficie, il n’en reste aujourd’hui pratiquement plus rien. De vastes étendues de terres mortes, prisonnières d’émissions toxiques d’usines ou de mines, sont ainsi expulsées de la terre active et sont oubliées. Toutes ces exploitations sont possibles car la biosphère a un statut ambigu dans nos économies politiques, pas très différent de celui de la majorité des citoyens des Etats-nations. Comment récupérer ces espaces morts, ne pas les laisser invisibles mais les incorporer à nouveau dans notre imaginaire ? Il faut comprendre que ces espaces d’expulsion font partie de notre réalité.
Pourquoi vous mobilisez-vous contre les grandes entreprises franchisées ?
Autrefois, les mines mettaient des années à exploiter un filon, aujourd’hui, la finance le fait en deux ans. D’une certaine façon, elle agit comme une industrie d’extraction. Et en ce sens, Starbucks en est aussi une. En prélevant une partie de la capacité de consommer d’une localité, le groupe assèche le marché des cafés traditionnels. Cette économie devrait rester locale, être redistribuée au niveau d’un quartier. Il faut donc boycotter les entreprises franchisées et relocaliser pour redonner vie à l’économie. Il ne s’agit pas de faire la révolution mais de mener des petites interventions très pratiques. Repolitiser par le quotidien.
Vous avez aussi imaginé une solution pour les salariés les plus précaires, menacés notamment par les expulsions.
Aujourd’hui, les cadres d’entreprise sont armés pour faire face aux nouvelles technologies, ils les utilisent et en tirent bénéfice. Services et applis sont formés pour eux : trouver une baby-sitter, une assistance juridique, etc. Mais qu’en est-il pour les employés à bas salaire ? Quelles applis pour faciliter leur quotidien au travail, comme dans leur vie privée ? La numérisation de l’économie peut leur rendre service, il suffit d’imaginer des outils qui leur soient destinés. On pourrait concevoir une appli qui met en relation employés à très bas salaire et leur entourage (1). A la moindre difficulté sur leur lieu de travail - enfant malade, conflit avec l’employeur… -, ils pourraient contacter via l’appli - plus discrètement que par téléphone - un voisin, un ami, un commerçant de son quartier pour lui demander de l’aide. L’entourage deviendrait une base arrière sociale, un soutien. Cela sortirait les salariés fragilisés de l’isolement social. Cette solution est pratique, non politique, elle répond modestement à la crise socio-économique. Créer un réseau informel de collaboration entre travailleurs pauvres débouchera peut-être un jour sur un engagement politique!

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