Wednesday, 9 March 2016

* Les mythologies économiques sont au pouvoir

L’économie encadre les règles et les usages de la parole politique, au point que nous vivons sous l’emprise des mythologies économiques, dites-vous. Comment en est-on arrivé là ?
Eloi Laurent, économiste et enseignant à Sciences-Po et Stanford: L’économie est devenue la grammaire de la politique. Elle a conquis l’espace que devrait occuper une parole politique qui est devenue dévitalisée. A chaque fois que la politique démissionne, elle s’abrite derrière la nécessité économique. Résultat : les mythologies économiques sont au pouvoir. On martèle ainsi que la France est un pays inadapté à la mondialisation, qu’il faut qu’elle défasse son modèle social pour s’ouvrir aux réalités du monde. Ce programme économique largement partagé à gauche et à droite est un conte pour enfants. Le monde est partout en France, jusque dans le village le plus reculé, et les Français sont partout dans le monde, jusque dans le village le plus reculé. Notre modèle social est notre plus grand atout pour affronter les chocs d’une mondialisation complexe et incertaine dont l’Europe ne nous protège pas, et il a été largement réformé. Le plus grand mythe contemporain est, à cet égard, celui de l’impuissance publique.
Vous contestez cette impuissance ?
Je la conteste formellement : le politique joue l’impuissance. Il met en scène l’impuissance de l’Etat pour servir les intérêts du marché que, par ailleurs, il contrôle. C’est cela le propre du néolibéralisme. Comment croire à la fable de l’impuissance publique face aux marchés alors que nul autre que l’Etat ne peut créer ou détruire des marchés ?
Les mythologies économiques sont à l’œuvre dans la réforme du droit du travail ?
Oui, alors qu’il n’y a rien de convaincant qui laisse entendre que déréguler le marché du travail permettra de réduire massivement le chômage. La France, avec le même droit du travail qu’aujourd’hui, connaissait un taux de chômage de 7 % avant la crise financière et l’austérité. On ne trouve pas en économie la preuve incontestable que le salaire minimum fait augmenter le chômage. Au contraire, les études les plus convaincantes montrent que l’existence d’un salaire minimum permet de réduire les inégalités sans aggraver le chômage. Mais le politique s’empare du fantasme de la flexibilité, et ce discours devient un impératif social. Et les citoyens finissent par s’en convaincre : ce discours s’ancre dans les esprits à la manière d’une croyance. Et l’économie devient une espèce de nébuleuse de légendes à usage social.
Comment les mystifications économiques ont-elles permis au néolibéralisme de s’insinuer dans les esprits comme un discours économique normal ?
Prenons le discours selon lequel il faudrait produire des richesses avant de les distribuer. L’économie mythologique veut que les inégalités soient un mal nécessaire pour atteindre l’efficacité économique. La société serait confrontée à un arbitrage entre égalité et efficacité, et devrait choisir d’abord l’efficacité pour, plus tard, si possible, atteindre l’égalité. La croissance suffirait à faire reculer les inégalités. Parce que nous avons cru à cette mystification politique, nous sommes passés à côté de la gravité de la crise des inégalités.
Quel était le vrai problème ?
Les inégalités sont non seulement injustes, mais elles sont inefficaces. Elles entravent le dynamisme économique, le développement humain et le développement soutenable. Dans le domaine de l’éducation en France, c’est l’ampleur des inégalités scolaires qui explique la faible performance des élèves aux tests internationaux. Il faut donc retourner complètement la mythologie : on ne sortira de la crise actuelle que si nous nous attaquons d’abord aux inégalités. Nous sommes enfermés dans ce discours, qui martèle que l’Etat doit être géré comme un ménage, comme une entreprise…
Une autre mythologie ?
Contrairement aux ménages et aux entreprises, l’Etat a pour lui d’être durable. C’est parce qu’il a pour mission de garantir, dans le long terme, la cohésion sociale au sein des frontières nationales qu’il doit échapper aux horizons temporels, par définition finis, des familles et des entreprises. On affaiblit la puissance publique en la rivant aux horizons réduits de la comptabilité privée, au point de prendre des risques considérables avec la stabilité du système social. L’Etat ne doit surtout pas se serrer la ceinture au moment où tout le monde fait de même dans l’économie, au nom dont ne sait quel devoir d’exemplarité. Lorsqu’il le fait, il transforme les phases de récession économique en dépression sociale. Et, c’est l’erreur fondamentale qui a été commise par les partisans des politiques d’austérité menées en Europe à partir de 2010. Depuis, l’investissement public se tarit. Or, c’est le fait de ne pas investir aujourd’hui qui constitue une faute de gestion ! Ce qui n’affranchit pas les puissances publiques d’une réflexion sur la qualité de leurs dépenses d’investissements.
Qui est d’ailleurs l’une de ses raisons d’être…
Oui. Mais, malheureusement, cette question de l’utilité sociale des investissements passe souvent à l’arrière-plan. Est-il socialement utile que les collectivités locales françaises cofinancent des stades de football dont les bénéfices reviennent à des clubs privés, alors même que la baisse de leurs dotations les empêche d’investir dans des crèches ou dans des universités ?
Pourquoi dites-vous que ceux qui affirment que les régimes sociaux sont financièrement insoutenables le font de manière intéressée ?
Parce que répandre la crainte du prochain effondrement de la Sécurité sociale vise à rendre toutes ses réformes acceptables. Les mythologies économiques ont une fonction de contrôle social. Certes, les régimes sociaux sont sensibles à la conjoncture de court terme. Mais, dès que l’emploi repart, les comptes sociaux retrouvent leur équilibre et connaissent même d’importants excédents, comme au début des années 2000.
Justement, les extrêmes droites européennes ne s’arc-boutent plus seulement sur les «identités nationales», mais sur l’attachement des modèles sociaux…
C’est ce que je qualifie de mythologie social-xénophobe et, hélas, elle a des adeptes jusque dans les rangs de la droite républicaine. Sa rhétorique se veut froidement réaliste. Ce n’est pas seulement qu’il y aurait «trop d’immigrés», explique-t-elle, c’est qu’il y aurait trop d’immigrés pour trop peu de ressources disponibles. Ce serait la générosité de notre système social qui attirerait les misérables du monde entier, alors même que notre modèle serait menacé. La France, épuisée par trop de générosité sociale, devrait se recroqueviller sur elle-même pour refaire ses réserves. On perçoit le paradoxe : nous serions à la fois trop riches pour ne pas devoir attirer et trop pauvres pour ne pas devoir refouler.
Quel est mythe le mieux ancré dans ce discours social-xénophobe ?
C’est celui qui veut que la période actuelle se distingue par des flux migratoires considérables et incontrôlables. C’est le contraire qui est vrai. Les migrants ne représentent, dans notre mondialisation, qu’environ 3 % de la population mondiale. Comme souvent, le discours mythologique est un écran de fumée toxique. La vraie question, en France, n’est pas l’insoutenabilité de l’immigration actuelle, mais la défaillance de l’intégration sociale des immigrés d’hier et de leurs enfants. Ce n’est pas le «grand remplacement» qu’il faut redouter, c’est le «grand appauvrissement» de cette France qui ne parvient pas à réaliser socialement sa diversité qu’il faut déplorer.
Un autre mythe social-xénophobe consiste à faire croire qu’il ne sert à rien de consacrer des moyens publics importants à l’intégration des immigrés car ceux-ci ne voudraient pas s’intégrer ?
Oui, ce mythe social xénophobe est puissant. Or, les études disponibles sont riches d’un enseignement fondamental : les enfants d’immigrés sont capables de faire aussi bien que les natifs, mais à condition d’en avoir les moyens. Le déterminant «culturel», qui est censé être la loi d’airain séparant ceux qui veulent vraiment s’en sortir de ceux qui font semblant, s’efface devant les logiques sociales.
Comment échapper à ces mythologies économiques ?
En combattant le culte de la fatalité économique. Les mythologies économiques ont désenchanté le monde. Les politiques doivent cesser d’en appeler à ce pouvoir supérieur que serait l’économie.
L’espoir ? C’est que les citoyens s’immunisent contre ces mystifications politiques qui les ont aveuglés sur les vrais défis de notre temps. L’économie mythologique se veut une injonction permanente au changement et à la réforme mais elle enferme, dans le même temps, les individus dans le monde tel qu’il est en disqualifiant les dissidences et en étouffant les pensées nouvelles. Il nous faut construire de nouveaux récits communs positifs, dans l’esprit de la mythologie grecque, où la raison et le rêve seront sur un pied d’égalité.

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