L’une des exigences les plus anciennes du mouvement ouvrier, à partir de sa formation au XIXe siècle, tient dans une question d’honneur, de dignité ou encore de fierté. Face à des essayistes qui ont longtemps vu le prolétariat des faubourgs comme un ensemble de barbares ou de sauvages, il s’est agi pour les ouvriers organisés d’affirmer leur rôle, la singularité de leur apport en tant que producteurs et leur valeur morale. Une grande partie du travail des représentants ouvriers, qu’ils soient syndicaux, intellectuels ou politiques, a été d’œuvrer à cette « dignification » du groupe.
C’est ce qu’affirme par exemple Jaurès en 1894, en
insistant sur la dimension hautement morale du combat des ouvriers, qui ne
luttent pas seulement pour eux-mêmes, mais pour l’avenir et la libération de l’ensemble
de l’humanité. C’est tout le sens, si l’on veut prendre un autre exemple, des
principales mesures du Front populaire, qui valent avant tout comme une
reconnaissance de la place des ouvriers dans la cité et se veulent en même
temps des moyens d’affermir la dignité ouvrière, au travail et hors travail. «
Nous voulons, dit ainsi Léo Lagrange, que l’ouvrier, le paysan, le chômeur
trouvent dans le loisir la joie de vivre et le sens de leur dignité. »
Cette expérience et cette ambition n’ont en réalité rien
perdu de leur pertinence et de leur actualité. On sait à quel point les luttes
pour la reconnaissance des identités (en matière de genre, d’identités
culturelles, religieuses, sexuelles) et contre les différentes formes de
stigmatisation qui peuvent y être associées traversent aujourd’hui l’espace
public. Mais il faut aller plus loin que cette analogie souvent faite entre les
luttes sociales d’antan et les luttes culturelles, sexuelles ou raciales
d’aujourd’hui.
Qui observe en effet avec un peu d’attention la société
française – et ce n’est sans doute pas le seul cas – ne peut qu’être frappé par
le jeu pervers du mépris mutuel et des humiliations dans lequel elle semble
entraînée. Au-delà de la division usée des élites et du peuple, on a parfois
l’impression d’une société de castes, où chaque groupe méprise l’autre et se
sent méprisé/incompris par lui, avec tous les blocages et les incompréhensions
que cela entraîne.
Un sujet d’effroi
Cette dynamique de l’humiliation et du mépris atteint
directement des classes populaires qui, comme c’était le cas au XIXe siècle,
prennent de plein fouet les processus de stigmatisation sans qu’il y ait plus
grand-chose pour y faire obstacle. Depuis les années 1980, elles sont au mieux
un sujet comique (Les Deschiens de Canal+, la famille Groseille dans La vie est
un long fleuve tranquille). Au pire, elles sont de nouveau un sujet d’effroi,
que l’on dénonce les « barbares » des cités, en proie aux sirènes de
l’islamisme, ou les « barbares » des champs et des périphéries urbaines,
nouveaux soutiers de l’extrême droite et du racisme.
Le Front national, pour ce que l’on peut observer de lui
à l’échelle locale, semble d’ailleurs avoir très bien compris comment tirer
profit de ce genre de spirale. Il ne manque pas ainsi d’affirmer à ses
sympathisants « qu’ils le valent bien », « qu’ils valent autant » que ces
étrangers, ces Parisiens, ces intellectuels, ces politiques qui s’interrogent
maintenant gravement sur eux, et auxquels désormais ils font peur.
Face à cela, les différentes gauches peinent à trouver les solutions adaptées et à retrouver le rôle d’instance de « dignification » qui avait longtemps été le leur. Les raisons de cette difficulté sont multiples. Elles tiennent sans doute, pour commencer, à la persistance de la vieille idée que seul l’économique compte – la croissance, la production, etc. –, voire parfois, si on pousse un peu plus loin, au renouveau de ce préjugé qui consiste à penser que les classes populaires se désintéressent au fond de l’action démocratique, de leur place dans la cité et ne réclament que l’efficacité et l’autorité de l’Etat.
Ni un mythe ni une essence
Il semble surtout que les gauches ne parviennent toujours
pas à sortir du dilemme, lui aussi ancien, du misérabilisme et du populisme.
Soit elles font des classes populaires – et cela se retrouve aussi chez des
auteurs qui se revendiquent de la gauche radicale – une masse aliénée, perdue
pour la cause, à moins qu’elle ne soit de nouveau guidée (même si on ne sait
pas trop comment…). Soit on la voit osciller entre l’idéalisation des classes
populaires d’antan et l’exaltation d’un improbable nouveau sujet
révolutionnaire pour remplacer le prolétariat perdu.
L’historien reste à vrai dire stupéfait que, au début du
XXIe siècle, beaucoup à gauche continuent à considérer le peuple, ou son
substitut, comme un mythe, le diabolisant ou l’idéalisant, en faisant en tous
les cas une série d’abstractions et d’essences, sans prendre garde à la pluralité
des appartenances et des aspirations qui caractérisent aussi les classes
populaires. On peut être descendant de migrant et se reconnaître dans la gauche
républicaine ou radicale ; on peut avoir des parents issus de la « vieille »
classe ouvrière blanche et s’être converti à l’islam ; on peut même n’avoir
qu’indifférence pour tout cela…
Les classes populaires ne sont pas un mythe ni une
essence, elles sont, comme le reste de la société, traversées par une profonde
quête de reconnaissance, de fierté, même si celle-ci s’exprime de manière
incroyablement éparpillée et fragmentée. Comment construire une politique de
gauche qui y réponde ? Dans ce domaine des idées, des pensées circulent, même
si elles ne sont pas toujours reprises : on pense ainsi à la thématique du «
care » (soin, protection et bienveillance mutuelle), brièvement introduite il y
a quelques années, avant de disparaître sans qu’on ait vraiment mesuré ce
qu’elle pouvait recouvrir de fécond et de porteur.
Plusieurs directions importantes paraissent, dans cette
perspective, devoir être soulignées. La première concerne la relation entre les
politiques et les citoyens. Il s’agit moins de rêver là à une improbable fusion
qu’à une relation qui écarte les mythes, comme les fantasmes de l’incarnation
dans un seul individu, et qui travaille au contraire à une forme de grandeur
démocratique : des représentants dignes, qui ne voient pas les citoyens,
surtout ceux des classes populaires, seulement comme une clientèle, des
assistés ou des protégés, mais comme les porteurs eux aussi de l’avenir, avec
les obligations, pour les citoyens aussi, que comporte ce rôle.
Mettre fin à la spirale du mépris
Un autre enjeu majeur concernerait la capacité d’une
politique de gauche à reconnaître les appartenances, les identités
particulières, mais avant tout dans leur potentiel d’ouverture et
d’universalité ; le défi tiendrait, en d’autres termes, dans l’aptitude à
sortir du débat éculé entre assimilation et communautarisme.
Ainsi, il s’agirait de reconnaître l’apport des cultures
ouvrières et migrantes (dont on rappellera en France à quel point elles furent
mêlées), non dans ce qu’elles ont pu comporter d’exclusion, de repli, voire de
violence, mais dans leur dynamique d’ouverture et d’invention. De saluer
l’aptitude à exprimer la solidarité et l’identité dans des collectifs
(associations, coopératives, mutuelles), la pratique ancienne des jardins
ouvriers dans ce qu’elle comporte d’intérêt en matière de développement
durable, la manière d’articuler les appartenances (professionnelles,
politiques, culturelles, locales)…
L’enjeu serait de reconnaître aux individus et aux
territoires l’importance de ces expériences, pour les ouvrir vers autre chose
et en faire les graines de l’avenir. Il faudrait enfin – et c’est fondamental –
démontrer que la dignité, comme le respect mutuel et la solidarité ne relèvent
pas seulement de la proclamation ou de la caresse symbolique, mais peuvent
constituer une préoccupation qui irrigue les normes juridiques et les
politiques publiques, qu’elles soient fiscales, sociales ou encore éducatives.
On s’est gaussé – ou on s’est indigné, suivant les
tempéraments – de la mise en avant ces dernières années de la bienveillance au
sein du système scolaire. On peut pourtant penser que mettre fin à la spirale
du mépris et de l’humiliation commencerait sans doute là et qu’amplifier encore
l’effort de démocratisation et de bienveillance à l’école ne ferait sans doute
pas de mal à ce pays, au contraire.
On a bien conscience de décrire là une très longue tâche,
que n’épuise pas une seule échéance électorale et qui ne peut être circonscrite
à la seule sphère politique au sens étroit du terme. Il y aurait pourtant du
courage, et du sens, à commencer au moins à s’y atteler.
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