Anne Chemin
Il y a une
quinzaine d’années, le mot « assimilation » fleurait bon la IIIe République. Il
était associé aux politiques menées dans les colonies – on parlait alors
volontiers d’« assimilation coloniale » – ou aux débats de l’entre-deux-guerres
sur l’accès à la nationalité – une circulaire de 1927 la définissait comme «
l’absorption plus complète et parfaite des éléments étrangers dans la nation ».
Après une longue éclipse, l’assimilation a effectué un retour en grâce
inattendu dans les années 2000 : portée par les controverses sur l’islam, elle
est désormais au cœur des débats sur l’« identité nationale ».
Pendant la
campagne des primaires, Nicolas Sarkozy a ainsi célébré les vertus de
l’assimilation. « Elle n’est pas une possibilité offerte à ceux qui choisissent
la France, elle doit être une condition à tout séjour de longue durée et à
toute naturalisation », lançait-il en mai devant le cercle de réflexion France
fière. « Il va falloir reprendre le grand travail de l’assimilation
républicaine », renchérissait le vice-président du Front national, Florian
Philippot, en septembre sur France Info. La défaite du fondamentalisme musulman
« passe par l’assimilation » de l’islam, affirmait Manuel Valls, dans
L’Express, en août. « Oui, j’assume ces mots. Il faut une assimilation »,
insistait le premier ministre.
Si le terme a une
tonalité martiale, c’est parce qu’il désigne un processus radical. « La notion
d’assimilation fait appel à une métaphore digestive, explique Patrick Simon,
sociodémographe à l’Institut national d’études démographiques (INED). Le corps
social et les institutions sont censés digérer les nouveaux venus et les
transformer en Français. Le but est qu’ils ne soient plus repérables dans la
structure sociale, que leurs spécificités culturelles, religieuses ou sociales
disparaissent afin qu’ils deviennent semblables en tout point aux Français. »
Un parcours que le sociologue Abdelmalek Sayad résume en quelques mots : il
s’agit, selon lui, de « passer de l’altérité la plus radicale à l’identité la
plus totale ».
Dans les colonies
Cette notion ne
date pas d’hier. « La théorie assimilationniste a dominé la littérature sur
l’immigration pendant une grande partie du XXe siècle, constatait en 2006 la
sociologue Mirna Safi dans la Revue française de sociologie. C’est d’ailleurs
pour cela qu’il est commun de l’appeler la théorie classique. Elle anticipe
qu’au fil du temps et des générations, les populations issues de l’immigration
se rapprocheront de plus en plus des natifs jusqu’à devenir indiscernables par
rapport à ces derniers. Derrière cette perspective, on trouve l’hypothèse selon
laquelle il existe un processus naturel par lequel divers groupes ethniques
partagent une culture. Ce processus consisterait en une perte progressive de
l’ancienne culture à l’avantage de la nouvelle. »
Si la notion
d’assimilation appartient depuis longtemps au vocabulaire des sciences
sociales, elle n’est pas dénuée de connotations politiques. « Ce mot-combat
appartient au registre identitaire et il s’adresse à la population majoritaire,
constate le sociologue et politiste Christophe Bertossi, auteur de La
Citoyenneté à la française (CNRS Editions, 270 p., 20 euros). Il apparaît en
général dans les sociétés où ce qui est différent est considéré comme
inquiétant. Il s’agit d’imposer à celui que l’on désigne comme l’étranger la
conception du monde de la société d’accueil. Ce processus suppose l’effacement
total du bagage identitaire des nouveaux venus. »
En France, la
notion juridique d’assimilation apparaît dans les colonies dans les années
1890. Si les « indigènes » veulent acquérir la nationalité française, ils
doivent prouver leur assimilation en respectant les « critères de civilisation
» élaborés par l’administration coloniale. Dans Les Frontières de l’« identité
nationale » (La Découverte, 2012), le politiste et sociologue Abdellali Hajjat
énumère les questions posées aux candidats à la naturalisation en Indochine,
dans les années 1930 : « S’habille-t-il à la française ? » A-t-il « une
politesse française » ? Son habitation « est-elle aménagée à la française
(salon, bureau de travail, chambre à coucher, etc.) ? ».
Priorité aux «
races sœurs »
Il faut attendre
1927 pour que le mot entre dans le vocabulaire juridique de la métropole. Cette
année-là, le ministre de la justice, Louis Barthou, fait de l’« assimilation »
une condition d’accès à la naturalisation. Dans un pays hanté par le spectre de
la dépopulation, il propose d’accueillir « les éléments d’origine étrangère
vraiment assimilables et susceptibles de s’y fondre rapidement à la deuxième
génération, tant en raison de la naissance et de l’éducation sur le même sol de
France que d’une consanguinité fréquente de race et des alliances avec des
familles françaises ». La priorité est donnée aux « races sœurs » au détriment
de ceux que l’on appelle les « Orientaux » ou les « Levantins ».
Notre droit de la
nationalité est l’héritier de cette tradition assimilationniste. « Nul ne peut
être naturalisé s’il ne justifie pas de son assimilation à la communauté
française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la
langue française », précise aujourd’hui le code de la nationalité. Les
décennies ont passé, les critères raciaux de l’entre-deux-guerres ont fait
place à un vocabulaire « culturel » ou « socioculturel », selon Abdellali
Hayyat, mais la notion d’assimilation reste au cœur de la procédure : c’est au
nom de ce principe, et de lui seul, que la nationalité française peut
aujourd’hui être refusée à un étranger.
Cette notion a beau
être présente dans le droit depuis plus d’un siècle, elle n’a pas fait, dans la
réalité, les merveilles que décrit aujourd’hui la droite identitaire.
L’historien Gérard Noiriel a raconté à maintes reprises combien l’assimilation,
sous la IIIe République, fut difficile, heurtée, chaotique. Et combien les
Français furent hostiles aux Polonais, aux Italiens ou aux Belges, qu’ils
jugeaient inassimilables. Pour lui, le moment fondateur de cette histoire
tumultueuse est la première « chasse à l’immigré », à Marseille, en 1881 :
trois jours de violences après des sifflets italiens contre La Marseillaise
lors d’un défilé des troupes – un geste considéré comme « un manque de loyauté
à l’égard de la nation française », selon l’historien.
Dans les années
1980, nouveau concept
Pour les
chercheurs, l’idée que les Italiens ou les Polonais se seraient fondus sans
difficulté dans la nation est une légende. « Ceux qui vantent le “bon exemple”
de l’assimilation française sous la IIIe République trichent avec l’histoire, note
Patrick Simon. A la fin du XIXe siècle, les immigrés vivaient dans des
communautés plus isolées encore que nos banlieues. Dans les bassins miniers du
Nord ou dans le couloir rhodanien, il y avait des villages entiers dans
lesquels on ne pouvait pas élire de conseillers municipaux car il n’y avait pas
assez de Français ! On y parlait italien ou polonais, y compris à l’école. Et
on y trouvait des infrastructures que l’on qualifierait aujourd’hui de
communautaristes : des sections italiennes ou polonaises dans les associations
sportives, les syndicats ou les partis. »
Est-ce parce
qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale le mot assimilation reste associé
à la IIIe République et à la colonisation ? Ou parce qu’il n’apparaît plus très
pertinent dans une Europe qui s’ouvre à la mondialisation ? Après la
Libération, ce terme un brin désuet disparaît peu à peu des discours
politiques. En France comme dans le reste de l’Europe, il est détrôné, dans les
années 1980, par un concept nouveau : l’« intégration ». Au fil des ans, le
terme s’invite dans les politiques publiques : le Haut Conseil à l’intégration
(HCI) voit le jour en 1989, le « contrat d’accueil et d’intégration » en 2006.
L’intégration « est seule conforme au génie français », proclame le premier ministre
Michel Rocard en 1990.
Dans cette France
où grandissent les enfants des immigrés venus au lendemain de la seconde guerre
mondiale, le mot intégration s’impose peu à peu dans le débat public. « Au
début des années 1980, on se rend compte que l’immigration de travail arrivée à
la fin des années 1950 et dans les années 1960 va rester, précise Patrick
Simon. On pensait que l’immigration était un phénomène temporaire et
conjoncturel. On comprend qu’avec le regroupement familial des hommes et des
femmes se sont installées durablement en France, que leurs enfants vont à
l’école, qu’ils vivent dans les quartiers, qu’ils transforment la société
française. Cette prise de conscience explique l’émergence de la doctrine de
l’intégration. »
« Aucune
négociation »
Comment définir
cette nouvelle notion qui apparaît alors un peu partout en Europe ? En quoi se
distingue-t-elle de la notion classique d’assimilation ? Selon le HCI,
l’intégration ne vise pas, comme l’assimilation, à supprimer radicalement les
différences, mais à les intégrer « à un projet commun ». Le but, explique le
Haut Conseil à l’intégration, est de susciter, dans la société, la contribution
active « de l’ensemble des femmes et des hommes appelés à vivre durablement sur
notre sol en acceptant sans arrière-pensées que subsistent des spécificités
notamment culturelles, mais en mettant l’accent sur les ressemblances et les
convergences dans l’égalité des droits et des devoirs afin d’assurer la
cohésion de notre tissu social ».
L’assimilation
imposait la disparition de toutes les spécificités culturelles ; l’intégration
admet que certaines puissent subsister. L’assimilation exigeait que l’immigré
fasse l’ensemble du chemin ; l’intégration estime que la société d’accueil a,
elle aussi, un rôle à jouer. L’assimilation partait du principe que la société
d’accueil sortait intacte de sa rencontre avec les nouveaux arrivants ;
l’intégration considère qu’elle se transforme au contact de l’immigration.
L’assimilation mettait en avant la convergence culturelle ; l’intégration
insiste sur la participation démocratique, la cohésion nationale et le
vivre-ensemble.
Pour Patrick
Simon, ces deux notions sous-tendent une conception différente des relations
entre les immigrés et la population majoritaire. « Dans l’assimilation, il n’y
a aucune négociation : les nouveaux venus sont tenus d’adopter la langue, la
nationalité et les pratiques culturelles de la société d’accueil, qui, de son
côté, reste inchangée. Dans l’intégration, l’horizon est au contraire de
construire de manière pragmatique une culture commune : il y a donc des
interactions entre les nouveaux venus et la société majoritaire. Cette dernière
reste maîtresse des lieux, elle définit les termes du compromis, mais elle se
transforme et s’enrichit au contact des immigrés, en adoptant par exemple de
nouvelles références musicales ou de nouvelles traditions culinaires, mais
surtout en devenant plus cosmopolite. »
Un processus à
deux sens
La nouveauté est
là, dans cette manière d’insister sur la part de la société d’accueil. «
L’assimilation était un processus à sens unique : c’était à l’immigré, et à lui
seul, de rejoindre la population majoritaire, résume Christophe Bertossi,
directeur du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des
relations internationales. L’intégration est présentée comme un processus à
deux sens : l’immigré s’avance vers la société mais cette dernière bouge, elle
aussi. » Le Haut Conseil à l’intégration le traduit à sa manière : la «
politique d’intégration ne concerne pas seulement les immigrés »,
rappelle-t-il. Pour que le processus fonctionne, il faut que la société entre
en scène, notamment en adoptant une politique de lutte contre les
discriminations.
A la fin des
années 1990, la France et l’Europe jouent le jeu de cette nouvelle donne. « En
1997, au niveau européen, le traité d’Amsterdam impose aux Etats membres de lutter
contre les discriminations en introduisant un nouvel article, rappelle
Christophe Bertossi. Dans les années qui suivent, le gouvernement de Lionel
Jospin insiste sur ce partage de la responsabilité entre les immigrés et la
population majoritaire. » Le chantier est ouvert en 2000 par la ministre de
l’emploi et de la solidarité, Martine Aubry. « Des discriminations existent,
affirme-t-elle. Nous le savons. Je le dis avec force à tous ceux qui
feindraient d’ignorer ou de minorer cette réalité : à chaque acte
discriminatoire, c’est la République tout entière qui vacille. »
Une loi contre
les discriminations est adoptée en 2001, une charte de la diversité en 2004, la
Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde)
est créée en 2005. « Mais depuis le milieu des années 2000, ces initiatives
tournent à vide, estime Christophe Bertossi. Le discours s’est raidi : on
observe, en Europe, une convergence des traditions politiques nationales autour
d’une version assimilationniste et identitaire de la citoyenneté. Les débats
sur le refus d’accorder la nationalité française à une femme portant le voile
intégral, en 2008, ceux sur l’identité nationale, en 2009, et les controverses
autour de l’interdiction de la burqa, en 2010, ont redonné une pertinence
publique au mot assimilation, qui avait été un peu oublié. »
Le sentiment
d’être accepté comme un Français
Pour la droite
identitaire, le retour de l’assimilation est lié au comportement des immigrés :
ils refusent, estime-t-elle, de se conformer aux usages de la société
française. « Une partie des familles venant de l’étranger non seulement ne
veulent plus s’intégrer en France mais viennent demander à la France de changer
et de s’adapter à leurs propres comportements », affirmait ainsi le président
(LR) de région Laurent Wauquiez en septembre sur la chaîne i-Télé. Les
chercheurs ont une autre explication : si le modèle d’intégration français
s’épuise, ce n’est pas parce que les immigrés rejettent les traditions du pays
d’accueil ni parce qu’ils sont musulmans plutôt que chrétiens, comme leurs
prédécesseurs du XIXe ou du XXe siècle : c’est parce que ce modèle repose
implicitement sur le fait que les nouveaux venus sont blancs.
Pour Patrick
Simon, la couleur de la peau est en effet l’impensé des politiques
d’intégration européennes. « Elles ont été conçues dans des contextes
d’immigration européenne et blanche, rappelle le sociodémographe. La deuxième
ou la troisième génération de l’immigration italienne, polonaise, espagnole,
puis plus tard portugaise n’est plus identifiable. Dans leur cas,
l’invisibilisation sociale et culturelle reproduit la banalité physique : il
est impossible de faire la différence entre des descendants d’Italiens et des
descendants de Français du début du XXe siècle. Ce n’est en revanche pas le cas
des minorités plus récentes comme les Africains subsahariens ou les
Maghrébins : trente ou même cinquante ans après l’arrivée de leurs parents ou
de leurs grands-parents sur le sol français, ils demeurent des “minorités
visibles”. »
Ce phénomène ne
serait pas un problème si ces minorités étaient acceptées comme des Français à
part entière. Mais l’enquête « Trajectoires et origines », menée par l’Insee et
l’INED en 2008 et 2009, montre que c’est loin d’être le cas. Chez les Européens
du Sud et de l’Ouest, le sentiment d’être « vu comme un Français » progresse
beaucoup au fil de leur séjour en France : il passe d’environ 10 % chez ceux
qui sont arrivés il y a moins de dix ans à 40 % pour ceux qui y vivent depuis
plus de vingt-cinq ans. Chez les Maghrébins ou les subsahariens, le temps, en
revanche, ne fait rien à l’affaire : vingt-cinq ans après leur arrivée en
France, le sentiment d’être accepté comme un Français à part entière stagne à
moins de 15 %.
Fantasme
paranoïaque
Les enquêtes sur
les discriminations dans le cadre du travail ou du logement montrent que ce
sentiment d’exclusion des « minorités visibles » n’a rien d’un fantasme
paranoïaque. Dans un rapport publié en septembre, France Stratégie constate
ainsi que le taux de chômage des descendants d’immigrés africains est très
supérieur à celui des Français qui n’ont aucune ascendance migratoire, y
compris lorsque l’on prend en compte les différences d’âge, de diplôme,
d’origine sociale, de temps de travail ou de type de poste occupé. Cet « écart
inexpliqué » a sans doute à voir avec la couleur de la peau : aucun « écart
significatif » n’est constaté dans le cas des descendants d’immigrés européens.
Pour bien des
chercheurs, c’est ce modèle d’intégration fondé sur la ressemblance et
l’invisibilité des populations qui est aujourd’hui en crise. Et cette crise ne
sera sans doute pas réglée par le retour d’un discours assimilationniste
musclé. « Réaffirmer avec force, et parfois de manière obsessionnelle, les
principes théoriques d’un système dont les pratiques démentent jour après jour
les promesses d’égalité est une impasse, estime Patrick Simon. Il vaudrait
mieux prendre au sérieux la question des discriminations et se montrer
pragmatiques. » Pour y parvenir, la plupart des chercheurs plaident pour une
discussion sereine et documentée sur l’immigration. On en est loin.
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