A quoi reconnaît-on un imbécile puisque, selon vous, «le monde est plein de couillons» ?
Maurizio Ferraris, philosophe : Par exemple, par le coming out qui consiste à écrire des livres sur l’imbécillité. La bibliographie est interminable, ce qui fait réfléchir : pourquoi tellement de livres sur l’imbécillité ? C’est que chaque auteur a le sentiment d’en avoir une compétence non livresque, mêlée à l’espoir, voire à la confiance, d’une empathie de la part du lecteur : imbécile lecteur, mon semblable, mon frère ! Les fous sont peu nombreux et reconnaissables alors que les cons sont nombreux et dispersés. On reconnaît le fou qui se prend pour Napoléon mais le vrai problème c’est qu’il se pourrait que Napoléon fut un con. Qui sinon un imbécile serait allé en Russie en jouant son empire ? Qui serait parti en Egypte pour combattre des mamelouks ? Ce qui ne l’empêchait pas de distribuer des patentes d’imbécillité : idiota, imbecille, ignorantaccio, canaglia… Subtiles distinctions. De façon globale, l’imbécillité s’apparente à un aveuglement, une indifférence ou une hostilité aux valeurs cognitives, ce qui est en tant que tel une faute et qui est plus répandu parmi ceux qui ont des ambitions intellectuelles, devenant la chose du monde la mieux partagée.
L’imbécillité est une «chose sérieuse» parce qu’elle est le propre de chaque être humain ? Contre Rousseau, elle serait selon vous notre état de nature…
Imbécile vient de in-baculum, sans bâton, désarmé, sans technique et sans protection, c’est-à-dire l’humain en son état naturel. On est loin de l’humain parfait des origines, qui sera corrompu par la société, idéalisé avec une obstination franchement imbécile par Rousseau, mais pas seulement. Sans société, technique, arts et sciences, l’humain n’est pas «authentiquement humain», mais, au contraire, il est purement inhumain. Ceci m’amène à une réflexion. On cherche généralement les imbéciles parmi ses proches, dans l’espace et dans le temps, et on idéalise le lointain et l’exotique. On a du mal à penser aux pharaons et aux Aztèques comme à des imbéciles, mais il n’y a aucune raison pour penser qu’ils l’étaient moins que nous. Nous n’avons pas de témoignages ni de codes à partager, donc on ne détecte pas l’imbécillité. Afin que cette opération soit possible, il faut s’approcher. Michel Foucault faisait commencer le refoulement de la folie avec le XVIe siècle ; la naissance, non de l’imbécillité (elle est plus vieille que l’humanité), mais de sa reconnaissance à la lumière de nos codes, c’est le XVIIIe siècle. Et son coup d’envoi est peut-être le «donnez-leur de la brioche» qu’on attribue à Marie-Antoinette (qui d’ailleurs, à ce qu’il paraît, était moins imbécile que son mari, qui n’a pas laissé de traces en ce sens, bien que l’idée de convoquer les Etats généraux n’était pas forcément géniale).
Il faudrait commencer par prendre conscience que nous sommes des crétins pour l’être un peu moins ?
On pourrait dire que cette prise de conscience est le signifié fondamental du «Connais-toi toi-même» inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes. Cette prise de conscience est moins rare et moins dure qu’on le pense : combien de fois, pendant une journée, nous nous accusons d’imbécillité. Evidemment, il y a aussi ceux qui ne pensent jamais à leur propre imbécillité, mais dans l’économie générale eux aussi ont une fonction, puisqu’ils donnent une espèce de soulagement aux autres.
En quoi l’imbécillité est-elle une condition pour faire émerger la créativité ?
La grande muse de la plupart des écrivains des deux derniers siècles, c’est le désir de fuir la pharmacie de M. Homais, ce personnage de Madame Bovary qui incarne une médiocrité bourgeoise mais qui, en réalité, est imbécillité. En même temps, oubliant que la grande créativité, tout comme la grande imbécillité, est involontaire, l’imbécillité pousse à créer non seulement des imbéciles ordinaires et sans prétentions, mais des institutions (écoles spéciales, cours de creative writing) qui sont censées accroître la créativité pour former des imbéciles spéciaux. On le sait bien : le monde est plein de couillons dont la majorité pensent être originaux, géniaux, créatifs. C’est ainsi que le mythe de la créativité est l’une des causes principales de l’imbécillité, en visant, pour ainsi dire, à la manifestation libre d’un imbécile parfois caché, en sommeil, silencieux.
Quelle est l’influence de la technique ? Si elle ne crée pas les «légions d’imbéciles» dont parlait Umberto Eco, le Web les rend plus visibles…
Les «légions d’imbéciles» étaient déjà là, avant le Web. Seulement, elles étaient silencieuses : rares étaient ceux qui, ayant un accès quelconque au système des médias, pouvaient se manifester. Cette rareté n’était pas une garantie d’intelligence (il suffit de faire un tour dans une bibliothèque et feuilleter au hasard), mais donnait au moins conscience à l’auteur d’être en public. Ce qui n’est pas le cas dans le Web : tous parlent - pire, écrivent, et Verba volant, scripta manent - comme s’ils étaient chez eux, dans un petit comité familier et indulgent, là où ils sont sous les yeux du monde, beaucoup plus que s’ils étaient dans une bibliothèque, mais personne ne relit le texte, signale les bêtises, corrige les épreuves. Et nous voilà, bienvenus dans la post-vérité qui est l’arc de triomphe et l’aigle impérial de l’imbécillité.
L’imbécillité des masses est souvent pointée du doigt, pour vous l’imbécillité d’élite est encore plus aiguë, pourquoi ? Comment le vieux sage peut-il devenir vieux crétin ?
La bêtise d’élite est plus choisie, plus rare, plus documentée, en un mot plus imbécile ! Les attentes trop élevées produisent bien des désillusions. Le maître vénéré devient vieux crétin par le même sortilège qui fait ainsi que l’homme du monde, le roi des salons (disons, Swann ou Charlus dans la Recherche) peut devenir soudainement un cocu, celui dont tout le monde se moque, en révélant sa faiblesse. Prenez Heidegger : objet d’un culte quasi religieux pendant plus d’un demi-siècle, avec des séminaires, colloques et essais consacrés à l’exégèse de ses passages les plus obscurs (j’en ai un souvenir très net quand je repense à ma jeunesse académique). Plus tard, on a appris qu’il était un nazi, un antisémite, un carriériste, un homme d’un sacré mauvais goût, un professeur qui faisait la cour à ses étudiantes : bref, comme l’a dit Thomas Bernhard dans une page inoubliable, un imbécile des Préalpes. Aujourd’hui les deux visages de ce Janus sont présents simultanément comme le canard-lapin de Jastrow où l’on voit alternativement l’un et l’autre animal, le génie de Etre et temps est ce même couillon qui écrit dans les Cahiers noirs que les Juifs se sont autodétruits, comme si Goebbels et d’autres n’y étaient pour rien… Et, comme toujours, l’abîme appelle l’abîme et s’écrit alors une nouvelle page de l’histoire universelle de l’imbécillité, puisque certains, comme la philosophe Donatella Di Cesare parlent à ce propos d’ «antisémitisme métaphysique». Or la seule manière de donner un sens à cette bêtise serait d’invoquer un partage du travail où Goering serait porteur d’un antisémitisme aéronautique, Speer d’un antisémitisme architectural et, bien sûr, Céline et d’autres d’un antisémitisme littéraire.
Aujourd’hui avec Trump et la montée des populismes, ne sommes-nous pas dans un moment particulièrement dense en imbécillité ?
Oui, bien sûr. Mais en même temps on a le sentiment que Trump n’est qu’un symbole, un trophée de cerf installé sur le bûcher des vanités qu’on tweete. La perte du secret qui caractérise le monde documédial (j’appelle ainsi le monde où chacun est récepteur et producteur de documents sur le Web) est une révélation perpétuelle. Metternich, le Premier ministre autrichien, avait un tunnel qui reliait son palais à celui de sa maîtresse : pas besoin de scooter et de casques, pas de photos et de commentaires qui rendent difficile le maintien de ce que Kantorowicz appelait «les deux corps du roi» - le corps physique et le corps mystique. Pas de mystère, donc pas de mystique : donc, révélation totale, et de quoi ? Mais d’abord de l’imbécillité, c’est élémentaire, mon cher Watson (pour reprendre le dicton de quelqu’un qui se croyait très intelligent, mais qui, par crainte de ne pas l’être, avait pris comme assistant un imbécile, exactement comme le faisaient les professeurs d’antan).
Selon votre dialectique, le progrès et le génie seraient le fruit de l’imbécillité, alors «vive les couillons» ?
Oui, sans doute, surtout parce qu’on est nombreux. Lévinas proposait l’humanisme de l’autre homme, mais peut-être que seulement l’humanisme du couillon serait, lui, capable de «redonner un sens au mot d’humanisme», comme l’écrivait Jean Beaufret en 1945 en s’adressant à Heidegger, l’imbécile des Préalpes. Tout mon name dropping est évidemment une tentative un peu naïve (pour ne rien dire de plus) de donner une légitimité à ce que je suis en train de dire. Mais je crois sincèrement qu’il y a un lien étroit et nécessaire entre génie et imbécillité, qui est plus important que le tant déclamé couple génie et folie. C’est parce qu’on est crétins, faibles, qu’on se munit de cette immense panoplie de bâtons qu’on appelle techniques : vêtements, armes, argent, culture, maisons… Loin de nous «aliéner», comme on le dit hâtivement, la technique nous humanise.
En même temps, avec ces instruments qu’elle nous offre (livres, essais, blogs, interviews) elle nous révèle pour ce que nous sommes. D’où la nécessité de nous corriger, avec un autre livre et un autre entretien, et ainsi de suite, jusqu’au silence, qui ne sera pas le fruit de la sagesse mais, au contraire, du fait qu’il n’y a plus de temps, de bâtons, d’interviews.
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