Vous proposez d’abandonner l’image des racines culturelles pour adopter celle du fleuve. Pourquoi ?
Maurizio Bettini, philologue et anthropologue : Les racines nous figent, nous attachent à un endroit, un lieu et «verticalisent» notre réflexion, alors que si nous adoptons l’image du fleuve, nous rendons compte d’une horizontalité et d’un mouvement. C’est beaucoup plus juste. L’histoire du Pô est de ce point de vue extraordinaire. On peut prendre la vision mythologique de la Ligue du Nord, qui propose toujours de revenir à l’origine de la culture padane en buvant chaque année de l’eau
«pure» puisée à la
«source» du Pô. Tout ça est paradoxal. Déterminer la source d’un fleuve est la chose la plus arbitraire qui soit. Un fleuve est le produit d’une multiplicité de sources. Ce qui est intéressant dans cette image, c’est précisément l’idée de la confluence : chaque affluent apporte sa part, exactement comme dans la culture des hommes.
Vous dites que la pureté est une obsession dangereuse…
C’est une idée du XIX
e siècle. Il s’agit de rechercher «la» pureté originelle. Un exemple : en travaillant sur les textes de la comédie romaine, les philologues allemands du passé se sont fréquemment donné pour tâche de séparer ce qui était d’origine grecque de ce qui était romain. Alors que les textes des auteurs romains sont bien souvent des réinterprétations des auteurs grecs. Comprendre, ce serait séparer, distinguer, trier. C’est une bizarrerie absolue. Comment distinguer les influences des différents affluents qui nourrissent une culture, pour revenir à l’image du fleuve ? L’idée la plus dangereuse a été de rechercher dans le monde grec quel était le Grec le plus pur. Comme la Grèce était la source supposée de la civilisation occidentale, il fallait trouver «la» racine première. On disait «nous sommes tous grecs», mais il fallait trouver les premiers Grecs, les plus authentiques. On a désigné les Doriens, et parmi les Doriens on a dit : les Spartiates, voilà les Grecs des origines. Les nazis aussi se voulaient «purs». On sait ce qui en a découlé.
Vous contestez l’origine grecque de la démocratie ?
On veut faire de la Grèce et d’Athènes l’unique berceau de la démocratie. Récemment, Emmanuel Macron est d’ailleurs allé à Athènes pour prononcer un discours sur la refondation de l’Europe, en célébrant la Grèce comme la crèche de la démocratie. On oublie que la démocratie athénienne excluait les femmes, les esclaves et les étrangers barbares. Ça fait tout de même beaucoup de monde. Mais admettons : on a découvert à Athènes qu’une assemblée de citoyens pouvait débattre de la chose commune, c’est exact. Mais on ne peut pas oublier que l’on trouve des formes de démocratie ailleurs dans le monde. En Afrique, les Ochollos, dans l’actuelle Ethiopie, avaient institué une assemblée délibérative sans avoir lu Platon. L’idée que la Grèce est la source unique de la démocratie n’a pas grand sens. Tout ça ne serait pas très grave si ça ne devenait pas une forme d’autocélébration de l’Occident, berceau de la démocratie, face au reste du monde. Là, il y a quelque chose de dangereux à revendiquer «la vraie démocratie originelle». Nous, les Occidentaux, savons ; vous, les barbares, vous ne savez pas. Ça devient la vraie religion.
Vous rappelez que Rome, la «ville éternelle», est née d’un mélange…
L’histoire de l’origine de Rome est magnifique. C’est l’
asylum. Il ne s’agit pas d’un mélange d’hommes venus d’ailleurs, c’est plus que ça. Plutarque raconte qu’au moment de sa fondation, on a creusé un trou dans lequel chacun a mis un peu de la terre d’où il venait. Les hommes ont créé la terre sur laquelle sera bâtie la ville à partir d’un mélange. A Athènes, c’est le règne de l’autochtonie : l’important, c’est d’être né là, la terre crée les Athéniens. A Rome, ce sont les hommes qui créent la terre, c’est la définition d’une ville ouverte, en train de se faire.
Vous évoquez Corte pour illustrer le choc de la tradition et du tourisme…
Je suis allé en vacances en Corse et j’ai voulu visiter Corte. Pasquale Paoli, le père de la nation corse, est un personnage pour lequel j’ai du respect. Et Corte est le berceau de la culture corse. Et qu’est-ce que j’ai trouvé ? Une ville prise d’assaut par des touristes venus de toute l’Europe, avec des gobelets en plastique et des cornets dégoulinants de glace. Et où se trouve la culture corse ? Dans un musée payant, dans lequel il n’y a pas grand monde. Elle se trouve donc enfermée. Ce qui m’a amusé, c’est de voir une ville symbole de la tradition corse devenue son exact opposé, une ville cosmopolite dont les ruelles charrient des Allemands, des Italiens, des Français… Ça m’a fait réfléchir au paradoxe de la tradition réduite à quelques bibelots que les touristes vont acheter. C’est vrai partout, à Sienne, à Rome ou à Florence.
Avec Livourne, vous racontez comment la nostalgie personnelle se heurte à notre époque…
Livourne est la ville où mon père est né, c’est la ville de mon enfance où nous nous promenions pour aller acheter des cornets de moules qui coûtaient trois fois rien. J’y suis très attaché. C’est une vieille ville de Toscane, dont le centre est
«envahi», comme me disent mes amis, par des étrangers et des kebabs. Mais, il faut savoir que Livourne était un village et est devenu un port important quand les grands-ducs de Toscane l’ont décidé, au XVI
e siècle. La liberté de culte y est alors reconnue et les marchands, d’où qu’ils viennent, vont bénéficier d’avantages fiscaux. Les
Leggi Livornine, les lois de Livourne, ont attiré des Juifs venus d’Espagne et du Portugal, des Maures venus d’Afrique, des Arméniens, c’est un
asylum très ouvert. Ce que je vois à Livourne aujourd’hui, dans certains quartiers que j’ai connus dans mon enfance, ce sont des Maghrébins, des gens venus d’Afrique et des Roumains. Donc la population a changé et ça pose évidemment des problèmes de cohabitation. Alors mes amis me disent :
«Tu dois être content, toi qui es pour les mélanges de cultures.» Je me suis demandé pour quelle raison est-ce que je suis attristé. La réponse est simple : je vois disparaître mon passé, et j’éprouve de la nostalgie devant le temps qui passe. Et en même temps, je crois qu’il ne faut pas faire de confusion entre les sentiments personnels, l’anthropologie et la politique. Ce sont des choses fondamentalement différentes et je me dis : mets de côté ta nostalgie et rappelle-toi qu’au XVI
e siècle, Livourne était une ville remplie d’étrangers. La raison me commande d’accepter ce qui arrive.
Le goût est aussi sans frontière. Ou ses frontières ne sont pas celles que l’on connaît aujourd’hui ?
C’est l’histoire de la polenta, de la tomate ou de l’huile d’olive. La tradition est une histoire actuelle. Communément, nous sommes convaincus que le goût est attaché à une terre, à un terroir. Là aussi on dit : «Ce sont nos racines.» Mais cette conviction est erronée. Par exemple, la polenta, cet étendard identitaire de la Ligue du Nord, s’opposerait au couscous qui est une semoule de blé. «Nous» mangeons de la polenta et les «autres» mangent du couscous. Mais c’est quoi la polenta ? Une semoule de maïs qui est arrivé d’Amérique centrale en Europe au XVI
e siècle. Mais elle a été introduite par les Portugais beaucoup plus tôt en Afrique, au Mozambique et en Angola, où on fait une semoule de maïs tout à fait comparable à la polenta que l’on trouve en Lombardie. Au Brésil, on trouve aussi une semoule de maïs. Donc si la polenta est un plat identitaire, il faut la partager avec l’Afrique et l’Amérique latine. Plaute, le poète romain, parle de la polenta carthaginoise. Et les Romains se moquaient des Carthaginois, les Tunisiens d’aujourd’hui, en leur disant : «Vous êtes des mangeurs de polenta.»
Le fleuve peut s’assécher, les langues et les cultures meurent ou disparaissent. C’est malheureux ou heureux, mais cela permet une dynamique ?
C’est une belle question. Les deux aspects sont vrais. Si on pense à la quantité de langues qui meurent, on doit admettre que c’est attristant, évidement. On ne va pas se réjouir de la disparition de centaines de langues en Amérique du Nord. On va aujourd’hui accuser l’anglais de tuer des langues et c’est incontestable, mais il faut se souvenir que le latin, qui est une langue dite «morte» - et je suis latiniste - a tué beaucoup plus de langues que l’anglais. Le Français a tué des langues, l’Italien aussi. Il faut se tenir sur la ligne de crête : il est triste de voir des langues disparaître et il est heureux de voir se créer des cultures nouvelles. «Ceux qui louent en permanence le passé» - on dit en latin
les laudatores temporis acti - risquent toujours de perdre de vue ce qui émerge de nouveau devant leurs yeux. Et nous revenons à la question de la pureté, la pureté absolue de la langue française : elle n’existe pas, elle n’a jamais existé et n’existera jamais. Les langues changent, voilà, on ne peut pas poser la question en termes de «pureté». Comme la pureté supposée d’une culture n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais.
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