Fabrice Dhume est enseignant-chercheur à l’Université Paris Diderot
Qu’y
a-t-il de commun entre l’islam, un débat philosophique nord-américain
sur les fondements de la société, la parité femmes-hommes en politique,
les stratégies européennes de gestion monétaire, l’avenir de la
Belgique, celui des banlieues en France, les mouvements politiques
exigeant l’égalité, le terrorisme international, le statut des corps
intermédiaires en droit français, la Gay pride, les médias
communautaires, la guerre israélo-palestinienne, le statut de la Corse
ou encore la réémergence des religions dans le monde ?
Ce qui lie ces thèmes disparates, dans les discours
médiatico-politiques français, c’est un étonnant néologisme :
communautarisme. Ce qu’il y a d’étrange dans cette catégorie, c’est que
l’unité de sens découle de la croyance que derrière toutes ces questions
est tapie une formidable menace en germe contre l’unité de la nation.
Communautarisme est le nom à la fois d’une catégorie et d’un
discours-type qui la mobilise en un sens complotiste et nationaliste :
le flou, la disparité et la généralité des phénomènes éventuellement
désignés sous ce mot seraient paradoxalement le signe que quelque chose
d’énorme et univoque, mais discrètement organisé, trame sous la surface
visible de la réalité, mue par la finalité d’un renversement de l’ordre
social de « la France » (ou, selon les variantes, de « la République », « la Démocratie », « la Paix » ou encore « la Raison »).
Comment et depuis quand un tel discours complotiste s’est-il déployé ? Et comment fonctionne cette catégorie, capable de mobiliser et réinterpréter en un sens univoque une telle variété de sujets ?
Ce texte propose un rapide retour généalogique sur l’imposition de ce
mot et la construction de ce discours. Après en avoir cerné la dynamique
de diffusion dans la presse, l’analyse de ses premiers usages éclairera
l’étonnant fonctionnement de la catégorie, et la façon dont s’est
imposé avec elle un sens commun, nationaliste.
Une analyse diachronique à travers le journal Le Monde
Pour restituer l’émergence et la diffusion de cette catégorie dans l’espace médiatico-politique, je recours aux archives du journal Le Monde, souvent tenu pour référence moyenne dans le débat politique et le champ journalistique. Notons que, quel que soit le titre de presse quotidienne nationale, la diffusion de ce terme suit environ le même rythme, bien que la sensibilité et la place du quotidien dans le champ expliquent des variations d’ampleur (Dhume-Sonzogni, 2016). Une recherche systématique via Europresse des occurrences des mots formés sur la base communautar*, récemment actualisée [1], permet de voir que le terme s’impose à partir des années 1990, mais qu’il apparaît toutefois très épisodiquement depuis la fin des années 1950. De la création du journal (1944) jusqu’à fin décembre 2017, on identifie 2386 articles distincts faisant apparaître l’un ou l’autre terme formé sur cette base. Parmi ceux-ci, il y a lieu de distinguer entre trois types de formes, dont la signification est au départ nettement différente :
Une analyse diachronique à travers le journal Le Monde
Pour restituer l’émergence et la diffusion de cette catégorie dans l’espace médiatico-politique, je recours aux archives du journal Le Monde, souvent tenu pour référence moyenne dans le débat politique et le champ journalistique. Notons que, quel que soit le titre de presse quotidienne nationale, la diffusion de ce terme suit environ le même rythme, bien que la sensibilité et la place du quotidien dans le champ expliquent des variations d’ampleur (Dhume-Sonzogni, 2016). Une recherche systématique via Europresse des occurrences des mots formés sur la base communautar*, récemment actualisée [1], permet de voir que le terme s’impose à partir des années 1990, mais qu’il apparaît toutefois très épisodiquement depuis la fin des années 1950. De la création du journal (1944) jusqu’à fin décembre 2017, on identifie 2386 articles distincts faisant apparaître l’un ou l’autre terme formé sur cette base. Parmi ceux-ci, il y a lieu de distinguer entre trois types de formes, dont la signification est au départ nettement différente :
Communautarisation et ses variantes (communautariser, communautarisé.e.s)
renvoient au registre technico-juridique de la gestion en commun par
plusieurs États des espaces et ressources maritimes, et désigne par
extension les politiques communautaires européennes. Si cette forme est
attestée dans la langue française depuis 1951 (Rey, 2010), la première
occurrence dans Le Monde date de 1968.
Communautarien.ne.s, ainsi qu’en langue anglaise communitarian.s, communitarianism, s’inscrivent dans un registre de philosophie politique, et se réfèrent au débat nord-américain sur l’articulation entre individus et collectifs, opposant schématiquement liberals vs communitarians. Dans le journal, ces formes apparaissent au début de la décennie 1980 et surtout 1990, et sont au départ exclusivement affectées à la présentation des thèses ou écrits de Michael Sandel, Charles Taylor, etc.
Enfin, communautarisme.s et communautariste.s ne sont entrés dans le dictionnaire Robert qu’en 2004, mais connaissent ponctuellement des usages antérieurs – depuis au moins le XIXe siècle (Dufoix, 2016). Le sens de ce mot relève toujours de l’implicite, jusqu’à ce que l’un de ses promoteurs dans l’espace académique, Pierre-André Taguieff, le définisse « comme un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d’un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe (telle "communauté"), bref à contrôler les opinions, les croyances et les comportements de tous ceux qui appartiennent en principe à ladite "communauté" » ou comme « idéologie dont la fonction est de légitimer la reconstruction de groupements d’individus selon leurs origines, précisément des "communautés", dans le cadre des États-nations modernes fondés sur le principe normatif de l’homogénéité culturelle et ethnique, donc dans un espace politique postcommunautaire » (Taguieff, 2005 : 80).
Communautarien.ne.s, ainsi qu’en langue anglaise communitarian.s, communitarianism, s’inscrivent dans un registre de philosophie politique, et se réfèrent au débat nord-américain sur l’articulation entre individus et collectifs, opposant schématiquement liberals vs communitarians. Dans le journal, ces formes apparaissent au début de la décennie 1980 et surtout 1990, et sont au départ exclusivement affectées à la présentation des thèses ou écrits de Michael Sandel, Charles Taylor, etc.
Enfin, communautarisme.s et communautariste.s ne sont entrés dans le dictionnaire Robert qu’en 2004, mais connaissent ponctuellement des usages antérieurs – depuis au moins le XIXe siècle (Dufoix, 2016). Le sens de ce mot relève toujours de l’implicite, jusqu’à ce que l’un de ses promoteurs dans l’espace académique, Pierre-André Taguieff, le définisse « comme un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d’un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe (telle "communauté"), bref à contrôler les opinions, les croyances et les comportements de tous ceux qui appartiennent en principe à ladite "communauté" » ou comme « idéologie dont la fonction est de légitimer la reconstruction de groupements d’individus selon leurs origines, précisément des "communautés", dans le cadre des États-nations modernes fondés sur le principe normatif de l’homogénéité culturelle et ethnique, donc dans un espace politique postcommunautaire » (Taguieff, 2005 : 80).
Le graphique ci-dessus montre la proportion très inégale de chacun de ces types. Bien que la forme-type communautarisme
soit historiquement la première qui apparaît dans Le Monde (premier
article en 1957), ce discours ne s’impose que récemment, dans les années
1990-2000. Cela va de pair avec une intensification de l’usage des deux
autres types formels. En revanche, c’est l’usage de communautarisation qui domine nettement jusqu’au milieu des années 1990 (71,9 % des occurrences, de 1945 à 1990), avec un débat régulier, par exemple sur l’enjeu européen de « modifier
des mécanismes de marché déjà largement "communautarisés" [...] pour
tenir compte de la suppression des cloisonnements entre États membres » (LM, 30/04/68). La troisième forme-type, rare (1,4 %
du total), apparaît dans la première moitié des années 1990, dans un
contexte où s’impose le paradigme de l’intégration, à travers lequel la
France entendrait affirmer « le modèle français », en s’imaginant un adversaire dans « le modèle anglo-saxon ».
L’analyse du corpus montre que l’évolution
quantitative va de pair avec une double transformation qualitative.
D’une part, les frontières entre les trois types formels se brouillent
au cours des années 1990, sous la poussée du discours du communautarisme. C’est justement que le paradigme de « l’intégration à la française » fait de communautarisme un
mot-amalgame et une figure-repoussoir, reliant la critique des supposés
modèles étrangers à l’incrimination de pratiques sociales de groupes
minoritaires en France. Comme si l’ensemble formait un vaste réseau
transnational menaçant, à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, la
communauté imaginée (Anderson, 2006) qu’est la nation française. Communautarisme s’impose ainsi comme la « contre-face sombre »
du discours assimilationniste (Dhume, 2007). D’autre part, si l’usage
du terme est au départ surtout le fait d’intellectuels qui publient des
tribunes dans le journal (rubrique Débats notamment), le thème est progressivement réapproprié par la rédaction (Une, Éditorial...).
Significativement, l’expression « dérive communautariste »
apparaît pour la première fois en 1993 sous la plume du directeur
adjoint de la rédaction, Jean-Marie Colombani. Celui-ci stigmatise par
là un anglicisme, qui tend à se substituer au bon français « réunion publique », en se justifiant ainsi : « on ne dira pas meeting, de peur de céder à la dérive communautariste américaine » (LM,
5/02/93). La réappropriation journalistique et le brouillage de formes
s’illustrent dans les variations de cette expression (on voit apparaître
« dérive communautarienne » (LM, 15/04/05), et la discussion des philosophies concernées se fait sous le titre : « comment peut-on être communautariste ? » (LM, 17/01/06) [2]). Cette chambre d’écho journalistique explique en retour son succès politique, puisque la stigmatisation d’une présumée « dérive communautariste » devient en 2003 le discours officiel du ministère de l’Éducation nationale (Dhume-Sonzogni, 2007b).
Variations d’usages, permanence du référent
Quel est au départ le sens de la catégorie ? Les contextes d’usage, le sens spécifique, ainsi que la polarité du terme sont initialement variés, comme l’illustre l’analyse de la première (historiquement) dizaine d’articles du corpus. Les tout premiers emplois ont une valence positive. Dans « Une histoire de l’Europe » (LM, 5/11/57), le géographe Maurice Le Lannou croit cerner la « finalité européenne » dans l’idée que « l’Europe a été vraiment construite par les Barbares » à travers l’« avancée eurasiatique vers l’Occident », et pose que « l’un des problèmes permanent de l’Europe sera… de défendre un héritage et des perspectives de civilisation ». Ici intervient l’idée « que le communautarisme villageois de nos grandes plaines découvertes en Europe occidentale est une institution de protection contre le Barbare mouvant ». Le terme reflète une conception naturalisante et idéalisante de la « communauté », supposée être une institution stable du passé, et un refuge capable de résister à une remise en cause de « l’ère nationalitaire ».
Variations d’usages, permanence du référent
Quel est au départ le sens de la catégorie ? Les contextes d’usage, le sens spécifique, ainsi que la polarité du terme sont initialement variés, comme l’illustre l’analyse de la première (historiquement) dizaine d’articles du corpus. Les tout premiers emplois ont une valence positive. Dans « Une histoire de l’Europe » (LM, 5/11/57), le géographe Maurice Le Lannou croit cerner la « finalité européenne » dans l’idée que « l’Europe a été vraiment construite par les Barbares » à travers l’« avancée eurasiatique vers l’Occident », et pose que « l’un des problèmes permanent de l’Europe sera… de défendre un héritage et des perspectives de civilisation ». Ici intervient l’idée « que le communautarisme villageois de nos grandes plaines découvertes en Europe occidentale est une institution de protection contre le Barbare mouvant ». Le terme reflète une conception naturalisante et idéalisante de la « communauté », supposée être une institution stable du passé, et un refuge capable de résister à une remise en cause de « l’ère nationalitaire ».
Très différent est l’article « Une "oasis" au nord » (LM,
27/01/62), écrit dans le contexte de la guerre d’Algérie. Signé du
journaliste Michel Legris, il présente, les personnalités et
organisations belges soutenant l’OAS
(Organisation armée secrète), parmi lesquelles le Mouvement d’action
civique, d’extrême-droite, qui définit son idéologie comme « national communautarisme européen ».
La valence est là encore positive, et la référence est la nation type
européenne, dont la figure communautaire est, là aussi, naturalisée [3].
Dans les années 1970, le terme apparaît
avec un sens négatif, à travers deux articles différents. L’un, signé du
politologue Marc Riglet, « L’état de la révolution » (LM, 11/10/74), est le dernier volet d’une série consacrée aux « voies du socialisme ». Critiquant les usages de l’idée de révolution, il estime que « l’appauvrissement
relatif de l’imaginaire révolutionnaire [...] s’accompagne en retour
d’un enrichissement de l’action révolutionnaire », à condition, selon lui, d’éviter « une forme d’apolitisme » où « les
appareils [...] sont honnis et les bases exaltées [ce qui] revient, au
bout du compte, à un communautarisme archaïque : la mine au mineur et
ses variantes horlogères ».
Communautarisme est ici équivalent de populisme ; sa valence négative tient à la fois à son supposé « archaïsme » et au caractère vulgaire implicitement attaché à la notion de commun et de communauté (Dhume, 2009).
Cinq ans plus tard, un article du journaliste Alain Woodrow, « Comme des fous, Seigneur » (17/12/79), commente la diffusion à la télévision d’un reportage consacré au mouvement pentecôtiste. Il en valorise la dualité, entre la face lumineuse (« la vie rayonnante de ces idéalistes, [...] la beauté des célébrations, la ferveur des spectacles ») et « les ombres aussi… Les membres de la communauté s’expliquent sans détour sur les reproches qui leur sont faits et reconnaissent les dangers à éviter. […] "Le communautarisme est aussi mauvais que le collectivisme", avoue [...] l’évêque de Grenoble ». Communautarisme péjore ici un entre-soi et une exclusivité religieuse, insidieusement assimilés au « collectivisme » communiste.
La valence positive le dispute à la négative, encore dans les années 1980. Dans « Le socialisme pour quoi faire ? » (LM, 26/01/80), Gérard Brissé, du parti de la Jeune République, veut « repens[er]
le socialisme, qui ne doit pas apparaître comme la seule appropriation
collective des instruments de production et d’échange, mais bien plutôt
comme un moyen [...] de faciliter l’épanouissement harmonieux de la
personne - c’est-à-dire de l’individu intégré dans une communauté - et
de toutes les personnes et des communautés dans l’acceptation réciproque
de leurs différences ». Il défend « un socialisme "à la française", mais à vocation universelle, personnaliste et communautariste ».
Ce dernier terme reformule implicitement l’interculturalisme (avec
l’argument de l’acceptation des différences) mais oppose surtout
explicitement à la rivalité des deux impérialismes de la guerre froide
un modèle « à la française », « en
vue d’écarter pour longtemps le spectre de la guerre généralisée, de la
violence institutionnalisée, en bref de la haine destructrice ».
À l’opposé, dans « Le "ratorium" et nous » (3/09/81), l’historien des idées Georges Nivat discute de l’œuvre de Zinoviev, qui, selon lui, « part
d’une intuition centrale, qui est le concept de "communautarisme". Le
"communisme réel" d’aujourd’hui, le marxisme d’hier, sont des produits
d’un "communautarisme" qui a toujours existé [...] et qui est une sorte
de contre-civilisation ». La figure de « l’homme communautariste » y est « chargé[e] de tous les péchés : envie, hargne, irresponsabilité, délation, muflerie, flagornerie et cynisme ». C’est dans un sens proche qu’Emmanuel Le Roy Ladurie évoque, deux ans plus tard, dans « un éloge de l’occident médiéval » (LM, 5/08/83) un « communautarisme des médiévaux » désignant « comme aujourd’hui, cette attitude mentale si largement répandue [… qui] pouvait engendrer l’oppression ».
Ces premières occurrences dans Le Monde reflètent
une diversité d’usages et de contextes d’emploi, ainsi qu’une polarité
morale non-stable du terme, tantôt revendiqué, tantôt stigmatisé. Mais
dans le même temps, le contexte de sens dans lequel le mot apparaît
montre, depuis le début, deux éléments récurrents qui structurent la
notion. D’une part, ces discours ont en commun de se référer à une
conception morale et essentialisée de la « communauté ».
Le discours du communautarisme prospère sur le fond d’impensé qui
caractérise la notion de communauté – laquelle a servi historiquement,
et sert aujourd’hui encore, de faire-valoir et de repoussoir de principe
à une analyse sociologique focalisée sur l’ici et maintenant de la « société »,
entendue par implicite dans un cadre étatico-national (et aussi
colonial). C’est le rapport à cette figure essentialisée qui fait
l’objet d’une variation de polarité morale, selon qu’on veut y voir une
protection naturelle ou plutôt un archaïsme destructeur. D’autre part,
ces discours se réfèrent majoritairement à la question de la nation ou
de la civilisation face à l’étranger et/ou à des systèmes jugés
oppressifs (« avancée eurasiatique », impérialismes, soviétisme…). Que ce soit pour idéaliser un « communautarisme villageois » capable de résister aux « Barbares mouvants » menaçant la « civilisation », pour affirmer un « national-communautarisme » ou plutôt un « socialisme communautariste et personnaliste » face aux impérialismes, ou que ce soit à l’inverse pour dénoncer dans le communautarisme un effet « contre-civilisationnel »,
c’est toujours un schéma d’altérisation Nous/Eux qui se répète. Et
c’est toujours l’idée d’une menace sur la civilisation (ou ses
productions et ses avatars : l’individu, la nation…) que ces diverses
proses recomposent chacune à sa manière.
1989 : la stabilisation d’un discours intellectuel nationaliste
À la fin des années 1980, et surtout avec la polémique médiatico-politique sur le « foulard », la catégorie communautarisme se focalise sur l’islam, nouvelle cible du discours articulant l’essentialisation des « communautés » au thème de menace sur la civilisation. Le mot va alors prendre une valence systématiquement, et comme intrinsèquement péjorative. Dans le corpus, cela se traduit par un tournant à la fois quantitatif (trois articles pour le seul mois de décembre 1989 [4], contre un tous les quatre ans en moyenne, précédemment) et qualitatif : un usage ethnique du terme s’impose, dans un discours dramatisant la situation nationale, à l’aune du contre-modèle que sont censés représenter des pays tels que le Liban.
1989 : la stabilisation d’un discours intellectuel nationaliste
À la fin des années 1980, et surtout avec la polémique médiatico-politique sur le « foulard », la catégorie communautarisme se focalise sur l’islam, nouvelle cible du discours articulant l’essentialisation des « communautés » au thème de menace sur la civilisation. Le mot va alors prendre une valence systématiquement, et comme intrinsèquement péjorative. Dans le corpus, cela se traduit par un tournant à la fois quantitatif (trois articles pour le seul mois de décembre 1989 [4], contre un tous les quatre ans en moyenne, précédemment) et qualitatif : un usage ethnique du terme s’impose, dans un discours dramatisant la situation nationale, à l’aune du contre-modèle que sont censés représenter des pays tels que le Liban.
Déjà dans « l’amertume des chrétiens du Liban » (LM, 15/05/85), le journaliste Laurent Greilsamer qualifie d’« ethno-communautarisme » [5] l’action de « jeunes exilés » de la diaspora libanaise pris, selon lui, dans « l’entrelacs des haines libanaises, passif inépuisable » issu d’une « impitoyable balkanisation ». L’article relate des manifestations au slogan « les chrétiens du Liban victimes de l’intégrisme musulman » pour réclamer « à "l’Occident, qui regarde passivement ce qui est en train de se passer" », « de l’aide pour contrer la barbarie ». Cette rhétorique radicalise et essentialise des conflits politiques, ainsi transformés en « barbarie » ethnico-religieuse, supposée essentiellement « communautaire ».
En arrière-plan de ce discours se trouve le méta-schéma idéologique
opposant et victimisant un Occident (assimilé à la chrétienté et à la
civilisation) face à un Orient (supposé être le siège, et bientôt la
base arrière de l’« intégrisme musulman »). Mais à ce moment, ce discours s’applique encore à un pays « étranger ». Quatre ans plus tard, en 1989, le même discours va être appliqué directement à la situation française.
C’est le politologue Gilles Kepel, interrogé sur « les principales tendances de l’islam contemporain » (LM,
14/04/89), qui opère et légitime le transfert d’imaginaire, de
l’international à l’Europe, pour dramatiser la situation française. Face
à ce qu’il définit comme des « groupes qu’on pourrait appeler piétistes ou communautaristes », « qui veulent réislamiser la société en passant par le bas, en réislamisant les individus », il invoque la recette nationale : « il faut favoriser l’intégration, et non l’insertion communautaire, comme c’est le cas en Angleterre », affirme-t-il en stigmatisant au passage « la gauche nord-européenne » qui « considèr[e] que le modèle jacobin c’est l’abomination de la désolation ». Et de terminer par cette prophétie dramatisante : « je
crains que, derrière les communautés, ne se profilent la génération des
ghettos, et, à terme, la dissolution des formes actuelles de notre
société, de la liberté et de la démocratie ».
L’argument du risque d’importation en
France d’une problématique libanaise est ensuite le fait de l’historien
orientaliste Maxime Rodinson, dans sa tribune « De la peste communautaire » (LM, 1/12/89), à propos du foulard. Se justifiant de son « vécu au Liban », il dénonce le risque d’une « France libanisée » par « le
glissement de l’État unitaire vers l’État fédération de "communautés",
le passage de la communauté nationale à l’éclatement en formations
multiples autonomes, compétitives, rivales et, peut-être, demain,
hostiles ». Croyant entrevoir « la ruée française vers la communautarisation », il sonne l’hallali : « le pire n’est pas sûr, mais le danger existe », « des maladies mortelles menacent ». « La
situation rêvée par les communautaristes éveille toujours en moi,
Parisien, un souvenir cauchemardesque : la peste frappant Paris » ; ce serait « le tribalisme, selon Alain Finkielkraut » « qui [porte] la peste surtout ». Là encore, la recette imaginée tend vers un nationalisme d’État-nation, au moins par défaut ; car si pour Rodinson « le nationalisme est toujours dangereux, [...] le nationalisme communautaire l’est plus que les autres ». Et donc, face au risque que « le nationalisme (ou nationalitarisme si l’on préfère) de communauté [...ne remplace] le nationalisme, le patriotisme de nation », mieux vaudrait peut-être choisir le choléra que « la peste », puisque « les
nationalismes des nations sont institutionnalisés. Les nationalismes
non institutionnalisés ou institutionnalisés à demi sont bien plus
nocifs ». Au moins faudrait-il « contenir tout cela dans des limites acceptables [...] ou alors c’est l’incendie à la libanaise ». Et Rodinson de conclure par cette exhorte : « Voyez le Liban, voyez l’Ulster. France, prends garde aux communautés ! ».
Dans ce contexte de dramatisation et
d’exploitation politique du foulard, le terme communautarisme devient
pour la première fois un argument de disqualification dans l’arène
politique. En effet, rapportant l’organisation par le parti socialiste
d’un « débat sur le port du foulard islamique à l’école » (LM, 6/12/89), où s’exprime notamment la thèse complotiste de « la "machination" des intégristes », le journaliste Philippe Bernard note que « Mme Élisabeth
de Fontenay, maitre de conférences de philosophie à l’université
Paris-I s’est demandée, non sans inquiétude, si l’unité nationale allait
résister, après que M. Jospin [alors ministre de l’Éducation nationale]
eut "livré l’école aux intérêts communautaires et religieux" ». Et Élisabeth de Fontenay d’« accus[er] le ministre de l’éducation nationale du crime de "tolérance différentialiste" et d’ "idéologie communautariste" », selon le journaliste.
À travers ces prises de position
médiatisées d’intellectuels réinvestissant la catégorie communautarisme,
s’est imposée en peu de temps une lecture qui fait de l’islam une
source principale de menace (sous les figures du « voile », de « l’intégrisme », etc.). Toujours référé à une conception essentialiste des communautés, le terme communautarisme est désormais attribué à des thèmes ethnico-religieux. Même les intellectuels qui prennent a priori leur distance vis-à-vis du mot « communauté » [6] recourent au vocable « communautaire »
avec les préjugés lui conférant un archaïsme essentiel. L’analogie et
la métaphore de pays étrangers en guerre permettent de dérouler un
principe d’opposition Nous/Eux systématique, induisant l’idée d’une
menace globale que le mot communautarisme finit par agglomérer
puis symboliser (Dhume, 2007). Les quatre articles de 1989 disposent et
soudent en effet les ingrédients d’une interprétation de la réalité
contemporaine qui a pour référence « l’islam des banlieues »
(Kepel), pour obsession notamment le foulard, et qui oppose binairement
Occident et Orient, Chrétiens et Musulmans, intégration à la française
et modèle anglo-saxon, universalisme et différentialisme, État-nation
jacobin et politique de gauche (communiste ou multiculturaliste),
civilisation et barbarie, Communauté nationale et tribalisme, ou encore « patriotisme national » et « micronationalismes »
(Rodinson)... En redoublant, à un niveau d’idéalité, la chaîne de
signifiants stéréotypés du discours sécuritaire (islam, banlieues,
violence, repli identitaire, terrorisme, etc.), cette série de grandes
figures mythologiques opposées terme à terme reproduit et actualise au
sein du débat politico-médiatique français une logique de Grand partage asymétrique entre Nous et Eux (Goody, 1979), où les « Eux » sont censés menacer le « Nous ».
Derrière ce discours, un étatico-nationalisme ethnique
Entre impensé et bien-entendu, idéalité et fantasme, ce schéma idéologique va devenir criant, et surtout de plus en plus criard, avec la diffusion rapide du terme. Le sens qui finit par s’imposer, dans la lignée Kepel-Rodinson-de Fontenay, semble être un agglomérat des différents thèmes déjà présents. Le nouveau discours les redispose et les réinterprète à la faveur du prisme, formulé par Samuel Huntington, du « choc des civilisations ». On peut voir, en effet, un transfert argumentaire : du risque de « violence généralisée » de la guerre froide (Brissé) à un supposé retour des guerres de religion, justifiant une crispation de la laïcité ; du débat sur les stratégies de la gauche face aux impérialismes, au tournant des années 1980 (Riglet, Brissé), à une accusation de la gauche, supposée passée du communisme au communautarisme [7]. Le discours du communautarisme actualise surtout les thèmes de l’« invasion » historique par les « Barbares » (Le Lannou), de l’« oppression » ancrée dans une attitude mentale médiévale (Le Roy Ladurie) et de logique de « contre-civilisation » suscitée par le soviétisme (Nivat-Zinoviev). Comme si tout cela formait une menace imminente, que la « barbarie » ou la « contre-civilisation » étaient en marche, à la façon d’une cinquième colonne venue des terres d’Orient.
Derrière ce discours, un étatico-nationalisme ethnique
Entre impensé et bien-entendu, idéalité et fantasme, ce schéma idéologique va devenir criant, et surtout de plus en plus criard, avec la diffusion rapide du terme. Le sens qui finit par s’imposer, dans la lignée Kepel-Rodinson-de Fontenay, semble être un agglomérat des différents thèmes déjà présents. Le nouveau discours les redispose et les réinterprète à la faveur du prisme, formulé par Samuel Huntington, du « choc des civilisations ». On peut voir, en effet, un transfert argumentaire : du risque de « violence généralisée » de la guerre froide (Brissé) à un supposé retour des guerres de religion, justifiant une crispation de la laïcité ; du débat sur les stratégies de la gauche face aux impérialismes, au tournant des années 1980 (Riglet, Brissé), à une accusation de la gauche, supposée passée du communisme au communautarisme [7]. Le discours du communautarisme actualise surtout les thèmes de l’« invasion » historique par les « Barbares » (Le Lannou), de l’« oppression » ancrée dans une attitude mentale médiévale (Le Roy Ladurie) et de logique de « contre-civilisation » suscitée par le soviétisme (Nivat-Zinoviev). Comme si tout cela formait une menace imminente, que la « barbarie » ou la « contre-civilisation » étaient en marche, à la façon d’une cinquième colonne venue des terres d’Orient.
Ce qui unifie et donne sens à cette série
potentiellement sans fin, c’est d’abord une lecture inquiète, une
logique de la peur – explicite chez Rodinson (« Le cauchemar [...] qui me hante depuis soixante ans, réalisé, c’est l’Ulster ou le Liban »).
Celle-ci se lit dans les prophéties de malheur, usant de références
sanitaires et agitant de grandes figures d’altérité censées incarner le
désastre (Liban, Ulster, Balkans), pour dénoncer le « danger », la « peste », le « crime », la « barbarie »
qui vient. Cette peur s’ancre dans un certain rapport à la nation, à la
fois étatique et ethnique. C’est en effet une logique ethnicisante,
avec le présupposé essentialiste de communautés ethniques menaçant la
Communauté nationale, qui fait de « l’intégration à la française »
la clé identitaire en même temps que la solution au supposé problème.
Le discours du communautarisme versus l’intégration est ainsi une
version intellectuelle du discours politique de l’identité nationale
(Lorcerie, 1992). La recette politique proposée par les promoteurs de ce
discours, c’est en effet « l’État unitaire » et le « patriotisme national » (Rodinson), « l’unité nationale » (de Fontenay), « l’intégration » et le « modèle jacobin »
(Kepel). Le discours du communautarisme a clairement pour horizon
l’imaginaire étatico-national, dans son unité idéale et surplombante (vs
l’éclatement des communautés), dans sa distance et sa froideur de
Léviathan (vs la chaleur et la promiscuité troubles des communautés),
dans sa puissance militaire, aussi, de plus en plus mobilisée
concrètement…
Ainsi, la rhétorique martiale qui structure l’appel au « combat civilisationnel » face à « la menace communautariste »
se retrouve dans les justifications de l’état d’urgence, depuis 2005,
face aux banlieues puis au terrorisme. Réponse militaire aux révoltes
consécutives à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, en 2005, l’état
d’urgence a en effet été justifié par le Premier ministre, Dominique de
Villepin, entre autres par l’idée de ne pas « renoncer à l’exigence de cohésion nationale au profit du communautarisme ».
Et en 2015, assumant cette filiation autoritaire et la logique de
complot qui la sous-tend, le Premier ministre Manuel Valls a ainsi
justifié l’état d’urgence : « Il y a ces
tentatives – montée des communautarismes, des fondamentalismes – qui
essaient de substituer un autre ordre à celui de la République. (…) il y
a dix ans précisément, en 2005, la France connaissait des émeutes très
graves. [...] Il a fallu prendre des mesures d’exception, l’état
d’urgence, en Conseil des ministres, avant de parvenir à rétablir
l’ordre républicain. C’était, là aussi, une contestation de l’autorité
de l’État » [8]. Par cette formule lapidaire (« là aussi »), est ainsi posée l’idée d’une simple continuité entre « émeutes » et « terrorisme ».
Comme on le voit avec ces discours
ministériels, en circulant entre l’arène médiatique, le champ
scientifique et l’espace politique, ce nouveau discours a su recruter
bien d’autres promoteurs actifs d’une logique de « guerre culturelle » (Fourest, 2016). Sur ce plan, le discours du communautarisme recycle et réoriente l’antiaméricanisme de gauche au tournant des années 1980, qui parlait déjà de « guerre culturelle », de « France colonisée » ou de « dépersonnalisation nationale » (Martigny, 2016), et aussi de « traîtres à la nation » ou d’« idiots utiles » pour incriminer par exemple les tenants (ou supposés tels) d’une conception « multiculturaliste ». Mais le discours du communautarisme
recrute nettement chez les tenants d’un souverainisme arc-bouté sur une
logique d’assimilation – d’où sa circulation d’un bout à l’autre de
l’échiquier politique. Il témoigne d’une obsession pour la production « par en haut »
(par l’État et en idéalité) d’une unité nationale supposée répondre à
des paniques identitaires qui sont pourtant organisées et entretenues
par ce discours même (Dhume, 2017).
Ce discours intellectuel développe à l’envi les thèmes complotistes des « menaces » (Bouvet, 2007), des « tests venus de groupes qui veulent imposer un communautarisme social et politique » (Kintzler, 2014), ou « des entrepreneurs idéologiques [ayant pour] vue de provoquer une guerre civile ou d’installer une dictature » (Taguieff, 2005b : 134), afin de promouvoir, par opposition à un « pluralisme communautariste » la recette de « l’unité républicaine » (Fleury, 2005 : 66). Émanation d’un discours typique de l’imaginaire national, reflétant d’ailleurs une obsession française [9], le discours du communautarisme est clairement indexé à un nationalisme à la fois étatique et ethnique.
Une catégorie mutante au service d’un ethnonationalisme majoritaire
Une catégorie mutante au service d’un ethnonationalisme majoritaire
Ce discours montre une étonnante capacité à recycler des thèmes hétérogènes, à unifier des éléments sans souci de leur articulation. Il peut enfourcher un argument et son contraire, revêtir une forme et son opposée. Ainsi, il sert simultanément à dénoncer la communautarisation européenne contre la nation mais à l’exiger contre l’impérialisme américain, en appelant à l’unité occidentale contre le communautarisme barbare… Au fond, ce discours se moque des faits, et glisse d’une échelle à l’autre. Il permet, par un étonnant tour de passe-passe intellectuel, d’affirmer que le mot « ne renvoie à aucune institution ni aucun fait social précis [...mais que] le terme recouvre et renvoie à des réalités » qui seraient menaçantes (Bouvet, 2007 : 10-11). Si la question était celle de la rationalité de l’analyse, on pourrait simplement souligner le syncrétisme du raisonnement, typique de la pensée raciste (Guillaumin, 1972). Il faut toutefois accorder attention au fait que ce discours semble convaincre malgré sa faible profondeur matérielle et le caractère sociologiquement peu fondé des arguments. Mon hypothèse ici est que communautarisme relève d’une catégorie mutante, c’est-à-dire dont l’indéfinition et les contradictions internes, « loin de mettre à mal la cohérence générale du dispositif, lui [permettent] de se maintenir en englobant les contradictions » (Dorlin, 2006). Il ne sert donc à rien d’en chercher de l’extérieur la rationalité, mais il faut y entendre de l’intérieur sa logique propre.
Comme l’indique l’analyse de sa dynamique,
la construction de ce discours découle d’une entreprise politique menée
par des réseaux d’intellectuels (dont une bonne part s’est réunie
aujourd’hui dans quelques officines prétendant avoir le monopole de
représentation de la république, telles le Comité laïcité république, le
Printemps républicain, etc.), utilisant l’arène médiatique, avant que
ce mot ne soit repris comme justification (et insulte) politique. Le
terme prospère sur la fabrication intellectuelle et politique d’une
angoisse – régulièrement alimentée par des épisodes de panique morale –
destinée à entretenir l’idée d’une « insécurité culturelle et identitaire ». Cette politique (négative) de l’identité nationale a pour justification la raison du majoritaire,
conférant un rôle central à ceux – intellectuels, politiques,
journalistes – qui prétendent la représenter. Le ressort ici exploité
est la peur de ce que les Autres pourraient Nous faire, littéralement ; autrement dit la manière dont les dynamiques sociales et politiques minoritaires peuvent affecter le « Nous »
majoritaire. Le discours du communautarisme agrège, déforme, amplifie
et dramatise ces réalités, les présentant comme un seul processus
scandaleux et menaçant, afin de justifier de repousser ou suspendre les
principes politiques mêmes que s’est donnée la société française
(égalité, etc.), au moment, justement, où les mouvements sociaux
minoritaires exigent leur traduction enfin concrète.
Fondé sur le bien-entendu majoritaire, et exploitant les préjugés racistes, sexistes, islamophobes, ce discours idéologique « parle »
de lui-même (du point de vue majoritaire), sans nul besoin de
définition, de faits ou de démonstration empirique. Il recycle en cela
le vieux schéma racialisant et incriminant des outsiders – dont
les Juifs ont par exemple fait les frais, dans les années 1930 (Debono,
2014) – pour souder, en prétendant la sauver du désastre, une communauté
nationale qui assure au groupe majoritaire, et surtout à ceux qui le
représentent, leur position de privilège.
Aller plus loin
• Anderson B. (2006), L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
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