Sunday 14 June 2020

Jon Elster, philosophe : Aujourd’hui, les machines font les choix « rationnels » à notre place


Le  Norvégien Jon Elster est professeur émérite à l’université de Columbia de New York. Il s’est fait connaître par une critique aussi rigoureuse que malicieuse des axiomes de base de la théorie économique – la rationalité et l’intéressement des acteurs. Il est notamment l’auteur du Traité critique de l’homme économique (tome 1 : Le Désintéressement, Seuil, 2009 ; tome 2 : L’Irrationalité, Seuil, 2010). Jon Elster est l’un des esprits les plus vifs et les plus discrets de notre temps.

Pour comprendre la rationalité économique moderne, vous remontez au-delà des économistes classiques jusqu’à Leibniz. Pourquoi ?
Jon Elster Leibniz n’est pas un théoricien du capitalisme. Et pour cause, il n’existait pas à son époque, à la fin du XVIIe siècle. Bien qu’il fût un bon gestionnaire lorsqu’il s’est occupé des mines de plomb dans les montagnes du Harz [dans l’est de l’Allemagne], il demeure un mercantiliste : il voit l’économie comme un jeu à somme nulle où ce que gagne l’un, l’autre le perd ; on est bien loin de la conception dynamique de la croissance propre au capitalisme. Paradoxalement, c’est en parlant d’autre chose que d’économie qu’il a anticipé l’esprit du capitalisme. Sa métaphysique est une théorie économique de l’univers. Dieu a créé le meilleur des mondes possibles. Il a fait un choix, qui a obéi à un principe d’économie : il agit comme un investisseur qui doit allouer au mieux les ressources rares qui sont disponibles afin de maximiser son objectif. Leibniz formalise l’idée d’un choix rationnel en situation de rareté. « Les voies de Dieu, écrit-il, sont les plus simples et les plus uniformes, les plus fécondes… C’est comme si on disait qu’une maison a été la meilleure qu’on ait pu faire avec la même dépense. »

Dieu serait donc le premier « chef d’entreprise » ?
Oui, il fait une série de calculs d’investissements pour obtenir un rendement optimal. Soumis à des contraintes objectives, à la fois physiques et rationnelles, il doit utiliser le moins d’espace, le moins de temps, le moins d’énergie possible. C’est exactement la structure de la « maximisation contrainte » de l’entrepreneur capitaliste.

Aujourd’hui, la rationalité est une qualité prêtée à l’économie. Est-ce à dire que le marché a pris la place de Dieu ?
Qu’il s’agisse du consommateur qui cherche à maximiser son utilité ou du chef d’entreprise qui cherche à maximiser ses profits, ils n’ont pas à penser du point de vue de l’ensemble, comme le Dieu de Leibniz. Cependant, les économistes ont tendance à imputer au marché la même omniscience et la même infaillibilité que Leibniz imputait à Dieu…

“On ne peut pas ne pas vouloir être rationnel. Le problème, c’est que, avant d’agir rationnellement, il faut former une croyance”

Avec le « calcul du meilleur », Leibniz est selon vous l’instigateur de la « théorie du choix rationnel ». De quoi s’agit-il ?

C’est l’idée que l’on ne doit pas faire avec plus de moyens ce que l’on peut faire avec moins. « Ne traverse pas la rivière pour trouver de l’eau ! » Dans toutes nos décisions, nous cherchons à atteindre une fin de manière efficace. On entend parfois dire que la rationalité est une invention occidentale, moderne, voire masculine. C’est stupide ! Dans sa forme minimale, elle appartient au concept même d’action. On ne peut pas ne pas vouloir être rationnel. Le problème, c’est que, dans de nombreux cas, avant d’agir rationnellement, il faut former une croyance. Comment se forment les préférences, les croyances, les émotions et les mécanismes d’interactions qui interfèrent dans les décisions individuelles et collectives ? On peut former une croyance vraie par un procédé irrationnel, comme on peut former des croyances fausses par le biais de processus parfaitement rationnels.

Est-il possible de rationaliser l’irrationalité ?

Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions, l’irrationalité était ce qu’on ne pouvait pas expliquer. Aujourd’hui, il existe une théorie positive de l’irrationalité. Nous disposons d’une gamme de mécanismes qui prédisent la forme des déviations de la rationalité. Il y a d’abord tous les biais cognitifs : quand le défaut d’information ou l’investissement sous-optimal dans un supplément d’information nous empêche de former une croyance rationnelle. Dans un couple, chacun des deux protagonistes prétend qu’il fait plus que 50 % des travaux ménagers. Cela peut être un biais chaud, égocentrique, mais aussi un biais froid, cognitif. Car chacun des conjoints a une connaissance parfaite des travaux qu’il ou elle fait, mais n’a qu’une connaissance imparfaite de ce que fait l’autre. Ce n’est pas une croyance motivée mais une croyance qui se produit par un biais de sélection.

Qu’est-ce qu’une « croyance-piège » ?
C’est une croyance dont il n’est pas rationnel de chercher à obtenir plus d’information pour la vérifier : les coûts anticipés de leur vérification sont tellement élevés qu’un agent rationnel doit y renoncer…

Et le concept d’« ignorances pluralistes »
Le mécanisme est le suivant : personne ne croit que p mais chacun croit que tous les autres croient que p. J’étais au Maroc au moment de l’élaboration de la nouvelle Constitution. Le roi peut garder tout le pouvoir sur la sécurité, soutiennent-ils, parce qu’il est très populaire. C’est bidon, leur ai-je rétorqué… Chacun peut penser que tous les autres aiment le roi, alors même que personne ne l’aime réellement. C’est un château de cartes. Il peut s’écrouler à tout moment, comme cela s’est passé avec le printemps arabe. Voilà l’exemple type de la fausse croyance. On peut rendre compte de l’emballement de la crise financière par ce biais…

“Chacun se croit plus malin que tous les autres, ce qui est tout simplement impossible”

Le « dilemme du prisonnier », issu de la théorie des jeux, vous semble emblématique d’une action rationnelle individuellement mais irrationnelle du point de vue collectif. Quelle en est la teneur ?
Deux prisonniers soupçonnés d’être complices d’un crime sont emprisonnés séparément. On leur propose à chacun un marché. Si l’un des deux dénonce l’autre, il sera libéré et l’autre écopera de la peine maximale (dix ans) ; si les deux se dénoncent, ils écoperont tous deux d’une peine moyenne (cinq ans) ; si aucun des deux ne se dénonce, la peine sera minimale (six mois) pour chacun. L’intérêt commun est que personne ne dénonce l’autre. Pourtant, la stratégie individuellement rationnelle est de dénoncer. L’égoïsme est une stratégie dominante, rationnelle au niveau de l’intérêt individuel, mais… sous-optimale : il a, pour les deux parties, un résultat inférieur à ce qu’il aurait pu être s’ils avaient choisi l’altruisme. Par une sorte de maléfice rationnel, la non-coopération l’emporte sur la coopération… Il vaut toujours mieux laisser les autres faire grève et bénéficier de leur sacrifice. Or, si tout le monde se comportait de la sorte, il n’y aurait jamais de grève. En économie, c’est ainsi qu’on explique les logiques de cartel. Il y a toujours une tentation pour un pays de sortir du cartel et d’augmenter sa production en bénéficiant des prix élevés rendus possibles par les productions réduites des autres pays.

En va-t-il de même lorsque je me fais une idée de ce que fera l’autre ?
Anticiper l’action de l’autre, se former une croyance sur ce qu’il fera avant de décider ce que je ferai moi-même, c’est très sage mais aussi très perturbateur. Sur les marchés financiers, cette logique peut s’emballer. En règle générale, disait Keynes, cela peut aller jusqu’au quatrième degré : croyance sur des croyances sur des croyances sur des croyances. Mais le plus intéressant, c’est que chaque agent croit que les autres ne sont capables que de deux ou trois itérations, alors que lui est capable d’une de plus. Chacun se croit plus malin que l’adversaire. Ces « croyances collectivement incohérentes » sont vouées à produire des résultats pervers non anticipés. Car il est tout simplement impossible que chacun soit plus malin que tous les autres…

Comment surmonter alors les situations d’incertitude radicale ?
Certainement pas par la raison et le calcul, mais par l’action. C’est la théorie des « esprits animaux » de Keynes. « Nos décisions de faire quelque chose de positif doivent être considérées pour la plupart comme une manifestation de notre enthousiasme naturel [as the result of animal spirits], comme l’effet d’un besoin instinctif d’agir plutôt que de ne rien faire, et non comme le résultat d’une moyenne pondérée de bénéfices numériques multipliés par des probabilités numériques. » Mais l’aversion à l’inaction peut aussi nous égarer. En football, on sait que la meilleure stratégie pour le gardien de but serait de rester immobile au centre. Aucun gardien n’adopte cette stratégie « rationnelle ». Il se lance soit d’un côté, soit de l’autre, poussé par les « esprits animaux ».

À côté des biais cognitifs qui perturbent le choix rationnel, vous vous intéressez aussi à tous les biais émotionnels qui interfèrent dans nos décisions…
Les économistes devraient lire plus de romans ! Dans À la recherche du temps perdu, les personnages de Proust se comportent souvent comme si leurs choix obéissaient à une pensée magique qui implique l’idée d’une action à distance de l’un sur l’autre. Le personnage de Saint-Loup se demande à propos de Rachel, sa maîtresse : « Si moi, je ne lui suis pas fidèle, pourquoi me le serait-elle ? » Nous sommes parfois enclins, précise Proust, à « nous abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu’on aime ne s’en abstienne pas ». Le point a été confirmé depuis par la psychologie expérimentale et la théorie des jeux : il est très difficile de s’accorder unilatéralement le bénéfice de l’infidélité. Souvent, le choix d’une stratégie coopérative avec l’autre est motivé par cette pensée « magique », mais cela ne l’empêche pas d’être efficace…

La pensée « magique » a le vent en poupe aujourd’hui ?
Certains financiers agissent en effet comme Saint-Loup, ils se disent, si moi je le fais, d’autres comme moi le feront. Mais la majorité d’entre eux, malheureusement, ne font plus de calcul d’anticipation. Ce sont les constructeurs de modèles qui émettent des hypothèses sur la formation des croyances à partir de distributions des probabilités subjectives, du taux d’escompte temporel, etc. Les investisseurs eux-mêmes se contentent d’appuyer sur le bouton. Aujourd’hui, les machines font les choix « rationnels » à notre place.

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