Saturday 19 February 2022

L'identitarisme ou l'ultra-conservatisme ne serait pas forcément « une stratégie cachée » mais plutôt « un faisceau, un brouillard »

  Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine

Vous analysez le brouillard idéologique dans lequel sont prises les élites intellectuelles de gauche, et qu’elles entretiennent parfois. Vous le nommez : « confusionnisme ». Que voulez-vous désigner avec cet -isme ? Un nouveau parti ?

Philippe Corcuff, chercheur en théorie politique : Un nouveau système, plutôt. Le « confusionnisme » ne concerne pas toutes les confusions intellectuelles mais celles qui effacent le clivage droite/gauche qui structurait les idées morales et politiques quasiment depuis la fin du XVIIIe siècle. En même temps s’est affaissé l’un des piliers intellectuels de la gauche : le lien entre la critique sociale (des inégalités, des injustices et des dominations) et l’émancipation. Ce brouillage des repères donne lieu à des bricolages et hybridations d’idées qui vont remplacer le clivage défaillant par des thèmes portés aussi bien par l’extrême droite, la droite, la gauche modérée et la gauche radicale. Et ce, dans un contexte où monte l’idéologie ultra-conservatrice. J’analyse par exemple l’influence d’Alain de Benoist, penseur de la « nouvelle droite » dans les années 1970, qui opère le passage d’un racisme biologisant à l’essentialisme culturel qui conduit à la phobie du mélange. On retrouve aujourd’hui ce thème aussi bien dans un certain identitarisme républicain que dans les revendications des minorités soutenues par la gauche radicale. Le contexte ultra-conservateur explique pourquoi ces bricolages idéologiques profitent essentiellement à l’extrême droite. Et pourquoi on trouve des convergences troublantes dans la défense la souveraineté nationale et de l’identité républicaine entre un Jacques Julliard, venu de la deuxième gauche réformiste, Frédéric Lordon, venu de l’extrême gauche, et le nationaliste d’extrême droite québecois Mathieu Bock-Côté. Toutes ces confusions commencent à faire système.

Les intellectuels que vous citez sont-ils pour autant suspects d’être devenus des militants d’extrême droite ?

La plupart n’ont aucun lien conscient et explicite avec Marine Le Pen, et je ne les en soupçonne pas. Seuls quelques marginaux œuvrent explicitement pour ce lien, comme l’économiste Jacques Sapir, issu de l’extrême gauche soixante-huitarde et ex-sympathisant du Front de gauche, qui propose clairement une stratégie électorale commune d’un front nationaliste et anti-européen qui réunirait Mélenchon et Chevènement avec Marine Le Pen et Dupont-Aignan. J’observe depuis 2012 les intellectuels qui ont accès à l’espace public, éditorial et médiatique. Ce sont eux qui forment les termes des débats, mais ils ne sont pas majoritairement universitaires, ils sont plutôt essayistes, journalistes, éditorialistes, politiciens, polémistes. Je ne me fixe pas sur chacun, pris en tant qu’auteur, mais sur la « formation discursive » à laquelle ils participent. J’emprunte cette notion à Michel Foucault qui, dans L’Archéologie du savoir (1969), définit un espace un peu impersonnel dans lequel les auteurs ne sont pas premiers, le sens global du discours auquel ils contribuent leur échappant largement. On pourrait parler, comme le sociologue Pierre Bourdieu, d’une « orchestration sans chef d’orchestre ».

“L’un des piliers intellectuels de la gauche s’est aujourd’hui affaissé : le lien entre la critique sociale et l’émancipation”

Mais peut-on pour autant déresponsabiliser les auteurs de leurs propos et des effets qu’ils produisent ?

Je ne leur fais pas de procès d’intention. Il n’y a pas non plus de stratégie cachée qui serait mue par une volonté unique dans une seule direction. C’est un faisceau, un brouillard. En m’appuyant sur la distinction de Max Weber entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction, je dirais que ces intellectuels, à force de ne revendiquer que l’éthique de leurs convictions, des principes et des valeurs, sans se soucier de la réalité du contexte où ils s’expriment, pratiquent le plus souvent une éthique de l’irresponsabilité. Prenons par exemple Michel Onfray. J’ai longtemps été réticent à le critiquer parce que nous avons été proches – nous avons participé ensemble à la création du réseau des universités populaires, et j’éprouve de l’intérêt pour une grande partie de ses écrits. Ses interventions médiatiques, sur des sujets d’actualité, étaient pour moi problématiques mais n’affectaient pas son œuvre philosophique. Mais depuis quelques années, il a publié Théorie de la dictature (Robert Laffont, 2019), où il défait la frontière entre le macronisme et l’extrême droite, et surtout sa revue Front Populaire, qui est selon moi la première revue explicitement confusionniste : en prenant un référent historique de gauche (le Front populaire) pour réunir des auteurs, venus de droite ou de gauche, qui défendent les idées classiques de l’extrême droite : un souverainisme national contre le reste du monde, et une identité républicaine essentialisée contre les étrangers, principalement les musulmans. Autre exemple de philosophe confusionniste, qui pourtant n’est pas soupçonnable d’alliance consciente avec le RN : Frédéric Lordon. On a voulu faire de lui le penseur de référence du mouvement libertaire Nuit Debout, et pourtant, dans son livre Imperium (La Fabrique, 2015), un ouvrage ardu de philosophie politique, il défend une vision du pouvoir politique extrêmement verticale, à l’opposé de la démocratie directe. Par ailleurs, Lordon valorise l’appartenance nationale, dans le sens d’un enracinement qui ressemble beaucoup aux thèses de Maurice Barrès à la fin du XIXe, sans leur antisémitisme virulent (ce qui n’est pas un détail). Lordon passe son temps à jeter le soupçon sur tout ce qui est internationaliste et cosmopolitique. Enfin, à l’occasion de l’affaire Benalla, il dénonce la composante fasciste du macronisme. Pour lui, ceux qui ont voté Macron contre Le Pen au deuxième tour en 2017 sont les idiots utiles – ou des abrutis. 

La défense du souverainisme est l’une des lignes de clivage qui traverse aujourd’hui la gauche. Comment le nationalisme est-il devenu un combat légitime pour elle ?

La gauche a varié sur la question de la nation. La nation était originellement une idée de gauche, issue de la Révolution française. L’idée révolutionnaire, c’était la nation, mais la nation des citoyens. Et dès le XVIIIe siècle, elle est également inspirée par le cosmopolitisme de Kant, qui se réclame aussi des Lumières, qui ne nie pas l’appartenance nationale mais ouvre la pensée politique au monde et à l’ensemble de l’humanité. Dans le siècle qui va suivre, l’internationalisme ouvrier est une idée très structurante, mais il articule le national – les partis ouvriers et socio-démocrates sont des partis nationaux – à une solidarité internationale. Tandis que le repli nationaliste, hérité de la défense de l’État-nation, reste une forme classique de la pensée d’extrême droite depuis le XIXe siècle. Le brouillage commence au milieu des années 2000 après la chute du Mur de Berlin, la campagne pour le Non au traité européen de Maastricht en 1992 menée par des partis de gauche (Jean-Pierre Chevènement en tête, notamment, mais aussi le PC et les Verts), et les attentats du 11 septembre 2001. Des essayistes comme Emmanuel Todd, un homme politique comme Jean-Pierre Chevènement, qui a une grande capacité à séduire les intellectuels, ou encore, plus récemment, la gauche radicale autour des options sociales de Lordon, Ruffin, Mélenchon, vont produire cette humeur selon laquelle la nation c’est le bien, c’est la solution, et tout ce qui est mondial et européen, c’est le mal, et qu’au mieux c’est l’aveuglement de quelques idéalistes soumis en réalité à la logique de la mondialisation capitaliste.

“La gauche a varié sur la question de la nation. La nation était originellement une idée de gauche, issue de la Révolution française” 

Mais vous-même, vous avez été un proche de Chevènement en militant dans son courant, le Ceres, à la fin des années 1970…

Justement ! Je trouve tout à fait légitime de critiquer les effets délétères d’une mondialisation qui détruit les indépendances nationales, mais je défends une articulation plus originale – par exemple celle qu’ont créée les Zapatistes au Mexique en articulant l’identité locale indigène du Chiapas, le drapeau mexicain et l’ouverture à l’ensemble de l’humanité. Or dans les discours souverainistes d’aujourd’hui, à gauche comme à droite (et chez Chevènement aussi), on a perdu le monde. C’est un glissement très important pour la gauche. Si la gauche s’enferme dans le national et se ferme au monde, alors elle perd une grande partie d’elle-même. Ce problème touche toute la gauche, des plus libéraux aux plus radicaux. 

Est-ce la raison pour laquelle la gauche est particulièrement gênée aux entournures face aux mouvements identitaires des minorités ?

La généalogie du problème est plutôt dans l’autre sens. L’émergence de « la question de l’identité » comme question centrale découle de cette fermeture nationale des élites intellectuelles de gauche. Car avec la valorisation de la nation est valorisée l’identité nationale (qui fut le terme de Sarkozy) ou l’appartenance nationale (qui est le terme utilisé par Lordon). On oublie souvent dans les débats très médiatiques des derniers mois, que l’identitarisme républicain national est une fermeture identitaire de la même nature que celle des groupes – Noirs, islamistes, féministes, homosexuels – que l’on désigne aujourd’hui comme « identitaires ». En parlant d’identitarisme, je ne remets pas en cause le fait que les personnes et les groupes ont besoin de repères historiques et culturels pour se définir eux-mêmes, mais ces critères sont par définition composites, évolutifs, mobiles, hybrides ; sinon, nous sommes dans la pathologie de l’identité. C’est cela, l’identitarisme : réduire la définition de soi-même et des autres selon une seule identité, compacte, homogène, cohérente, qui doit dominer toutes les autres. Et ce en positif – l’identité nationale. Ou en négatif – l’identité musulmane, ou l’identité juive. Les intellectuels de gauche se paralysent eux-mêmes face à la pensée conservatrice en s’enferrant dans ces identitarismes qui sont maniés en manichéismes concurrents. D’un côté, la gauche dite républicaine et universaliste, représentée par des personnalités aussi diverses que Manuel Valls en politique, les essayistes Caroline Fourest, par ailleurs militante féministe, Alain Finkielkraut, Élisabeth Badinter, Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain, etc., qui, au nom d’une identité républicaine conçue comme un donné stable, désignent comme ennemi identitaire les musulmans. De l’autre, plus périphériques à l’extrême gauche, des lecteurs d’Alain Soral qui, contre la discrimination des musulmans, construisent les Juifs comme bouc émissaire identitaire. Cet antisémitisme, typique de la pensée d’extrême droite, était très marginal dans l’extrême gauche, mais on commence à le voir monter sur les réseaux sociaux. Voir par exemple, durant la campagne électorale de 2017, la référence obsessionnelle, sous couvert d’anticapitalisme, à la banque Rothschild pour laquelle le candidat Macron avait travaillé – l’historien Pierre Birnbaum analyse dans ses travaux la récurrence de la référence à Rothschild comme un mythe antisémite qui resurgit constamment depuis 1830. Donc, nous avons d’un côté le front républicain qui nie la discrimination des musulmans et fait de la montée de l’antisémitisme le problème ultime ; et de l’autre, une fraction de la gauche radicale, qui dénonce l’islamophobie des autres, minore l’antisémitisme et se désintéresse largement de l’identitarisme islamiste ultra-conservateur. Regardez les polémiques sur l’islamo-gauchisme, l’affaire des profs dénoncés comme islamophobes à Sciences Po Grenoble, et avant, le « burkini », le vêtement de running pour musulmanes… : à chaque fois, les intellectuels et personnalités politiques de gauche, ou venus de la gauche, vont s’affronter dans ces manichéismes concurrents. Et personne ne sort de l’identitarisme. Ce faisant, la gauche abandonne une valeur essentielle des Lumières qui est l’individualité comme forme singulière ne se réduisant à aucune appartenance, à aucun fil collectif, bien qu’elle soit composée de multiples fils collectifs. Contrairement à ce que l’on croit, cette idée de l’émancipation de l’individu a été prolongée depuis le XVIIIe siècle par le mouvement ouvrier et par tous les penseurs de la gauche, de Marx à Jaurès en passant par les penseurs anarchistes. 

“Personne ne sort de l’identitarisme : tout le monde manie les affirmations identitaires comme des manichéismes concurrents”  

Enquêter sur ces dérives a-t-il remis en cause vos propres engagements depuis près de cinquante ans à gauche ?

Ce travail m’a affligé, mais il m’a obligé à une réflexion sur moi-même. Car j’ai admiré, suivi ou eu des relations amicales avec une partie des protagonistes de ce confusionnisme : Chevènement et Onfray, dont nous avons parlé, mais aussi Jean-Claude Michéa. Cela ne m’empêche pas de garder de la considération, et même une forme de tendresse pour eux, même si les lecteurs de mon livre me trouveront sans doute violent à leur égard. Mais j’ai pris conscience de mes propres impensés. Par exemple, je n’ai pas vu la dérive conspirationniste de la critique sociale en germe dans Les Guignols de l’info, l’émission phare de Canal+ dans les années 1990-2000 (jusqu’en 2018), qui est l’un des laboratoires du confusionnisme. À l’époque, je la regardais avec plaisir et je l’aimais bien. Je n’avais pas de vue critique. L’emprise de ces manichéismes concurrents est considérable et il est facile, avec les meilleures intentions du monde, de s’y laisser prendre.

Et pour l’émancipation, ce terme disparu du vocabulaire politique, vous êtes pessimiste ? 

Les Républicains conservateurs pensent au contraire que c’est la domination de l’idée d’émancipation qui est le problème ! Pierre-André Taguieff, dans un livre récent, la juge dangereuse et propose de la détruire. Je ne peux pas en rester là. J’ai en tête un livre qui s’appellera « réinventer l’émancipation ». En considérant le poids de l’identitarisme, je me suis rendu compte que pour repenser l’émancipation, il fallait une grande pensée de l’ouverture à l’autre. Le philosophe Emmanuel Levinas, associé à la pensée du « tout monde » et de l’hybridation identitaire d’Édouard Glissant, me semble central. Mais sur l’époque, oui, je suis assez pessimiste car je ne vois aucune offre politique pour répondre véritablement aux demandes d’émancipation en résistant aux conservatismes. Le confusionnisme de la gauche, sur lequel joue le candidat le plus confusionniste que nous ayons eu en la personne d’Emmanuel Macron, risque de mener à l’élection de Marine Le Pen.

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