Friday, 16 September 2022

Lalla Fatma N’Soumer, la résistante kabyle qui défia l’armée coloniale française

 File:L'Orient-Le Jour (logo).svg - Wikimedia Commons

Par Emma Delajoux

Bien que souvent laissées dans l’ombre, les femmes ont de tout temps joué un rôle sociétal et politique dans le monde arabe. Certaines, méconnues du grand public, ont même réussi à faire sauter les carcans de sociétés patriarcales conservatrices dans l’espoir de faire changer les choses. Dans notre série « Ces femmes méconnues qui ont secoué le monde arabe », nous découvrons aujourd’hui lalla Fatma N’Soumer. « L’insoumise », « la révoltée » ou encore « la Jeanne d’Arc du Djurdjura » sont certains des surnoms attribués à cette jeune chef de guerre au caractère mystique qui refusait de se plier aux règles du patriarcat.

Lalla Fatma N’Soumer, la résistante kabyle qui défia l’armée coloniale française

Il paraît qu’aucun homme n’aura eu véritablement de pouvoir sur son corps ou son esprit. Si l’histoire de lalla Fatma N’Soumer a pu être romancée, voire mythifiée, par ceux qui voyaient en elle le prolongement de Kahina, reine guerrière berbère qui a combattu l’invasion arabe au Maghreb au VIIe siècle, Fatma N’Soumer est avant tout la figure de la femme kabyle qui défia l’armée coloniale française en Algérie, menant au combat des villages entiers et cassant les codes sociopolitiques de son temps. La jeune femme aura consacré sa vie à la cause. Celle de la résistance kabyle à l’occupation de son village et, plus largement, à la colonisation de l’Algérie par la France. Elle en mourra même, en 1863, à 33 ans, alors qu’elle était emprisonnée dans la zaouia (madrassa soufie) d’el-Aissaouia à Tablat, en Kabylie, après avoir été capturée sur le champ de bataille en juillet 1857 par le renommé général Youssouf à la tête de la division d’Alger. Des rumeurs courent qu’elle serait morte de chagrin après l’assassinat de son frère et bras droit dans son combat sidi Tahar. Mais les mauvaises conditions dans lesquelles elle fut détenue pendant six années ont probablement été à l’origine de sa mort.

Esprit insoumis

Fatma N’Soumer, née Fatma sid Ahmad Ou Méziane, a grandi dans les plus hautes montagnes de la Kabylie, région historique peuplée de tribus guerrières au nord du pays à l’est d’Alger, au cœur du massif du Djurdjura, dans le village de Ouerdja. Coïncidence, malédiction ou ironie du sort, la France avait lancé, sur ordre du roi Charles X, sa vaste conquête de l’Algérie l’année exacte où est née celle qui défiera leur occupation en 1830. L’Algérie restera une colonie française jusqu’à la déclaration de son indépendance en juillet 1962, qui mit fin à huit années de guerre civile.

Portraits présumés du chérif Boubaghla et de lalla Fatma n’Soumer conduisant l’armée révolutionnaire. Huile sur toile signée F. Philippoteaux et datant de 1866. 

Portraits présumés du chérif Boubaghla et de lalla Fatma n’Soumer conduisant l’armée révolutionnaire. Huile sur toile signée F. Philippoteaux et datant de 1866.

Les quelques récits racontant son histoire sont unanimes : Fatma N’Soumer, chef de guerre et guide spirituelle, a marqué les esprits de tous ceux qui ont croisé sa route, ennemis comme partisans. Petite mais robuste, sa beauté et son élégance étaient chantées dans des poésies populaires berbères. Ses yeux noirs, perçants et rehaussés de khôl étaient de la même couleur que ses longs cheveux tressés. Dans Récits de Kabylie : campagne de 1857, l’explorateur et homme politique Émile Carrey la décrit drapée de foulards colorés, ornée de bijoux et couverte de henné alors qu’elle menait au combat les Imseblen, volontaires de la mort. Féministe avant l’heure, elle a refusé la consommation d’un mariage qui lui a été imposé par l’un de ses frères à la mort de leur père, brisant à tout juste 20 ans un maillon patriarcal sacré dans une société au cadre social extrêmement conservateur. La jeune femme ne deviendra jamais mère et ne sera encore moins tenue à l’écart de la vie publique. Elle s’y imposera non seulement en tant que combattante, mais aussi et surtout comme chef guerrière et stratège, s’immisçant dans des sphères de réflexion alors strictement réservées aux hommes. Un tempérament qui lui a valu à l’époque le nom en kabyle de Fatma N’Ouerdja : celle qui refuse de se plier aux coutumes. Celles qui partagent encore aujourd’hui cet esprit insoumis s’en voient attribuer le surnom.Sa première victoire est peut-être d’avoir réussi à être scolarisée dans la zaouia de son père à une époque où aucune fille ne l’était. Cette école coranique de la confrérie musulmane soufie Rahmaniyya a permis à Fatma d’affiner son don de l’éloquence, d’aiguiser son sens de l’analyse, mais surtout de nourrir son esprit dans la religion. Passant des journées et nuits entières à prier et à méditer, Fatma N’Soumer était considérée comme une prophétesse. Et c’est son incroyable aura qui lui permettra plus tard de galvaniser la résistance contre la colonisation. Fatma N’Soumer a en réalité puisé sa légitimité de chef dans son caractère spirituel qui, dans l’esprit des tribus kabyles, peuplées de pieux musulmans aux aspirations mystiques, résonnait puissamment. Les prévisions stratégiques, fruits de fines analyses, de cette femme dotée d’une rare intelligence s’avéraient très souvent justes. Aux yeux des tribus qui la suivaient, ces prédictions devenaient des prémonitions divines. Si sa force de caractère et d’esprit lui a permis de s’émanciper du rôle domestique qui lui était prédestiné, elle a aussi incontestablement bénéficié de la légitimité sociale que lui conférait sa lignée : les Aït-Sidi Ahmad. Descendante de ces puissants marabouts lettrés, Fatma N’Soumer se voit attribuer le titre honorifique de « lalla » en marque de respect.

Résistance jusqu’au bout

Après s’être enfuie de sa prison conjugale, Fatma N’Soumer rejoint son frère sidi Tahar dans le village de Soumer, devenu son village d’adoption et son patronyme, pour la résistance qu’elle y mènera. Investie par l’autorité politique du lieu, elle s’allie en 1850 au soulèvement de Chérif Boubaghla, proche de l’émir Abdelkader et initiateur d’un vaste mouvement de révolte populaire kabyle lorsque les Français pénètrent la région du Djurdjura. L’Algérie devient constitutionnellement française en 1848, mais le pays résiste à l’occupation. Seules les plaines de la région d’Alger, de Constantine et d’Oran sont aux mains de l’ennemi. La Kabylie, montagneuse et difficile d’accès, n’est dans un premier temps pas la cible prioritaire. La poche de résistance kabyle en profite pour se consolider et mettre en danger les colonies occupées. Pour les troupes françaises, la soumission des Kabyles devient alors primordiale. C’est au début de cette campagne française en Kabylie et suite à la mort de Boubaghla en 1854 que Fatma N’Soumer prend la tête de la résistance.

Sous le commandement de cette fine stratège et combattante féroce, les faits d’armes français ont été mis à mal. Parmi ses victoires, une semble intacte dans les mémoires. Celle de la bataille du Haut Sebaou à Tazrouk en juin 1854. Même si, lors de cette bataille, le retrait d’une partie des troupes françaises réquisitionnées pour la guerre de Crimée la même année a probablement joué en sa faveur. En deux mois, Fatma N’Soumer, à la tête de 5 000 combattants moujahidine, munis de simples sabres et poignards, et jouant de l’avantage que leur conférait les hauteurs des monts, ont défait avec une extraordinaire violence, de par leur ténacité et leur rage, les 8 000 baïonnettes françaises du commandant Charles Wolff. Les soldats aguerris sont forcés de battre en retraite face à des tribus berbères dirigées par une femme : l’humiliation est énorme.

Malgré les prophéties et sa réputation, lalla Fatma N’Soumer fut rattrapée par la réalité du terrain : face aux Français, les combattants kabyles étaient en infériorité numérique. Déterminé à tuer une résistance qui avait déjà infligé trop de dégâts, le gouverneur Randon ordonne en 1857 l’envoi de 35 000 soldats français en renfort face aux Kabyles. Fatma N’Soumer est capturée et emprisonnée cette même année, ce qui porte le coup de grâce à la résistance. Si sa tombe est devenue un lieu de pèlerinage dans la région, son histoire sortira relativement rapidement des mémoires collectives kabyles. Ce n’est que plus d’un siècle plus tard, en 1995, lorsque ses restes seront transférés au cimetière d’el-Alia à Alger, dans le Carré des martyrs et héros algériens, que l’extraordinaire combat de la « Jeanne d’Arc du Djurdjura » refera surface.

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