Sunday 6 November 2022

Surconsommation : comment aller au-delà du militantisme ?


PhlippeMoati, professeur d’économie à l’université Paris Cité : Le mot d’ordre est à la sobriété. D’abord la sobriété énergétique pour passer l’hiver. Puis, une sobriété plus structurelle que nous impose la crise écologique et qui appelle une révision profonde de nos modes de vie et de consommation. L’Observatoire de la consommation responsable, dans une enquête conduite par l’Observatoire société et consommation fin 2020 avec le concours de l’entreprise de recyclage Citeo, montrait que 44 % des Français pouvaient déjà être considérés comme significativement engagés dans une consommation « raisonnée », soucieuse de ses impacts. Une dynamique est manifestement en cours, bien au­-delà des avant-­gardes militantes, en phase avec la prise de conscience de la gravité de la situation et soutenue par l’évolution des normes sociales (un tiers des personnes qui continuent de prendre l’avion confessent un sentiment de culpabilité).

Pourtant, à y regarder de près, les inflexions observées dans les habitudes de consommation associent le plus souvent une contribution au bien commun avec un bénéfice consommateur. Economiser l’énergie permet de réduire la facture ; manger bio est bon pour la planète, mais surtout pour la santé ; acheter des vêtements d’occasion, c’est leur donner une seconde vie, mais aussi les acheter moins cher et pouvoir se livrer aux plaisirs de la fast fashion en bonne conscience… Le seul sentiment de « faire sa part » est rarement suffisant pour convaincre de changer ses habitudes, surtout si le consommateur a le sentiment d’y perdre. Significativement, le coût est le premier frein à une consommation plus responsable, mis en avant par les personnes sondées par l’enquête citée plus haut. Dès lors, la marche vers une sobriété plus radicale nous semble devoir passer par des avancées simultanées dans trois directions.

Il y a d’abord l’action des pouvoirs publics. En complément de la carotte des incitations (avantages fiscaux, primes ou bonus écologiques, etc.), ils peuvent jouer du bâton des taxes, du rationnement, voire de l’interdiction pure et simple. Mais avancer dans cette direction risque de soulever de fortes oppositions, en particulier quand naît un sentiment d’injustice, de répartition inégale de l’effort à fournir, comme l’a montré la crise des « gilets jaunes ».

Il y a ensuite la progression volontaire des consommateurs citoyens vers des modes de vie plus sobres. Cela suppose une capacité à se défaire de l’emprise de l’hyperconsommation. La réceptivité à ses sirènes est d’autant plus forte que la consommation remplit le vide existentiel laissé par le recul des grands systèmes de pensée, jusqu’au mythe du progrès qui cède devant le pessimisme ambiant et qui conduit une majorité de Français à considérer que « c’était mieux avant ». Alors, carpe diem ! et délectons-­nous des plaisirs éphémères de la consommation.

Faire reculer l’hyperconsommation implique que le vide ainsi laissé soit rempli par autre chose. Il peut l’être par l’adhésion à des fondamentalismes, religieux ou laïques, qui donnent un sens à la vie, disent le bien et le mal, désignent les gentils et les méchants, prescrivent les gestes du quotidien et apportent le soutien d’une communauté. On pourrait ranger dans cette catégorie certaines formes d’écologie radicale.

L’économie de la fonctionnalité Une autre voie, plus conforme aux idéaux d’une société hyperindividualiste, serait de miser sur le potentiel d’épanouissement personnel associé à certaines activités, notamment la pratique de loisirs actifs, qui conduisent à une production tangible ou intangible. Au­delà des bénéfices immédiats que génèrent ces activités, elles concourent à l’équilibre psychologique des personnes et au sentiment subjectif de bien­être comme le montre l’enquête « Quels usages ont les Français de leur temps libre et qu’en retirent­ils ? » (Observatoire des loisirs des Français, mars 2021). Reste que la production de ces effets bénéfiques requiert l’apprentissage, parfois difficile, d’un minimum de compétences. Se joue là la concurrence avec la promesse de plaisirs immédiats que porte la société de consommation et du spectacle. On a vite fait d’abandonner ses gammes sur un violon pour une série TV…

La troisième voie consiste à prendre le problème à la racine. N’est­ce pas trop demander aux consommateurs citoyens de prendre le large par rapport à l’hyperconsommation alors que la logique qui domine le système économique conduit à l’activation continue du désir de consommer, avec l’appui d’un marketing de plus en plus efficace à mesure qu’il se saisit des leviers que lui offre le numérique (big data et algorithmes prédictifs, marketing relationnel personnalisé, recours aux influenceurs…) ? L’enjeu se situerait donc plutôt en amont, du côté du système de production. Il s’agit de faire dépendre la prospérité des entreprises de leur capacité à « dématérialiser » la valeur économique, c’est­à­dire à maximiser le rapport entre d’une part l’utilité des biens produits et services rendus et d’autre part la matière et l’énergie consommées.

L’économie circulaire (les déchets deviennent des ressources) est un pas vers une telle économie, moins consommatrice de ressources, mais elle ne s’en prend pas au cœur du modèle et n’induit pas ipso facto l’arrêt de la course au toujours plus. L’économie de la fonctionnalité apparaît en revanche comme une voie plus prometteuse. Elle consiste à substituer l’offre d’effets utiles et de solutions à l’offre de produits : en somme, la vente d’un service plutôt que d’un bien (les vélos en libre­service dans les villes constituent un bon exemple). Le consommateur y trouve son compte en termes de coût et/ ou d’efficacité dans les résolutions de ses besoins. Le citoyen – et la planète – aussi : le modèle est potentiellement sobre, en raison de l’intensification de l’utilisation des ressources matérielles par leur mutualisation au service d’un grand nombre de clients, mais aussi par le zèle que mettra le prestataire avide de rentabilité à assurer la sobriété dans la production des effets utiles car, restant seul propriétaires des « produits » matériels, il aura à cœur de s’assurer de leur durabilité.

Ce modèle est difficile à mettre en œuvre sur les marchés de consommation actuels. Mais les expérimentations en la matière se multiplient depuis peu (comme la formule d’abonnement testée par Decathlon en Belgique, qui permet aux clients d’emprunter les produits du magasin).

Actions incitatives et coercitives des pouvoirs publics, desserrement de l’emprise de l’hyperconsommation sur nos vies de consommateur citoyen, expérimentation de nouveaux modèles d’affaires par les entreprises : la partie se joue à trois, et l’urgence de la situation exige d’accélérer la cadence.

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