Thursday 18 November 2010

* Les "valeurs républicaines" décryptées pour les nuls




Christine Delphy, sociologue,  s’interroge ici sur la nécessité de disputer le mot "république" à ceux qui l’ont détourné de son sens pour en faire une arme de guerre "réactionnaire" et "xénophobe".
La république, dans sa version française, est-elle un système politique et philosophique indépassable ? Sans le modificateur "dans sa version française", on pourrait répondre "oui". On a répondu "oui", on a essayé de dissocier le concept de république de l’usage qui a commencé à en être fait il y a une quinzaine d’années, usage qui remonte à l’accident initial subi par le mot dans le fameux appel Finkielkraut-Badinter contre le foulard islamique.
Mais est-ce encore possible? N'est-il pas trop tard? Le mot “république” n’est-il pas désormais trop contaminé par une acception nationaliste, réactionnaire, xénophobe, raciste? Peut-on encore le rédimer? L’extirper de cette gangue d’associations malodorantes? Faut-il se lancer dans cette bagarre, ou l’abandonner à ceux qui en ont fait une machine de guerre contre les principes qu’il est censé incarner?
Voilà, à mon, sens la vraie question. Étudiant l’apparition et les connotations du mot “communautarisme”, Fabrice Dhume écrit que ce mot, jamais défini, est opposé à celui de “république”, mais aussi au mot “intégration”. Et à qui le mot “communautarisme”, forcément négative puisque opposé à ces mots positives, est-il accolé? Aux homosexuels, en 1997. Que reprochent ceux qui dénoncent leur “communautarisme” par la bouche, notamment, d'Alain Finkielkraut? De manquer de “discrétion” de ne pas assez se cacher. Or, s’il est possible pour les homosexuels, à grands coûts bien sûr, de “passer pour” (de passer pour hétéros), cela ne l”est pas pour tous les groupes taxés de communautarisme.
Sylvie Tissot analyse un rapport des Renseignements généraux sur le “repli communautaire” dans les quartiers dits “sensibles “. En quoi consiste ce repli? Entre autres choses, dans le fait qu’il n'y ait pas assez de “Français d’origine” dans ces quartiers, qu’il existe des lieux de culte musulman (dix fois moins par tête de musulman que d’églises par tête de catholique, mais c’est encore trop), que les habitants aient formé des associations, et fassent leurs courses dans des “ commerces ethniques ”. On peut déduire de ces reproches ce que les habitants de ces cités devraient faire pour ne plus être taxés de “ repli communautaire” aller tirer des “ Français” d’origine” par la manche et les inviter – ou les forcer? –à habiter avec eux ; cesser de pratiquer la religion de leur choix ; se priver de couscous et de dates, qui seraient réserver aux habitants du XVI arrondissement (on peut en trouve chez l'“Arabe du coin”); enfin s’habiller autrement. Bref, on leur enjoint, comme aux homosexuels, d’être invisibles. Ainsi, le signifiant “république” ne prend son sens que de ses antonymes, dont l’un est “communautarisme”.
Le communautarisme, ce n’est pas, contrairement à ce que la propagande essaie de nous faire croire, tout regroupement: les syndicats sont acceptés, ainsi que les associations de consommateurs, d'usagers, de chefs d’entreprise. La CGT ou le Medef ne sont jamais taxés de communautarisme, pas plus que les Rouergats qui lisent L’Auvergnat de Paris (un des plus forts tirages de France), pas plus que les pêcheurs à la ligne ou la Ligue de l’enseignement. On nous dit que le citoyen doit être seul face a l’Etat, à qui il a délégué ses pouvoirs; mais, heureusement, le citoyen n’est pas assez bête pour se livrer pieds et poings liés à un pouvoir qui ne demande qu’à devenir arbitraire. Et pourtant en dépit de toutes ces désobéissances citoyennes, les politologues déplorent qu’il n’y ait pas assez de corps intermédiaires en France.
Non, le "communautarisme", c'est la visibilité de gens dont on voudrait qu'ils soient invisibles tout en leur interdisant dans la majorité des cas cette possibilité; leur phénotype (celui des femmes, des Arabes, des Noirs) est censé être la marque de leur altérité irréductible - altérité qui rend tout regroupement de ces gens dangereux. Car c'est leur regroupement qui est craint, et à juste titre, car ils ne vont pas manquer, dès qu'ils le pourront, de défendre des intérêts qu'ils ont en commun depuis que la société les leur a donnés en partage: lutter contre les discriminations qu'ils subissent, lutter contre leur exclusion de la nation comme réalité et représentation. C'est pourquoi l'éventualité même de ce regroupement est stigmatisé; en 2001, avec l'apparition du thème de "terrorisme islamique”, l’emploi du terme de “communautarisme” se multiplie et envahit nos médias. Il ne s’agit pas de combattre un danger réel, mais de justifier, par l’invocation de la république, une définition implicite de la nation. Les individus accusés de communautarisme sont ceux qui sont exclus de la représentation que se fait la nation d’elle-même; leur exclusion, quelle que soit leur nationalité, va servir à tracer les limites du groupe reconnu comme, “national”. C’est ainsi que, grâce à l’usage de “république” et de “communautarisme”, se dessine en creux, l’image d’une nation composée exclusivement de gens d’apparence européenne, quelle que soit leur nationalité.
On a donc affaire à un champ sémantique où les mots “terrorisme islamique”, communautarisme”, maghrébin”, “musulman”, “immigré”, voire “immigré de la deuxième génération”, forment un ensemble dans lequel chacun peut être utilisé pour signifier l’autre. Cet ensemble forme un couple avec l’ensemble “république”, intégration”, “nation”, “identité nationale”. Hors de leur opposition, aucun des ensembles n’a de signification. Ces couples d'opposition servent à justifier de façon acceptable une définition ethnique de la nation française, puisque "république", dans la configuration française, est interchangeable avec “nation”. L’identification de l’ennemi du dehors (le terroriste) avec l'indésirable du dedans, conforte le projet d’exclusion, mais n’y est pas absolument nécessaire, ainsi qu’on le voit avec l’exclusion de l’imaginaire national des descendants d’esclaves vivant dans les DOM.
Le racisme est maintenant placé sous une double garde républicaine. Non seulement parce que la république en tant que forme de gouvernement permet au racisme d’exister en tant que système; mais parce que la résistance aux initiatives qui promeuvent l’égalité emprunte une rhétorique dans laquelle le mot de “république” est central. Le combat contre les réformes pour permettre l’accès aux positions élues de plus de femme (le fameux débat sur la parité) se disait “ républicain” ; le combat contre les droits des homosexuels se disait “républicain”. Toujours, aujourd’hui comme hier, “l’égalité républicaine” est mise en avant pour interdire que l’on distingue, à des fins de correction des inégalités, des gens que l’on se fait fort de distinguer pour les traiter inégalement; et parfois, comme pour les femmes, de façon parfaitement légale et même obligatoire. Toujours, aujourd’hui comme hier. L'égalité en droit est utilisée non pas pour, mais contre l’égalité de fait.
La “ république” est donc devenue ces dix dernières années le mot qui justifie et l’inégalité et l’impunité des acteurs et des institutions qui la perpètrent et la perpétuent. Faut-il essayer de l’arracher à ceux qui l’ont fermement mis dans leur camp? Ou ne serait-il pas préférable de considérer que nous n’avons pas, par un attachement au mot, à conforter son contenu raciste, sexiste, homophobe et plus généralement excluant? Ne serait-il pas préférable de parler de ce qui unit, au-delà des particularités nationales, celles et ceux qui croient en l’égalité des être humains? D’utiliser le mot que – ce n’est pas un hasard – les ultra-républicanistes comme Manuel Valls méprisent? De revendiquer tout simplement la démocratie?




Critique de la laïcité à la française, à la manière des "Lettres persanes"
Eric Fassin, sociologue, Ecole normale supérieure:


omment peut-on être français ? C'est un grand sujet de curiosité, pour un mahométan, que les moeurs et coutumes de ce pays. Ne crois pas cependant que j'en comprenne tous les ressorts : depuis que je suis arrivé à Paris, je n'ai eu que le temps de m'en étonner. Je songeai d'abord que la France était la fille aînée de l'Eglise, tant son roi aime à célébrer le manteau de clochers qui en recouvre les plaines et collines. Je me pris ensuite à penser que ce peuple répudiait toute religion, tant il s'inquiète des minarets qui pourraient un jour défigurer ses paysages laïques.

Un vieillard philosophe m'éclaira bientôt. "Notre loi interdit seulement de mêler l'Eglise à l'Etat, et l'Etat à l'Eglise.""Dans votre pays, les fêtes religieuses sont donc privées, et non publiques comme chez nous ?
- C'est selon. Nous respectons le calendrier chrétien, par tradition, mais notre Etat ignore les fêtes juives ou mahométanes, par laïcité."

 
J'applaudis la sagesse de ce peuple. 


Comme nous passions devant un édifice orné de croix, je l'interrogeai encore : "Cette école est pourtant chrétienne, et non laïque ?
 
- Les deux à la fois. Elle est tenue par des Pères, mais c'est l'Etat qui la finance. Notre roi a d'ailleurs proclamé la supériorité du prêtre sur le maître d'école. Prêter allégeance au pape est pour nous le signe d'une laïcité positive."
Sache que, malgré l'usure du temps, ce monarque reste un grand magicien ; il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets. Il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient.


Ma confusion était à son comble : "Qu'est-ce donc que votre laïcité ?" L'homme m'expliqua ce beau principe : "Nous sommes libres de moquer la religion : on peut rire de tout. Les caricatures de votre prophète publiées dans nos gazettes l'ont bien montré : nous nous montrons plus libres que vous.
- Vos lois ne connaissent donc pas le blasphème ?

 
- Des jeunes gens ont bien été condamnés pour avoir profané la grande église que vous voyez, en y mariant deux femmes ; c'est que leur parodie manquait de respect à notre sainte religion."


J'admirai pourtant la liberté du peuple français : "Pour vous, il n'est rien de sacré ? - Rien, sinon le drapeau et l'hymne du pays, le roi, ses ministres et ses préfets, soit la nation et l'Etat. Tout est permis, poursuivit le vieil homme, à condition de respecter les vérités historiques établies par le législateur. Aussi ne faut-il pas trop critiquer le passé de ce peuple ni son présent. Liberté n'est point licence."
"Pourtant, dis-je alors, vos femmes ont perdu toute retenue ; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, et l'usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu." Mon philosophe soupira : "C'est une grande question, parmi les hommes, de savoir s'il est plus désirable d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Pour notre part, nous ne goûtons rien tant que la liberté des femmes.
 
- Vos épouses et vos filles sont donc libres de ne point porter de voile ?

- C'est tout le contraire : notre liberté leur interdit de se voiler le visage.

- Comment, votre police pourra-t-elle pénétrer jusque dans le sérail ?

- N'ayez crainte. Ces femmes seront enfin libres de rester enfermées. Le voile partiel des filles était déjà interdit à l'école : c'est qu'il s'agit d'un signe religieux. Le voile intégral des femmes pourra désormais être interdit dans tous les lieux publics : c'est qu'il n'a rien de religieux."
"Ainsi, dis-je, nos femmes sont libres de sortir si elles revêtent le voile ; les vôtres, pour sortir, sont libres de l'ôter." 


Tu vois que j'ai pris le goût de ce pays-ci, où l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe.

"Ne vous méprenez pas, répondit mon docte professeur, nul ne demandera aux nonnes de ce pays de se montrer en cheveux ! Nous nous inquiétons moins de nos femmes que des vôtres. L'une d'entre elles demanda naguère à devenir française, comme l'étaient déjà son époux et ses enfants. Dans leur sagesse, nos juges refusèrent : c'est qu'un voile la couvrait tout entière."
"Pour être libre dans la patrie de l'égalité des sexes, ne fallait-il pourtant pas qu'elle devînt l'égale en droit de son époux ?
- Détrompez-vous : l'égalité de droit n'entraîne pas l'égalité de fait. Les femmes sont libres d'égaler les hommes, mais seulement si elles le peuvent. Nous attachons trop de prix à nos principes pour nous embarrasser de la réalité. Il en va ainsi de l'inégale pauvreté entre les sexes : nous ne nous soucions guère d'y songer, même au moment de débattre des pensions accordées à nos aînés.

"En France, continuai-je, les femmes sont bien libres de se marier ?
- Oui, à condition d'épouser un homme.

- Les hommes sont libres d'en faire autant ?

- Oui, à condition d'épouser une femme.
- Ont-ils la liberté d'en épouser plusieurs ?
- Non pas ! Ce serait contrevenir à l'égalité entre les sexes, qui, depuis toujours, ou peu s'en faut, a tant de charme pour nous. Pour s'être vanté de multiplier les femmes, un homme qui avait acquis la qualité de français est aujourd'hui menacé d'en être privé.
- Vos maris n'ont-ils qu'une épouse, ou bien faut-il être français de naissance pour en compter plusieurs ?
- La polygamie est interdite à tous."

"A moins d'être également pratiqué par les deux époux, l'adultère est donc pareillement réprimé ?
- Vous n'y pensez pas ! Ce serait contrevenir à la liberté, qui, depuis toujours, ou presque, nous est si chère !

- Il en va donc pour vous de la polygamie comme du voile : vous tolérez ce qui se cache, il suffit de n'en point tirer gloire.
- Pour arborer plus d'une épouse, reconnut mon philosophe, il est vrai qu'il faut être un grand monarque, ou du moins un grand cuisinier.
- N'est-ce point confondre la vertu avec l'hypocrisie
, lui dis-je, pour finir, et réserver l'honnêteté au privilège ?"


A mesure que je découvre ce peuple, il m'apparaît moins étranger. Je vois partout ici le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. Il faut professer la liberté, l'égalité et la laïcité pour être français ; et il faut être français pour s'en dispenser impunément.

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