L'historien Tony Judt poursuit ses Mémoires et sa réflexion sur le monde et les guerres actuelles des « identités »
L'« identité » est un mot dangereux. Il ne connaît plus d'usage respectable. En Grande-Bretagne, les pontes du néotravaillisme, non contents d'avoir installé plus de caméras de surveillance que dans aucune autre démocratie, ont voulu (jusqu'ici en vain) saisir comme prétexte la «guerre contre le terrorisme» pour imposer la carte d'identité obligatoire. En France et aux Pays-Bas, le « débat public » fabriqué de toutes pièces sur l'« identité nationale » n'est que le masque transparent d'une exploitation politique du sentiment anti-immigrés et un subterfuge grossier pour désamorcer les inquiétudes nées de la situation économique en faisant des minorités un bouc émissaire. En Italie, en décembre dernier, la politique de l'identité s'est réduite, dans la région de Brescia, à des perquisitions systématiques visant à débusquer des Noirs indésirables : les autorités locales, sans aucune honte, avaient promis à la population un « Noël blanc ».
Ce bain identitaire m'est resté étranger
Comme souvent, le goût universitaire se contente de suivre la mode. Ces filières ne sont que le produit d'un solipsisme communautaire. Aujourd'hui, nous avons tous une double identité : Irlando-Américains, Afro-Américains, Amérindiens... La plupart des gens, aux Etats-Unis notamment, ne parlent pas la langue de leurs ancêtres et ne connaissent pas grand-chose de leur pays d'origine, surtout si leur famille vient d'Europe. Pourtant, dans le sillage d'une génération qui a revendiqué sa victimisation, ils arborent le peu qu'ils en connaissent comme une marque d'identité : nous sommes ce que nos grands-parents ont souffert. Dans cette concurrence des victimes, les juifs occupent une place particulière. Bien des juifs américains sont hélas coupés de leur religion, de leur culture, de leur langue et de leur histoire. Mais ils ont entendu parler d' Auschwitz, et cela leur suffit.
Ni anglais ni juif
Ainsi, je n'étais ni anglais ni juif. Et pourtant, j'ai l'impression viscérale d'être - de façon différente et à des moments différents - les deux à la fois. Peut-être ce genre d'identification génétique a-t-il moins d'importance que nous ne lui en accordons ? Et que dire des affinités électives que j'ai acquises au fil des années ? Dois-je me considérer comme un historien de la France, voire un historien français ? Certes, j'ai étudié l'histoire de France et je parle bien français, mais contrairement à la plupart de mes confrères, spécialistes anglo-saxons de la France, je ne suis jamais tombé amoureux de Paris, qui m'a toujours inspiré des sentiments mêlés. On m'a accusé de penser et même d'écrire comme un intellectuel français, compliment empoisonné s'il en est. Mais les intellectuels français, à quelques glorieuses exceptions, me laissent froid : voilà un club dont je me laisserais volontiers exclure.
Je préfère les marges et les bordures
D'ailleurs, ce genre d'étiquette me procure toujours un certain malaise. Nous connaissons trop bien les mouvements idéologiques et politiques pour ne pas nous méfier de toute solidarité fondée sur l'exclusion de l'autre. Il faut se tenir à distance des « -ismes » les plus répugnants - le fascisme, le chauvinisme, le racisme - comme d'autres potentiellement plus attrayants : le communisme, bien sûr, mais aussi bien le nationalisme et le sionisme. Sans parler de la fierté nationale : plus de deux siècles après la célèbre remarque de Samuel Johnson, le patriotisme - comme peut en témoigner quiconque a passé les dix dernières années aux Etats-Unis - demeure le dernier refuge de la canaille.
Nous entrons dans une ère de chaos
Contrairement au regretté Edward Said, je crois éprouver une certaine compréhension, et même de l'empathie, à l'égard des gens pour qui cela a un sens d'aimer un pays. Je ne considère pas un tel sentiment comme inconcevable, simplement je ne le partage pas. Mais, au fil des années, toute loyauté farouche et inconditionnelle - envers un pays, un Dieu, une idée ou un homme - a fini par me terrifier. La civilisation, ce vernis si mince, repose sur une croyance peut-être illusoire en notre humanité commune. Mais, si illusoire fût-elle, nous ferions bien de nous y accrocher. Car c'est justement cette croyance, et les restrictions qu'elle impose à nos dérives, qui est la première victime en cas de conflit ou de guerre civile.
Traduit de l'anglais par Serge Chauvin
L'historien Tony Judt
Tony Judt, whose death was reported today, was a historian of the very first order, a public intellectual of an old-fashioned kind and — in more ways than one — a very brave man.
A professor at New York University and director of the Remarque Institute on European studies there, for the last two years Judt had been living with a degenerative motor neuron disease and wrote movingly and without a touch of self-pity of the impact that it had on his body. Thankfully and remarkably, he continued writing throughout his battle with amyotrophic lateral sclerosis, also known as Lou Gehrig's disease, with a verve and feeling that added color to what had always been an astonishing breadth of intellectual understanding. His last book, the short polemic Ill Fares the Land — adapted from articles written for the New York Review of Books, long Judt's home outside the academy — was a cri de coeur for the virtues of social democracy, the political philosophy that had shaped the thinking of so many western Europeans, born and raised, like Judt, in the post-war period.
Judt was born to a Jewish family in England in 1948, and spent time on a kibbutz in Israel before going up to Cambridge, volunteering as a driver in the Six-Day War of 1967. (He later studied in France, and a fascination with modern French politics and society ran through all his work.) A secular, social-democratic European Jew, his criticisms of Israel in later life — and by extension, of what he considered to be a narrow defensiveness on the part of mainstream American Jewish institutions — made him many intellectual opponents in the US. He stuck to his guns.
Though his interests ranged widely (dipping into any Judt book or article at random you'll find familiarity with the literature and learning of a variety of different cultures and languages) it was Judt's own time and place that most fascinated him. His masterwork, Postwar, a monumental history of Europe from 1945, first published in 2005, is the definitive account of how a ruined and divided continent became the largest region of widely-dispersed peace and prosperity on the world. Judt had no stars in his eyes about Europe; he knew too much about its dark modern history for that. But he evinced, at the same time, something like pride that Europe had escaped the ashes of war, fascism and communism. For Judt, the trentes glorieuses, as the French call them — the thirty years of growing prosperity after 1945 — were evidence of what market, state and community, working together, could do to improve lives and opportunities for all. "Neither America nor China had a serviceable model to propose for universal emulation," he wrote at the end of Postwar, looking to the future. "Few would have predicted it sixty years before, but the twenty-first century might yet belong to Europe."
As a European of Judt's generation, I always found his work appealing and stimulating, though I didn't always agree with every detail of his arguments. Although there are passages in Postwar that suggest he understood the point, I'm not sure that Judt ever really came to terms with the proposition that Europe's economic success and social cohesion after 1945 was a product of a temporary conjunction of circumstances — including Western domination of technology and the methods of mass production — that could not last. Asia, and what the reconnection of Asia to the global social and economic mainstream is doing to human potential, did not loom large in his worldview — though that, to be fair, is not uncommon among Europeans of his age. In his spirited and necessary defense of social democracy, he did not always seem to appreciate just why, by the 1970s, so many in Europe felt that it had become corrupted and corporatized, and started to reject it for the bracing counterblast of market fundamentalism.
But these are matters on which, were he still alive, Judt would doubtless put me right. In person, he had a warmth and a wryness of touch that was tremendously engaging, and a willingness to deploy his immense scholarship to manifold purposes. By all those who value scholarship, erudition, and argument, he will be missed.
Top cet article dont j’épouse les contenu et surtout les conclusions.
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