Saturday 29 January 2011

Jocelyne Minerve déconstruit notre crise systémique

INTERVIEW : JOCELINE MINERVE (présidente de la Commission Diocésaine du Monde Ouvrier)
Quelle lecture faites-vous des nouveaux comportements sociaux, dont les crimes de sang et ceux en col blanc, liés à l'attrait de l'argent ?
La lecture, ou plutôt les lectures, dépendent d'où l'on se situe. Quels sont les éléments d'information dont on dispose sur ces agressions répétées ? Avec quelle grille d'analyse les faits sont-ils disséqués ? Est-ce que l'on fait une lecture linéaire, binaire ou aborde-t-on ces faits avec du recul et dans leur complexité ? Leur répétition, sur un temps assez rapproché, peut servir de baromètre et d'indicateur social. Aussi, cet état de fait doit nécessairement nous pousser à nous questionner sur ce que devient notre société. Et nous presser à vite rechercher les causes explicatives et les racines profondes dans le temps, avec l'objectif de stopper la dynamique et pour réorienter, en conséquence, les axes de notre projet social. Plutôt que de hurler avec les loups, comme dit l'adage, en faisant campagne sur la peine de mort. Sortons de la simplification et de la démagogie pour faire face aux réalités crues !
Des comportements qui portent préjudice à autrui ou qui sont au détriment du bien commun révèlent le degré des dérives personnelles et sociétales atteint. Et là, n'écartons pas les délits en col blanc et autres auteurs de délits aussi graves, faits dans la "respectabilité" et pour la quasi-totalité d'entre eux, dans l'impunité flagrante. Cette attitude de "je-m'en-foutisme" et la course effrénée pour le tout, tout de suite, à n'importe quel prix, par n'importe quel moyen… recèle quelque chose de pathologique ! Des besoins compulsifs qui poussent à des actes inacceptables, répréhensibles et sur lesquelles il ne doit pas y avoir d'impunité, j'en conviens. Mais que des dirigeants instiguent des réactions viscérales et parlent de mise en application de la peine de mort, je dis avec force : NON ! C'est faire preuve de fuite en avant et du dégagement de ses responsabilités passées, présentes et à venir. Assez avec ce camouflage de nos gabegies passées et présentes ! Ayons un débat sérieux et argumenté sur les enjeux du vivre-ensemble dans l'équité.
Peut-on dire que les Mauriciens sont devenus matérialistes au point où la vie humaine n'a plus de valeur aux yeux de certains lorsqu'il s'agit de s'enrichir ?
Le matérialisme dans lequel les sociétés du monde baignent depuis bien longtemps et qui accentue le chacun pour soi, a été étudié par des chercheurs et spécialistes de diverses disciplines, y compris par des philosophes. Faut-il, à ce sujet, rappeler un des ouvrages épiques traitant du "Matérialisme historique" qui a animé des débats sur plusieurs générations depuis plus d'un siècle ? Le fétichisme de l'argent était sévèrement dénoncé. Depuis, les choses ont été en empirant et en structuration mondialisée bien plus intense. Arrêtons-nous un peu sur le symbole de l'argent et essayons de comprendre comment l'entrée de l'argent dans le système commercial mondial a perverti le système d'échanges de biens et services. Depuis l'Antiquité, la sacralisation de la monnaie fut décriée ; pour rappel la chasse faite aux "marchands du temple" ! Mais le rôle des banques centrales, ces quatre derniers siècles, et la suprématie prise par les places boursières n'ont fait que rendre la population mondiale esclave d'un système qui a conditionné toute sa vie pour le pire. Tout cela, situé dans le contexte d'un monde devenu "village global", bien ancré dans la pensée unique, avec l'avènement de la consommation, tourné vers le consumérisme à outrance et, bien entendu, couplé avec tout ce qui découle du choix économique mauricien, avec comme un des piliers majeurs, le tourisme. Y a-t-il un projet de société mauricien ? Lequel ? Construit avec l'apport de qui ? Quel est notre projet du vivre-ensemble ?
Comment en est-on arrivé à un si haut degré d'absence d'éthique dans une société pourtant attachée à ses valeurs religieuses, et réputée pacifique ?
Il coule de source que les modèles de vie exposés qui nous assaillent, ainsi que les influences induites, jouent énormément sur les individus peu ou non préparés à y faire face avec discernement, avec raison et sagesse. Faisons un état des lieux des inégalités sociales. Surtout quand il n'y a pas de salaire minimum garanti, que les ménages sont surendettés, dans un pays où les écarts entre les revenus sont énormes, les profits privatisés… Prenons conscience combien le cumul de ces inégalités fragilise nos compatriotes et les jeunes en particulier. Nous pouvons être réputés pacifiques, mais nous sommes avant tout humains, c'est-à-dire mus par deux pulsions contradictoires : celle constructive et promouvant le bien, le beau, la justice, la solidarité, qui est en perpétuelle lutte avec notre pulsion mortifère qui détruit, saccage, qui impulse l'égoïsme et qui fait table rase des considérations éthiques. Avec l'avancée très rapide des technologies de communication et le règne en maître de la pression publicitaire, imaginez combien les désirs, les envies et le goût de la jouissance sont stimulés et poussés à leur extrême. Pas besoin de faire un dessin pour voir ce que la non-satisfaction de ces besoins créés peut engendrer comme frustrations. Par quels moyens, alors, seront assouvies ces frustrations contenues ? La bête qui sommeille peut se réveiller n'importe quand, n'importe où et avec n'importe qui. When it is not because of needs but of wants, the sky can be the limit…. Let's beware !
Est-ce la faute à notre système d'éducation axé sur la compétition et la culture de la gagne ? À notre modèle socio-économique axée sur l'hyperproductivité et le consumérisme ?
Est-ce la faute à notre système d'éducation… ? Comme tout est lié, tout est connecté, il est effectivement difficile de séparer les choses ! Le rat race de fin de cycle primaire, avec son taux d'échec oscillant entre 30 et 40%, gaspille beaucoup d'intelligence multiple ! Il s'apparente à la philosophie du système économique actuel, celle du "survival of the fittest", du "adapt or perish" avec pour devise : "nobody owes us a living"… Il est clair que la philosophie de l'école publique n'a pas eu pour priorité de donner le courage d'être soi, de vivre, de réussir sa vie plutôt que de réussir dans la vie ! Échec aussi pour ce qui est de nous donner la volonté du courage social et, pour sortir du portrait du "héros", en acceptant d'être soi et devenir ce pour quoi on est fait et ce qu'on est appelé à devenir ! Soit, en apprenant ensemble à construire le fil de notre histoire personnelle dans celle de notre Histoire commune.
La valeur d'une vie humaine relève, pour ma part, du domaine de l'intrinsèque. Cette notion de base leur a-t-elle été inculquée dans le giron familial, par l'école et par notre société, en général ? Là encore, il s'agit de surestime de la valeur des choses à acquérir, par rapport à une sous-estime de la vie intrinsèque sous toutes ses formes. A-t-il été il question du but de la vie ? Quel en est le sens ? De quelle compréhension des règles de sociabilité ces enfants ont-ils été pétris ? A-t-on réussi à leur inculquer des convictions profondes, de vision respectueuse sur la vie de tout être et de tout l'être ? Quelle échelle de valeurs est promue ? Sans ces repères fondamentaux, indispensables pour une vie sociale réussie, que sont-ils devenus ? Alors la société du paraître, l'aspect glamour, le côté strass et paillettes séduit. La griserie des marques dites de "grande classe" tente de manière quasi irrépressible face à un libre arbitre non éclairé et non formé ! Et, comme résultat, ce ne peut être que la catastrophe au bout du compte !
Quant à ce que vous qualifiez d'hyper-productivité, vous avez raison car, comme vous dites, nous sommes pris dans l'engrenage d'un modèle économique outrancièrement consommateur. Cette exigence d'hyper-productivité fait partie intégrante du système néolibéral qui a besoin de la plus-value ou du retour sur investissement. Dans l'économie de marchés, la dite croissance qui représente l'essence même de ce système pour lequel l'argent est une commodité presqu'au même titre que le travailleur qui n'est considéré alors que comme une marchandise, un rouage corvéable à merci ! Rappelons-nous que la nouvelle législation du travail a brisé pas mal de règles du travail, qu'il n'y a plus de protection de l'employé comme avant, et que le contrat du travailleur l'a rendu beaucoup plus précaire. Qu'il n'y a pas assez d'argent et que ce souci d'argent pousse à travailler plus, donc, les jours libres sautent, y compris les dimanches, avec dommages collatéraux pour les familles. Et cette entrée supplémentaire des "heures sup" est surtout canalisée vers l'achat de gadgets, souvent, au détriment des besoins vitaux de la famille. À cause du choix du 24/7, quel impact sur la vie des familles, et la vie sociale ? Quand le nombre de ménages brisés augmente si rapidement, quelle serait la pertinence des "écoles de parents" ? Et comme nous sommes devenus des champions pour certains fléaux sociaux, pourquoi sommes-nous alors surpris par la haute prévalence de la violence domestique et de toute autre forme de violence ? Et nous continuons, comme l'autruche, à nous enfoncer la tête dans le sable, pour ne rien voir. Combien de temps encore allons-nous continuer à agir après-coup, en aval, au lieu d'être vigilant et proactif en amont ? Touzour la tizann apre lamor ? Aret badine kamarad !!! Ou alors, Big Brother is watching you et l'État répressif nous attend au tournant !
Dans le modèle socio-économique mauricien, notre politique de création de petites entreprises, si elle vise aussi le travail décent pour tous, n'est-elle pas davantage motivée par ce que l'on nomme la "création de richesses", toujours et encore plus ?
La création des petites entreprises n'est motivée que par un transfert de la responsabilité sociale de l'État en le dédouanant de la création d'emplois et du droit au travail. L'entrepreneur est poussé à entrer dans le cycle infernal d'emprunt-remboursement de la dette, sans étude de marché préalable et, gare à la casse, sans aucune garantie d'écoulement de la marchandise ! Depuis les années 80, les autorités parlaient de faire de Maurice une nation d'entrepreneurs, n'est-ce pas ? What has been the fate of some ?
Que veut dire ce slogan creux de "création de richesses" ? De quelle richesses s'agit-il ? Et pour qui ? Depuis 2008, il y a eu un krach de la finance globale. Dans le contexte monétaire mondial de la guerre des monnaies, de la spéculation, et ce malgré les promesses du G 20, voyons-nous la reprise d'une "croissance forte, durable et équilibrée", ou bien plus l'étalage des griefs respectifs qui démontre la fragilité du système financier et monétaire international, mis à part les cas des pays dits émergents ? Je répète ce que j'ai déjà souligné ailleurs, depuis la récente crise monétaire, financière, économique, sociale, climatique, environnementale - bref la crise mondiale multidimensionnelle - : y a-t-il eu la moindre remise en question de ce système qui crée des pauvres toujours plus pauvres et exsangues versus une minorité toujours plus riches et plus minoritaire ? Et des dégâts environnementaux et climatiques colossaux ? Aucune ! Business as usual everywhere…. avec des stimulus packages dans le pipeline.
La perspective des microcrédits ou encore celle du green business ne nous sortiront pas de l'ornière ! Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin, elle se… casse ! À moins que pour notre survie à tous, un sursaut soit possible de notre part à tous. Sinon, qui vivra verra…

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