A chacun sa laïcité
Jean-Paul Willaime, Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études, directeur du groupe Sociologie des religions et de la laïcité, auteur d'Europe et religions, les enjeux du XXIe siècle, Fayard, 2004.
Coopération Églises-État dans les Länder allemands, respect de la pluralité culturelle et religieuse chez les Anglais, laïcité garante de la liberté confessionnelle en Italie... Dans la diversité des modèles européens, c'est bien souvent la reconnaissance des religions qui est au centre du principe de laïcité.
L'autonomie respective du religieux et du politique, la dissociation de la citoyenneté de toute appartenance religieuse ou philosophique, la liberté de conscience et de penser, la neutralité des pouvoirs publics, l'égalité des droits et des devoirs des personnes quelle que soit leur religion ou leur conviction, comme l'organisation de la liberté d'exercice du culte et de l'éducation, sont autant d'aspects qui font partie des acquis fondamentaux des démocraties. Mais la portée universelle de la laïcité n'empêche pas que celle-ci soit marquée par les singularités de l'expérience historique. Le modèle hexagonal, à l'échelle de l'Europe et du monde, n'est qu'une façon parmi d'autres de mettre en oeuvre les principes fondamentaux rappelés ci-dessus. En France même d'ailleurs, avec les statuts particuliers qui existent en Alsace-Moselle et dans plusieurs Dom-Tom (Guyane, Mayotte...), la laïcité de la République est diversement mise en oeuvre. Il n'est pas inutile de rappeler également que, lorsqu'elle était puissance coloniale, la France n'a pas toujours jugé utile d'exporter sa laïcité hexagonale dans les territoires qu'elle contrôlait.
Mais vu de l'extérieur, en particulier vu d'Europe, qu'est-ce qui frappe d'emblée l'observateur ? C'est que la laïcité est une « passion française » (1) particulièrement sourcilleuse et méfiante dès qu'il s'agit de religion : tout ce qui touche au statut et au rôle de la religion dans l'espace public suscite vite des polémiques et des joutes idéologiques donnant l'impression qu'il s'agit d'un enjeu philosophique et politique majeur. Alors que dans la plupart des démocraties on raisonne plus tranquillement sur « l'aménagement politique, puis la traduction juridique, de la place de la religion dans la société civile et dans les institutions publiques »(2), en France, la République laïque reste perçue par certains comme devant exercer une mission philosophique d'émancipation libérant les esprits d'un religieux identifié à l'obscurantisme et à la servilité. Même si la laïcité s'est débarrassée, pour l'essentiel, de ses tentations antireligieuses et anticléricales, il reste qu'elle garde les traces d'une expérience historique marquée par l'affrontement de l'Eglise catholique et de l'Etat. La question de la place et du rôle de la religion dominante a généré en France des clivages profonds et durables.
De là quelques singularités françaises, comme le caractère fortement idéologisé du problème avec le poids, plus important que dans beaucoup d'autres pays, d'une approche critique et méfiante des phénomènes religieux ; l'affirmation plus marquée de la suprématie de l'Etat et de son magistère sur la société civile, et la forte réticence à l'expression publique des appartenances religieuses, la privatisation du religieux étant plus accentuée en France que dans d'autres pays. Deux lois récemment votées en France - la loi About-Picard de 2001 visant les sectes et la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles à l'école - appréhendent le religieux sous l'angle des dangers qu'il représente et des limites qu'il faut lui assigner. Elles ont renforcé à l'étranger la perception d'une laïcité française hyperméfiante, voire hostile à la religion. Il est d'ailleurs significatif qu'à propos des sectes et nouveaux mouvements religieux (3) comme à propos des signes religieux à l'école (aucun autre pays de l'Union européenne n'a émis une interdiction générale du port, par des élèves, du foulard musulman à l'école), les autres pays ont souvent tenu à manifester leur distance avec l'approche française de ces questions.
Allemagne : mission d'intérêt public des Églises
Dans de nombreux pays d'Europe, l'autonomie du politique n'a pas eu à se conquérir, comme en France, dans une relation très conflictuelle avec la religion dominante. Dans les pays scandinaves, Etat, religion et société évoluèrent au même rythme, sans conflit important. En 2000, c'est une « révolution laïque de velours » qui s'est effectuée en Suède avec une séparation Eglise-Etat maintenant certains privilèges pour l'Eglise luthérienne, si bien que les Suédois eux-mêmes préfèrent d'ailleurs ne pas parler de « séparation ». Dans les pays communistes d'Europe orientale, les obstacles à la démocratisation vinrent d'Etats professant une idéologie athée et antireligieuse. Dans certains d'entre eux, telle la Pologne, la religion joua un rôle important dans la sortie du totalitarisme. Mais évoquons plus particulièrement ici trois pays importants de l'Union européenne : l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie.
Si c'est une révolution politique - la Révolution française - qui marque un point cardinal de l'histoire française, c'est une révolution religieuse, la Réforme protestante, qui constitue un point de repère fondamental de l'histoire allemande. Alors que la Révolution de 1789 a suscité un débat récurrent en France sur la place et le rôle de la religion dans la société, le problème central en Allemagne a moins été celui de la place du religieux dans la société que celui posé par la coexistence de deux confessions : la catholique et la protestante. La question essentielle fut de savoir comment organiser l'exercice de la souveraineté politique en présence de deux confessions dont aucune n'avait réussi à vaincre l'autre.
De là est née la biconfessionnalité et la mise en place de formes diverses de coopération avec les Eglises. Pour bien comprendre les relations Eglises-Etat dans l'Allemagne actuelle, il est par ailleurs indispensable de prendre en compte le fait que les « deux dictatures » de l'histoire allemande contemporaine, la nazie et la communiste, ont toutes les deux été hostiles aux religions et que les Eglises ont été au rendez-vous de la sortie de ces deux dictatures. Autrement dit, la défense des libertés et la protection contre les dangers de la dictature et du nationalisme sont allées de pair, en Allemagne, avec la consolidation de la position institutionnelle des Eglises et de leur magistère moral. On peut dès lors mieux comprendre pourquoi, tout en proclamant qu'il n'y a pas d'Eglise d'Etat, « l'Etat allemand cède (...) une partie de l'espace public aux institutions religieuses issues des institutions religieuses historiques »(4). Ces dernières sont reconnues comme des institutions politiques qui participent au bien commun. Loin de réduire l'action publique à la seule action de l'Etat et des collectivités territoriales, en Allemagne, on reconnaît une mission d'intérêt public aux Eglises, et ce d'autant plus qu'elles ont été partie prenante de la fondation de la République et sont apparues comme des garantes fondamentales de la démocratie dans des moments cruciaux de l'histoire allemande.
Les Eglises y sont reconnues comme « corporations de droit public ». Bénéficient de ce statut à l'échelle fédérale, non seulement l'Eglise catholique et l'Eglise protestante, mais aussi l'Eglise méthodiste, l'Eglise néoapostolique, les adventistes du septième jour et la communauté juive. Le 27 janvier 2003, cinquante-huit ans après la libération d'Auschwitz, le chancelier fédéral Gerhard Schröder signait un accord avec le Conseil central des juifs en Allemagne (instance représentative des quelque cent mille juifs de RFA), accord selon lequel la République fédérale s'engageait à contribuer, à hauteur de 3 millions d'euros par an, à « la préservation et au développement du patrimoine culturel juif allemand », notamment en soutenant financièrement la formation des rabbins, le fonctionnement d'écoles juives et de diverses institutions communautaires.
A l'échelle de quelques Länder, voire d'un seul, d'autres groupes religieux, comme les Eglises orthodoxes, baptistes ou pentecôtistes, les mormons, l'Armée du salut et la Science chrétienne bénéficient également de cette reconnaissance comme « corporations de droit public ». Ce statut est caractéristique du partenariat avec les Eglises que l'Etat allemand veut entretenir, un partenariat qui repose sur la prise en compte de l'÷ffentlichkeitsauftrag (la mission publique) reconnue aux Eglises. Actuellement, des discussions ont lieu pour que l'islam bénéficie de ce statut, la difficulté rencontrée par les pouvoirs publics allemands étant la même qu'en France, à savoir la question de la désignation d'une instance représentative des musulmans de RFA.
Mais si aucun obstacle de principe n'existe pour que ce statut soit étendu à l'islam, cela ne signifie pas qu'il soit étendu à tout groupe en faisant la demande, qu'il s'agisse d'une collectivité religieuse ou représentant une conception non religieuse de l'univers (Weltanschaungsgemeinschaften). L'accès des Eglises aux médias s'inscrit dans le cadre de la « reconnaissance du caractère public de leur mission et de leur place dans la société ». Elles participent également à la gestion du service public de radiotélévision en faisant partie des « groupes sociaux significatifs » représentés dans les organes collégiaux des chaînes de télévision. Quant à l'école publique, si un enseignement religieux confessionnel y est dispensé, il n'est pas forcément très confessionnel dans ses contenus et évolue dans certains cas vers un enseignement plus historique et/ou interreligieux. Notons par ailleurs que ce qui fait débat en Allemagne, c'est le port du foulard musulman par des enseignantes et non par des élèves.
Grande-Bretagne : liberté religieuse avant tout
Le Royaume-Uni est une monarchie multinationale (la reine est nommée Defender of the Faith et Supreme Governor of the Church) qui compte deux Eglises établies dont le nom même indique combien elles sont liées à l'identité des nations concernées : la Church of England (anglicane) et la Church of Scotland (presbytérienne). Ces Eglises ne sont cependant pas financées par les pouvoirs publics. En Ecosse, ce ne sont pas des laïcs contestant les prétentions du religieux qui ont réclamé le désétablissement de l'Eglise presbytérienne, mais des religieux non conformistes ardents partisans de la séparation des Eglises et de l'Etat (ils fondèrent en 1843 une Eglise presbytérienne libre). Les archevêques et vingt-quatre évêques anglicans siègent dans la deuxième chambre du Parlement, la House of Lords. Une loi sur le blasphème « protège » le christianisme mais pas l'islam. On est donc loin à première vue de la laïcité. Et pourtant, en Grande-Bretagne comme dans d'autres pays d'Europe, on peut dire qu'il existe une réelle autonomie du politique et du religieux et un respect des principes fondamentaux de la laïcité. De l'époque des Lumières à nos jours, religion et société ont évolué selon un rythme assez parallèle, les conflits et tensions ayant davantage opposé diverses compréhensions religieuses que des tendances religieuses et antireligieuses. La « laïcisation » dans l'histoire de la Grande-Bretagne se manifeste par la montée du pouvoir des laïcs dans le gouvernement de l'Eglise et non par une réduction de la place du religieux dans la sphère publique. Absence de polarisation contre le religieux en tant que tel, Etat non centralisé ouvert à la pluralité culturelle et religieuse ont contribué à développer en Grande-Bretagne une approche compréhensive des phénomènes religieux, soucieuse de non-discrimination et respectueuse du droit à la différence.
La Grande-Bretagne se préoccupe plus de la protection de la liberté religieuse que de la protection contre la religion. Ainsi, le Anti-terrorism, Crime and Security Act de 2001 a-t-il introduit des délits pénaux visant les actes pour motifs de « haine religieuse ». La Commission pour l'égalité raciale se montre particulièrement attentive à protéger les individus en raison de leur religion et des coutumes qu'elle implique. Ainsi les sikhs se sont-ils vu reconnaître le port du turban aussi bien à l'école que dans les services publics. Concernant le foulard musulman à l'école, celui-ci est autorisé à condition qu'il soit à la couleur de l'établissement et ne soit pas gênant dans certains cours (éducation physique, chimie). Il y a là une approche soucieuse de protection contre les discriminations et de respect du pluralisme culturel et religieux de la société britannique. Quant à l'enseignement religieux dans les écoles, il a évolué vers une multifaith religious education prenant en compte la diversité religieuse de la société britannique.
Italie : le catholicisme comme patrimoine
En Italie, le texte du Concordat de 1984 stipule que « les principes du catholicisme font partie du patrimoine historique du peuple italien » et que la République italienne et le Saint-Siège collaborent « pour la promotion de l'homme et le bien du pays ». En abrogeant la « religion d'Etat », ces accords prévoient un régime d'autofinancement des cultes et la liberté « d'exercer le droit de profiter ou non de l'instruction religieuse à l'école »(5).
Entre 1984 et 1987, la législation civile s'est modifiée en permettant le respect complet de deux principes fondamentaux de la Constitution : l'égale dignité morale et juridique de tous les citoyens sans distinction de foi religieuse, et l'égale liberté religieuse pour tous. En effet, à travers des ententes avec des cultes différents du catholicisme (6), l'Etat italien s'est adapté en matière de liberté religieuse et en a tiré les conséquences dans ses relations avec les différents groupes religieux.
Par un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne de 1989, il est affirmé que le principe de laïcité fait partie des « principes suprêmes » du système juridique italien. Tout en rappelant la Constitution de 1948 qui fait de l'Etat italien un Etat laïc, l'arrêt précise que « le principe de laïcité, qui apparaît dans les articles 2, 3, 7, 8, 19, 20 de la Constitution, implique non pas l'indifférence de l'Etat à l'égard des religions mais la garantie de la sauvegarde de la liberté religieuse dans un régime de pluralisme confessionnel et culturel ».
En Italie, la laïcité de l'Etat n'implique donc pas l'indifférence de celui-ci devant les religions, mais la garantie du maintien de la liberté religieuse dans un cadre régime de pluralisme confessionnel et culturel, ce qui entraîne aussi bien l'enseignement de la religion catholique sur la base de l'évolution et de la valeur formatrice de la culture religieuse et de l'incorporation des principes du catholicisme au patrimoine historique du peuple italien que le respect, par l'Etat, du droit objectif du choix de suivre ou de ne pas suivre le cours de religion ainsi prévu.
On peut donc dire qu'en Europe prévaut une laïcité de reconnaissance du religieux. Tout en respectant l'autonomie respective de l'Etat et des religions et en veillant à garantir les principes fondamentaux de liberté et de non-discrimination qu'elle implique, la laïcité à l'échelle de l'Europe reconnaît les apports sociaux, éducatifs et civiques des religions et les intègre de ce fait dans la sphère publique. Même si des courants anticléricaux existent dans différents pays, même si des formes militantes de laïcité se rencontrent également (comme en Belgique), il reste que, globalement, la différence la plus sensible avec la France est sans aucun doute l'absence dans de nombreux pays de prévention particulière face au religieux en tant que tel.
Quant à l'intégration européenne, elle a, pour la laïcité, essentiellement deux conséquences qui consacrent ce principe tout en le banalisant. Elle renforce tout d'abord sa juridicisation et son inscription dans le registre des droits de l'homme et des principes fondamentaux des démocraties libérales et pluralistes, quels que soient leur régime des cultes et leurs particularités religieuses. Par ailleurs, dans la manière dont les religions et convictions philosophiques organisent leur présence auprès des institutions européennes à Bruxelles, la laïcité se trouve surtout prise en compte comme conception philosophique particulière (libre pensée, humanismes athées) à côté des conceptions religieuses de l'homme et du monde et non comme idéologie supérieure et englobante par rapport aux religions (selon la logique belgo-néerlandaise où le monde laïc est institué comme segment particulier de la société à côté de mondes religieux). En conséquence, l'européanisation pourrait contribuer à une certaine marginalisation du modèle hexagonal de laïcité si, du moins, celui-ci restait figé ce qui n'est en fait pas le cas. Même si, en effet, on observe régulièrement la réactivation des dimensions antireligieuses de la laïcité française, notamment face aux problèmes des groupes sectaires et d'expressions fanatiques de l'islam, les pratiques françaises de la laïcité ont largement évolué vers une laïcité de reconnaissance sociale des religions qui la met au diapason de l'Europe.
Entretien avec Albert Bastenier, spécialiste en sociologie des migrations et des pratiques économiques Comment analysez-vous le problème qui s'est cristallisé en France autour du port du voile dans les écoles et la manière dont il a été traité ?
L'un des défis que nous rencontrons aujourd'hui en Europe est l'hétérogénéité culturelle croissante du tissu social. En France, l'affrontement entre le foulard et la laïcité en est l'une des manifestations. Avec cette affaire, on met le doigt sur une expression forte de l'organisation sociale de la différence. Il révèle aussi la manière française de traiter les tensions qui surgissent entre des groupes d'acteurs qui se redoutent en même temps qu'ils s'idéalisent culturellement. Si c'est d'une loi d'exclusion qu'est attendu le dépassement de ces tensions, c'est parce qu'une superposition complète semble légitime dans ce pays entre l'universalisme abstrait, qui est au coeur de l'identité française, et la modernité.
A partir de cette conviction, il n'y a plus d'obstacle à ce que, par le biais de l'école, les jeunes filles musulmanes soient invitées, sinon contraintes, de préférer cette identité à celle de leurs origines. Mais c'est là postuler témérairement que deux conceptions politiques, démocratique-libérale ou communautariste, divisent le monde. N'est-ce pas cependant créer la situation dont on dénonce les périls ? Car érigée en règlement scolaire, l'injonction de ne pas porter le voile équivaut en réalité, dans sa face inversée, à charger les jeunes filles autochtones de la mission ostensible d'afficher vestimentairement les canons de la modernité occidentale à laquelle il faut souscrire. Non seulement l'identité ethnique française trace ainsi la frontière de sa culture, mais elle se prépare à durablement alimenter les combats menés en son nom.
Que cette revendication et son interdiction se soient cristallisées dans l'enceinte scolaire n'est pas un hasard. Car l'école, en France plus que nulle part ailleurs, est l'institution sociale à laquelle est confié le gardiennage symbolique de la culture.
A ce titre, elle est emblématique de la frontière définissant la modernité et donc la laïcité vécue dans ce pays comme une des composantes fondatrices et sacrées de la république. Ce qui se passe au sein des établissements scolaires, tant en termes de stratégie que les jeunes et leurs familles y déploient que dans les représentations culturelles que ses cadres veulent y imposer, donne à voir ce qu'y est devenu le jeu des compatibilités et incompatibilités symboliques qui sont au centre de l'ethnicité.
Dans votre dernier livre, vous définissez les sociétés occidentales contemporaines comme des « sociétés ethniques », dans lesquelles la culture serait un élément déterminant des nouveaux espaces publics...
Je parle de sociétés ethniques pour caractériser, dans le cadre de la mondialisation, celles dont les acteurs sont amenés à organiser socialement les différences culturelles coprésentes sur leur territoire. Avec cette notion, il s'agit d'éclairer la dynamique des sociétés européennes d'immigration où vient à se poser, notamment, la question de l'opposition de la laïcité au foulard. Je pense que cette notion, même si elle heurte bien des esprits qui n'y discernent a priori qu'une atteinte à leur modernité, est féconde si l'on cherche à comprendre et réguler certaines tensions actuelles. Et s'il y a d'impérieuses raisons à la revisiter, c'est parce que cela oblige à identifier l'un des défis majeurs des sociétés contemporaines : l'hétérogénéité culturelle croissante de leur tissu social. Elle permet ainsi de mieux saisir comment s'y pose désormais la question des identités et des appartenances culturelles.
Nulle part mieux sans doute que dans l'affaire du foulard, on ne touche d'aussi près l'édification du jeu croisé de l'ethnicité. Car on peut y observer que, face aux jeunes filles voilées qui ont été identifiées à l'obscurantisme d'un islam radicalisé, se dressent ceux qui, ne pouvant admettre que l'on se trouve en face d'héritières de l'immigration cherchant dans le sacré la réinvention d'une différence culturelle et morale qui le fasse sortir d'une perception négative, n'ont eux-mêmes été capables de ne faire valoir qu'un autre sacré : celui de l'école républicaine, sorte de mausolée jouant le rôle de conservatoire d'une modernité intangible digne d'être imposée à toutes et à tous. Sacré contre sacré donc. Mais le registre du sacrilège se prête avec excellence à la radicalisation des passions ethnoculturelles. Dans cette affaire, on pourrait dire finalement que, via une imposition légale, l'ethnicité française s'est montrée ethnophage des autres.
Mais pourquoi, selon vous, le pluralisme culturel est-il si difficile à penser en France ?
Je reprendrai librement à cet égard le propos de l'historienne française Mona Ozouf. Dans ce pays, dit-elle, les sciences sociales demeurent inféodées à un jacobinisme si puissant qu'elles ne peuvent que très difficilement considérer comme matière à théorisation l'émergence d'un pluralisme culturel sur le territoire de la république. Dans la mesure où la sacralisation du pouvoir hérité de l'Ancien Régime, l'universalisme de la pensée républicaine et le centralisme jacobin s'y associent pour incorporer et radicalement subordonner la société à l'Etat, ce dernier constitue le plus puissant des facteurs s'opposant à la résolution pragmatique et négociée des conflits de toute nature. Et tout problème socioculturel conduit à une rhétorique qui forge une représentation fantasmagorique d'un ennemi qui diviserait la société de l'intérieur. Ainsi, dans l'Hexagone, il passe pour évident que l'identité culturelle doit être commune et conçue comme une similitude dans l'universalisme. Presque assimilée à une religion, cette identité consacrant le citoyen est perçue comme le fondement indiscutable des droits égaux pour tous et persuade que l'inégalité ou les discriminations procèdent d'abord de l'irrationalité.
Propos recueillis par Martine Fournier
NOTES
1
J. Baubérot, Laïcité 1905-2005. Entre passion et raison, Seuil, 2004.
2
M. Milot, Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec, Brepols, 2002.
3
N. Luca, dans Les Sectes, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004, se demande pourquoi notre pays « est manifestement plus inquiet de la présence des "sectes" sur son territoire que ne le sont la majorité des pays d'Europe occidentale ».
4 J. Zylberberg, « Laïcité, connais pas : Allemagne, Canada, États-Unis, Royaume-Uni », Pouvoirs, vol. IV, n° 75, 1995.
5
F. Margiotta Broglio, « La laïcité en Italie, pays concordataire », in J. Baubérot (dir.), La Laïcité à l'épreuve. Religions et libertés dans le monde, Universalis, 2004.
6
Avec les Églises vaudoises et méthodistes (1984), avec l'Union italienne des Églises adventistes (1986), avec les Assemblées de Dieu en Italie (Églises pentecôtistes) (1986), avec l'Union des communautés israélites italiennes (1987), avec l'Union chrétienne évangélique baptiste (1993), avec l'Église luthérienne (1993) ; d'autres ententes signées en 2000, mais non encore approuvées par la loi, ont été conclues avec l'Union bouddhiste italienne et la Congrégation chrétienne des Témoins de Jehovah.
Super!
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