Tuesday, 17 May 2011

* La démocratie française a besoin d'une sérieuse cure de décence commune, de morale de la simplicité et de l'honnêteté



L'étrange omerta des médias sur le cas DSK

Christophe Deloire, directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) est aussi l'auteur de Sexus politicus (Albin Michel, 2006)
L'affaire de la chambre du Sofitel démontre que les éditoriaux à tour de bras ne permettent pas d'approcher de la vérité, pas plus que les sermons ne prédisent l'avenir. Pour parler de la vie politique, les médias français alignent traditionnellement une cohorte d'éditorialistes, rebaptisés depuis peu "commentateurs", là où les Anglo-Saxons, avec tous leurs défauts, préfèrent lancer leurs enquêteurs pour livrer au public le maximum de révélations. Or de la soif de vérité factuelle les démocraties ne se portent jamais mal.
La démocratie française a besoin d'une sérieuse cure d'un remède inventé par un Britannique, George Orwell, la "common decency" : la décence commune, une morale de la simplicité et de l'honnêteté. Elle devrait s'imposer aux politiques, aux "intellectuels", autant qu'aux journalistes. La décence commune en l'espèce, c'est le respect des personnes, bien entendu, mais surtout le refus de l'hypertrophie verbale, une obsession de la soumission aux faits. Cette décence devrait prohiber le commentaire vaseux qui se croit libre parce qu'il ne s'autorise que de lui-même.
En 2006, je fus l'auteur avec Christophe Dubois d'un livre d'enquête sur le caractère aphrodisiaque du pouvoir, Sexus politicus (Albin Michel), qui traitait aussi des coups bas sous la ceinture dans la vie politique. Pour la première fois, un chapitre intitulé "L'affaire DSK" évoquait le comportement hors normes de celui qui n'était pas encore directeur général du FMI, et révélait ses risques inconsidérés pour un homme d'Etat, ses vulnérabilités. Les scènes racontées ne relevaient pas que de la séduction de salon. Ce chapitre avait valu à notre éditeur et à nous-mêmes d'intenses pressions, vu le caractère sensible des informations.
Depuis dimanche 15 mai, j'ai décliné toutes les propositions d'interviews, ne voulant pas ajouter mes commentaires à ceux de spécialistes n'ayant rien vu, rien su, rien lu, ni bavarder sur la séduction en politique (hors sujet), ni resservir des informations publiées il y a cinq ans.
Mais une nouvelle fois l'actualité nous oblige à poser la question de l'utilité des journalistes. A quoi servent-ils ? Certains citoyens considèrent, non sans raisons, que certains d'entre nous (pas la plupart, mais certains parmi les plus influents) tentent d'imposer leurs vues plutôt que de nous informer et finissent par constituer une classe à prétention dominante. Une sorte de classe politique bis libérée des difficultés de l'action mais jamais privée de parole. Une classe médiatique qui n'agit pas (rôle des politiques), ne cherche pas la vérité (rôle des journalistes), mais ratiocine. Faut-il laisser aux humoristes le monopole de la révélation ?
A croire les professions de foi d'un quarteron d'éditorialistes depuis des mois, inutile d'aller voter, les jeux sont faits pour 2012. Au second tour, ce sera Sarkozy-DSK. L'un des commentateurs politiques les plus célèbres, doyen doté de l'ubiquité médiatique, avait jugé bon il y a cinq ans d'ignorer Ségolène Royal dans un livre sur les candidats à la présidentielle. Fort de sa certitude d'avoir raison contre le réel, il vient de remettre le couvert, à l'envers, en affirmant que la candidature de Dominique Strauss-Kahn est de loin la meilleure, la plus "raisonnable", bref la seule. L'éditorialiste devenu militant. Dans d'autres métiers, à ce prêcheur doté d'une singulière capacité à multiplier les erreurs, on aurait poliment proposé une retraite méritée.
En publiant Sexus politicus, Christophe Dubois et moi avons transgressé un tabou. Le fallait-il ? La question mérite débat, et il est parfaitement concevable de s'offusquer sur le principe. Introduisions-nous en France les méthodes du journalisme anglo-saxon et/ou crevions-nous une bulle de secrets privés ? Les lecteurs, y compris les responsables politiques, par leur nombre et leurs réactions, ont manifestement considéré que le dévoilement était légitime, notamment si on ne le recouvrait pas d'une couche de morale.
A la parution du livre, les médias, quoique diserts sur l'ensemble du livre, se sont montrés plus que discrets sur les informations concernant Dominique Strauss-Kahn. Bien sûr, il eût fallu le cas échéant vérifier, pousser plus loin les enquêtes. Beaucoup, là encore, ont préféré le commentaire au scoop. Comme en témoignent les taux d'audience ou les ventes des médias qui privilégient les révélations, le journalisme plaît lorsqu'il nous révèle le monde, les gens, plutôt que de poser devant nos yeux et nos oreilles un voile de logorrhée subjective.
SE GARDER DE PROPAGER LES RUMEURS
Si demain les Français, lecteurs ou électeurs, nous accusent une nouvelle fois d'avoir gardé un secret entre soi, d'avoir accepté chez les puissants ce que nous refusons aux humbles, que leur répondrons-nous ? Que nombre d'entre nous ne savaient pas ou n'ont pas cherché à savoir ? Nous ne pouvons pas donner aux citoyens des raisons de penser que nous leur mentons, même par omission. Il ne s'agit pas ici de trancher l'affaire de la chambre du Sofitel, simplement d'affirmer, une fois encore, que nous devons avoir l'ambition de dire rien que la vérité, mais toute la vérité.
Se garder de propager les rumeurs, tel est notre devoir. Les laisser se propager sans avoir la curiosité de les vérifier est une erreur. Nous devons avoir la décence commune, comme dans le poème de Rudyard Kipling, Tu seras un homme mon fils, de recevoir d'un même front "deux menteurs", le triomphe et la défaite, et ne pas mentir d'un seul mot. Le rôle des journalistes ne consiste pas plus à accabler Dominique Strauss-Kahn qu'à faire office de témoins de moralité, il consiste à approcher au plus près de la vérité, sans jamais considérer qu'un procès-verbal même avec un tampon officiel, est une parole d'Evangile, sans jamais nous autoriser non plus à ne pas savoir faute d'avoir cherché.
L'affaire Strauss-Kahn, un personnage porté aux nues soudain écrasé sur le mur de l'actualité, risque d'approfondir encore les traumatismes psychologiques de la France. Le pays a pris l'habitude de geindre, mais si l'on regarde bien, plus que de ses blessures réelles, le pays souffre d'un sentiment d'iniquité, d'un déni de réalité et d'un défaut de sens. Les journalistes, qui contribuent à l'organisation du débat public, doivent y réfléchir avant qu'il ne soit trop tard.
Les médias doivent-ils lever le pied sur les révélations, afin d'éviter un accident électoral, ou au contraire accélérer en plein carrefour ? C'est une question essentielle pour la démocratie. Donner un coup de frein serait une faute de conduite, avec le risque de donner le sentiment qu'on protège le "système". Bien conduire, pour un journaliste, c'est avancer vite sans donner de coups de volant. En tout cas, le dérapage incontrôlé "lécher, lâcher, lyncher" nous fait risquer la sortie de route.

L'affaire Strauss-Kahn, leçon de démocratie

Jacques Follorou, Sevice International de Le Monde

A
tteinte aux droits de l'homme", "mise à mort médiatique", "traitement injuste", "mise en scène judiciaire honteuse" : les griefs contre le sort réservé à Dominique Strauss-Kahn formulés par les élites intellectuelles, politiques et économiques françaises, dans des cercles privés comme publics, ont traversé les clivages partisans.
Ce concert d'indignations dépasse en effet le seul cadre des amis et des fidèles de l'ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI) et candidat potentiel à la primaire socialiste pour l'élection présidentielle de 2012 en France. Même les Français, par le biais des sondages, partagent l'incrédulité des classes dirigeantes en évoquant "la brutalité des images" et "une manipulation".
Cette sidération est pourtant proprement française. Elle renvoie aux archaïsmes de notre société et à la place de la justice dans notre démocratie si pauvre en culture de contre-pouvoir. Une fois de plus, les élites françaises se scandalisent du fonctionnement de la justice quand elle s'applique à l'un d'eux. En France, à la fin des années 1990, quand le monde politique et économique a dû répondre devant les juges des dérives financières mélangeant l'argent public et privé, il a, d'un coup, découvert l'horreur du régime, déjà ancien, des gardes à vue et de la détention. Il a fallu, alors, d'urgence, réduire les prérogatives du juge d'instruction, suspecté de s'ériger en juge de la démocratie et de la bonne gestion.
Cette fois-ci, une justice étrangère réserve à un membre éminent de l'univers politique français, proche des cercles de pouvoir économiques et intellectuels et accusé de faits criminels, un traitement égal à celui de tout justiciable.
Selon de nombreux commentaires émanant de responsables français, la justice américaine aurait commis une forme d'abus de pouvoir et se serait fait de la publicité sur le dos de M. Strauss-Kahn en l'exhibant ainsi devant les caméras. Il aurait dû être protégé. N'a-t-il pas, a-t-on pu lire et entendre, rendu de grands services dans le cadre de ses fonctions professionnelles ?
Mais la première injustice du système judiciaire américain ne réside pas dans ce traitement, qui est tout à fait ordinaire aux Etats-Unis. Ce qui paraît brutal, vu de France, n'est que l'absence de prise en compte, dans ce pays étranger, de considération sociale dans la façon de traiter le suspect. Ce qui paraît violent au public français n'est que l'absence d'égards dus, pense-t-on, à la "caste sociale" de l'intéressé.
L'iniquité de la justice américaine est pourtant avant tout économique. Elle se trouve en effet dans la place extraordinaire prise par l'argent dont dispose l'accusé pour se défendre. De sa fortune dépend la qualité des avocats et des moyens déployés pour soutenir sa cause devant la justice. A ce titre, M. Strauss-Kahn figure parmi les privilégiés, et son incarcération a obéi tout de même à des considérations humaines puisqu'il n'a pas été mêlé aux autres prisonniers au cours de sa détention.
Il n'est pas victime avant même d'avoir été jugé. La protection offerte à la plaignante à l'origine des accusations retenues contre M. Strauss-Kahn, par les services de police et du procureur new-yorkais, permet avant tout d'équilibrer le jeu judiciaire.
A l'abri des pressions, la présumée victime n'est pas un pion instrumentalisé dans le cadre d'une chasse à l'homme ; sa protection illustre, de façon concrète, l'indépendance de la justice et permet de maintenir l'égalité d'un rapport de forces inévitable entre les parties.
Il existe, certes, une mise en scène de la part des chefs de la police et du parquet, mais c'est celle d'une justice élue qui rend des comptes à ses électeurs sur le terrain de son indépendance. Enfin, nous ne sommes pas confrontés dans cette affaire à un accès de puritanisme anglo-saxon, comme celui dont les Américains ont pu faire preuve notamment dans le cas de Bill Clinton pour l'affaire Lewinsky. C'est un dossier criminel qui repose sur des chefs de poursuite graves.
Ce qui choque, en France, finalement, c'est cette culture de contre-pouvoir américain. Chez nous, historiquement, la justice a été construite pour protéger les biens et les personnes, et non pour s'ériger en véritable pilier de la démocratie, à hauteur des pouvoirs politique et économique.
Il a fallu beaucoup d'efforts, dans les années 1990, pour que la justice française s'arme contre les grands délits financiers derrière lesquels se cachaient le financement illégal de la vie politique, la corruption d'élus et les bilans truqués des grands groupes.
Mais, depuis les années 2000, le pouvoir politique, soutenu par la puissance économique, a tué cette volonté émancipatrice d'une justice qui était en passe de rééquilibrer les pouvoirs au sein de notre démocratie et, par là même, de moderniser le lien entre la démocratie française, la République et ses élites. Que la justice s'occupe des agresseurs de vieilles dames et des pilleurs de banques ! Une vraie justice de classe.
L'"Angolagate", les affaires Chirac ou Bettencourt, et tant d'autres, n'ont fait que démontrer à quel point le pouvoir politique, en France, entend contrôler étroitement le cours de la justice au gré de considérations douteuses, voire partisanes, et souvent liées à la puissance des personnes et des intérêts potentiellement visés par des poursuites judiciaires.
Même le traitement réservé à certains témoins dans des volets du dossier Bettencourt a montré que la puissance publique, par la voie du parquet de Nanterre (Hauts-de-Seine) et des policiers, pouvait tenter de transformer des plaignants en suspects.
L'indignation française dans l'affaire DSK agit comme un miroir d'une démocratie bancale. La rencontre entre l'un des membres les plus éminents de l'élite, et la justice américaine n'est pas brutale en soi : elle montre surtout le chemin qui reste à parcourir en termes de séparation des pouvoirs dans notre pays.


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