Harald Schuman
Les respectables hommes d’affaires se rencontraient la
plupart du temps dans les congrès de la fédération professionnelle de
l’électronique à Francfort. Ils y faisaient des exposés sur les nouveaux
marchés, sur les nouvelles technologies et sur toute autre nouveauté du
secteur des transformateurs, ces gros appareils composés d’aimants et
de bobines indispensables à tout fournisseur d’électricité. Mais c’est
toujours après la clôture du programme officiel du congrès que les
choses devenaient vraiment passionnantes, lors des soirées ou des
excursions en groupe.
Directeurs généraux et responsables des ventes se retrouvaient alors en "petit comité", retracent les enquêteurs, pour des "échanges ciblés sur des projets précis", dont les fruits étaient fort juteux. Ils concluaient des arrangements garantissant à de pseudo-concurrents des bénéfices supplémentaires qui se chiffraient en dizaines de millions d'euros. Les acteurs en présence convenaient dans le détail du partage des contrats et, surtout, des prix à pratiquer.
Mais rien de plus. Personne n’a été tenu de répondre de ses actes devant une cour. Aucune des parties concernées n’a été nommément citée. Au-delà de quelques brèves, les médias ne se sont pas étendus sur l’affaire.
Il en va presque toujours ainsi lorsque des cartels se font pincer en Europe. Chaque année, les autorités de la concurrence enquêtent sur des centaines de sociétés qui bafouent l’interdiction des ententes. Café, liquide-vaisselle, ciment et produits chimiques, écrans plats et lecteurs de DVD, vitres et faisceaux électriques pour l’automobile, même les véhicules de pompiers et les crevettes grises, la liste des secteurs concernés est sans fin ou presque.
Pourtant, dès 2007, une équipe de neuf économistes issus de trois instituts de recherche européens évaluait les pertes imputables aux ententes européennes à plus de 260 milliards d’euros par an, dans une étude commandée par la Commission européenne. Soit 2,3% du PIB annuel de l’Union ou le double du budget annuel de la Commission européenne.
La prise de conscience des répercussions dévastatrices des ententes ne date pas d’hier. L’un des maîtres à penser de l’économie allemande, Walter Eucker, considérait la concentration des pouvoirs économiques entre les mains des syndicats et des cartels comme la source de tous les maux de l’économie d’avant-guerre. Il préconisait donc que l’Etat durcisse le ton pour imposer la concurrence afin de tirer les prix vers le bas.
Des recommandations qui n’ont pas donné grand résultat dans la vie réelle. Certes, le Bundestag a voté dès 1957 la première loi sur les restrictions de la concurrence, avant l’introduction, plus tard, d’une législation anti-trust européenne par le biais des traités communautaires. Mais, pendant des années, la lutte contre les ententes a souffert d’un manque de pugnacité et, encore aujourd’hui, certains mettent en doute son efficacité.
On ne saurait accuser les chasseurs de cartels de manquer de zèle. Depuis début 2010, la Commission européenne a travaillé sur 15 dossiers majeurs dans lesquels 112 entreprises ont été condamnées à verser des amendes pour un montant total de près de quatre milliards d’euros. Soit quatre fois plus, en l’espace de trois ans, que pendant toutes les années 1990 réunies.
Les causes de cette flambée des amendes ne résident toutefois pas dans une mise à niveau des autorités compétentes mais plutôt dans l’introduction d’une réglementation généreuse à l’égard des témoins principaux. Depuis 2004, les entreprises et leurs dirigeants venus dénoncer une entente et produire les preuves nécessaires auprès de la Commission européenne n’encourent pas la moindre amende, quand bien même ils auraient été eux-mêmes par le passé les principaux bénéficiaires de cette entente.
Ajoutez à cela que les sanctions financières sont limitées à 10% maximum du chiffre d’affaires. Une paille, comme en témoigne l’affaire du cartel des cimentiers allemands, mise au jour en 2002. D’après les calculs de l’autorité de la concurrence, il aurait spolié ses clients de près de deux milliards d’euros. Or, les entreprises incriminées n’auront versé au bout du compte que 400 millions d’euros de pénalités.
Il en va tout autrement aux Etats-Unis. Là-bas, l’appartenance à une entente est depuis longtemps passible d’une peine d’emprisonnement. En 2004, la peine maximale a même été allongée à dix ans de réclusion. L’Irlande et la Grande-Bretagne ont suivi le modèle américain. La république fédérale, quant à elle, ne veut pas en entendre parler. Le secrétaire d’Etat du ministre de l’économie Philipp Rösler a déclaré que ce dernier jugeait le régime de sanctions en vigueur "adapté" et "[émettait] des réserves pour ce qui [était] de la criminalisation du droit européen sur les ententes".
Si la persistance de l’Allemagne à sanctionner les ententes comme de simples peccadilles pose problème, c’est aussi, de l’avis de nombreux juristes, parce que cette générosité n’est pas valable pour tous. Les accords conclus lors des appels d’offres publics, appelés "soumissions concertées", sont bel et bien passibles de sanctions.
Directeurs généraux et responsables des ventes se retrouvaient alors en "petit comité", retracent les enquêteurs, pour des "échanges ciblés sur des projets précis", dont les fruits étaient fort juteux. Ils concluaient des arrangements garantissant à de pseudo-concurrents des bénéfices supplémentaires qui se chiffraient en dizaines de millions d'euros. Les acteurs en présence convenaient dans le détail du partage des contrats et, surtout, des prix à pratiquer.
Une entente au détriment des consommateurs
Les fonctionnaires de l’Office fédéral des ententes de Bonn ont découvert que, pendant au moins cinq ans, le groupe Siemens, la société Starkstrom-Gerätebau de Ratisbonne, le français Alstom et le géant suisse de l’électricité ABB se sont partagés le marché allemand des transformateurs, se privant ainsi de toute compétition, au détriment de consommateurs contraints de débourser nettement plus que si les fournisseurs avaient été en situation de concurrence. L’enquête du gendarme des cartels a duré quatre ans avec, à la clé, en septembre dernier, une batterie de sanctions financières. Au total, les quatre sociétés et les dirigeants impliqués ont dû payer 24,3 millions d’euros d’amende au Trésor public.Mais rien de plus. Personne n’a été tenu de répondre de ses actes devant une cour. Aucune des parties concernées n’a été nommément citée. Au-delà de quelques brèves, les médias ne se sont pas étendus sur l’affaire.
Il en va presque toujours ainsi lorsque des cartels se font pincer en Europe. Chaque année, les autorités de la concurrence enquêtent sur des centaines de sociétés qui bafouent l’interdiction des ententes. Café, liquide-vaisselle, ciment et produits chimiques, écrans plats et lecteurs de DVD, vitres et faisceaux électriques pour l’automobile, même les véhicules de pompiers et les crevettes grises, la liste des secteurs concernés est sans fin ou presque.
Enfants des ténèbres
En réalité, le coût du fléau des ententes est bien plus élevé que l’on ne le croit généralement. A partir de leur expérience, les autorités de la concurrence ont pu établir que les cartels gonflaient les prix de leurs produits de 25% en moyenne et pouvaient ainsi, en l’espace de quatre ans, engranger un bonus équivalent à leur chiffre d’affaires annuel. Evidemment, il est impossible de connaître les montants précis. Après tout, les ententes sont des "enfants des ténèbres", dixit Franz Jürgen Säcker, ancien juge des cartels et aujourd’hui l’un des grands spécialistes du droit de la concurrence à l’Université libre de Berlin.Pourtant, dès 2007, une équipe de neuf économistes issus de trois instituts de recherche européens évaluait les pertes imputables aux ententes européennes à plus de 260 milliards d’euros par an, dans une étude commandée par la Commission européenne. Soit 2,3% du PIB annuel de l’Union ou le double du budget annuel de la Commission européenne.
La prise de conscience des répercussions dévastatrices des ententes ne date pas d’hier. L’un des maîtres à penser de l’économie allemande, Walter Eucker, considérait la concentration des pouvoirs économiques entre les mains des syndicats et des cartels comme la source de tous les maux de l’économie d’avant-guerre. Il préconisait donc que l’Etat durcisse le ton pour imposer la concurrence afin de tirer les prix vers le bas.
Des recommandations qui n’ont pas donné grand résultat dans la vie réelle. Certes, le Bundestag a voté dès 1957 la première loi sur les restrictions de la concurrence, avant l’introduction, plus tard, d’une législation anti-trust européenne par le biais des traités communautaires. Mais, pendant des années, la lutte contre les ententes a souffert d’un manque de pugnacité et, encore aujourd’hui, certains mettent en doute son efficacité.
Une règlementation généreuse pour les témoins
Les chiffres de la récidive ne font rien pour apaiser le doute. Des économistes américains se sont penchés sur les cas de 283 trusts internationaux. Leurs conclusions sont sidérantes. A lui seul, le groupe chimique allemand BASF aurait fait partie de 26 cartels entre 1990 et 2005. Quant au pétrolier français Total, il a été poursuivi 18 fois en justice, et [le chimiste] allemand Degussa à 13 reprises.On ne saurait accuser les chasseurs de cartels de manquer de zèle. Depuis début 2010, la Commission européenne a travaillé sur 15 dossiers majeurs dans lesquels 112 entreprises ont été condamnées à verser des amendes pour un montant total de près de quatre milliards d’euros. Soit quatre fois plus, en l’espace de trois ans, que pendant toutes les années 1990 réunies.
Les causes de cette flambée des amendes ne résident toutefois pas dans une mise à niveau des autorités compétentes mais plutôt dans l’introduction d’une réglementation généreuse à l’égard des témoins principaux. Depuis 2004, les entreprises et leurs dirigeants venus dénoncer une entente et produire les preuves nécessaires auprès de la Commission européenne n’encourent pas la moindre amende, quand bien même ils auraient été eux-mêmes par le passé les principaux bénéficiaires de cette entente.
Ajoutez à cela que les sanctions financières sont limitées à 10% maximum du chiffre d’affaires. Une paille, comme en témoigne l’affaire du cartel des cimentiers allemands, mise au jour en 2002. D’après les calculs de l’autorité de la concurrence, il aurait spolié ses clients de près de deux milliards d’euros. Or, les entreprises incriminées n’auront versé au bout du compte que 400 millions d’euros de pénalités.
Peine d'emprisonnement aux Etats-Unis
Alors qu’ils causent des dégâts considérables, les trusts écopent d’amendes dignes des délinquants routiers. Leurs agissements sont considérés comme de simples infractions. Résultat : aucun de leurs auteurs n’en est tenu pour personnellement responsable devant la justice. La plupart du temps, l’opinion publique n’apprend même pas leurs noms.Il en va tout autrement aux Etats-Unis. Là-bas, l’appartenance à une entente est depuis longtemps passible d’une peine d’emprisonnement. En 2004, la peine maximale a même été allongée à dix ans de réclusion. L’Irlande et la Grande-Bretagne ont suivi le modèle américain. La république fédérale, quant à elle, ne veut pas en entendre parler. Le secrétaire d’Etat du ministre de l’économie Philipp Rösler a déclaré que ce dernier jugeait le régime de sanctions en vigueur "adapté" et "[émettait] des réserves pour ce qui [était] de la criminalisation du droit européen sur les ententes".
Si la persistance de l’Allemagne à sanctionner les ententes comme de simples peccadilles pose problème, c’est aussi, de l’avis de nombreux juristes, parce que cette générosité n’est pas valable pour tous. Les accords conclus lors des appels d’offres publics, appelés "soumissions concertées", sont bel et bien passibles de sanctions.
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