"Catholiques zombies" : Le catholicisme est inscrit dans l'ADN de la France "laïcisée"
La France est-elle peuplée de «catholiques zombies» ? Ceux-là même qui, selon Emmanuel Todd dans son livre Qui est Charlie ?, ont constitué l’essentiel des troupes des manifestants du 11 janvier,
défendant leur monde de valeurs, un monde blanc ? Même très déchristianisée, la société française n’en porte pas moins
des traces culturelles et politiques de l’empreinte catholique. Il y a
même l’émergence d’une sorte de catholicisme culturel, revendication
d’une identité, détachée de la croyance, à opposer à d’autres. La
sociologue des religions et directrice d’études de l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS), Danièle Hervieu-Léger, auteure de Catholicisme, la fin d’un monde (Bayard, 2003), explique ce qui, selon elle, constitue principalement l’empreinte catholique française.
Dans la France sécularisée, les traces d’une civilisation catholique existent-elles ?
L’idée d’une matrice culturelle catholique est une thèse pertinente.
Par-delà l’affaissement du catholicisme, cette imprégnation demeure, et
elle marque davantage certaines régions que d’autres. On continue d’en
observer les traces sur le terrain culturel, symbolique, politique.
Elles sont fragiles : ainsi, on a longtemps invoqué l’influence très
ancrée du catholicisme pour expliquer la résistance de la Bretagne au
vote Front national. On sait que ce verrou catholique au vote d’extrême
droite a désormais cédé partout.
Mais cette géographie du catholicisme, associée à des structures
anthropologiques régionalement différenciées auxquelles Emmanuel Todd
donne une vertu explicative ultime, voire exclusive, n’est pas la seule
manière d’appréhender cette matrice catholique de notre culture. Notre
paysage institutionnel tout entier (l’école, l’université, l’Etat
lui-même) a été historiquement construit en référence au modèle de
l’Eglise catholique romaine. Invoquer la responsabilité «morale et
enseignante» de l’Etat, comme nous ne cessons pas de le faire en France,
ne se comprend qu’en référence à ce que fut l’emprise de l’Eglise, mater et magistra
(«mère et enseignante»), dans ce pays. C’est dans ce jeu de miroir
entre les institutions séculières et le modèle institutionnel de
l’Eglise que se situe, selon moi, la matrice catholique la plus
prégnante de notre culture. Ce qui n’est pas du tout incompatible avec
la reconnaissance de l’influence locale des différentes «civilisations
de pratiquants», mises au jour, en son temps, par les travaux pionniers
de Gabriel Le Bras.
Ces institutions ne sont-elles pas en crise ?
La symétrie entre la crise de l’Eglise et celle des autres
institutions, au tournant des années 60-70, a été souvent remarquée. Le
triomphe de la culture de l’individu a miné en même temps l’une et les
autres. De fait, l’affaissement du catholicisme ne profite pas le moins
du monde à la laïcité : les deux dispositifs institutionnels, construits
en miroir l’un de l’autre, plongent ensemble. Avec des conséquences
redoutables pour l’Eglise, car l’effondrement de ce logiciel
institutionnel partagé par l’ensemble de la société la prive du
dispositif culturel qui la justifiait encore de s’adresser à tous, alors
même que son influence proprement religieuse s’amenuisait. Désormais,
elle rassemble une minorité croyante, parmi d’autres minorités croyantes
: une situation complexe à gérer pour une institution qui a été
majoritaire et s’est pensée hégémonique.
Comme Emmanuel Todd, considérez-vous qu’il y a une crise religieuse en France ?
Il n’y a rien de très extraordinaire à observer le déficit actuel, en
France et dans toutes les sociétés occidentales, d’un «grand récit»
offrant aux individus la possibilité d’inscrire leur propre expérience
dans le cours d’une histoire partagée. L’individualisation, la
segmentation sociale, l’accélération du changement, les incertitudes
multiples du présent (y compris celles qu’induit le développement de la
science et de la technique) font exploser la mémoire collective et
fragilisent toutes les représentations d’un avenir commun. Cette carence
utopique est devenue structurelle. Elle est, avant tout, au cœur de la
crise du politique. Et cette crise du politique nourrit l’emballement du
religieux.
Et en même temps, il y a une crise de la laïcité…
Bien sûr, parce qu’elle-même souffre de cette carence utopique ! Et
c’est pour cela qu’elle suscite actuellement autant de débats. La
laïcité à la française s’est construite dans un contexte historique
précis, celui de la guerre des deux France, avec l’objectif de
stabiliser définitivement les positions respectives de l’Eglise
catholique romaine et de la République. C’est cette configuration
historique qui en rend le concept difficilement exportable. Il y a dans
tous les pays démocratiques modernes un dispositif institutionnel
assurant l’autonomie mutuelle du religieux et du politique, mais
construit à chaque fois selon une grammaire historique et politique
singulière. La laïcité, c’est la grammaire française par excellence, née
de ce face à face entre l’Eglise catholique et la République.
Pourquoi la laïcité est-elle en crise ?
Parce qu’elle ne sait pas gérer la pluralité religieuse. La laïcité a
mis au point les règles du jeu d’une religion acceptable dans les
limites de la République, mais ces règles elles-mêmes ont été
entièrement pensées en vue, avant tout, de contenir les prétentions
hégémoniques de l’Eglise romaine. Elles y ont parfaitement réussi. Il
n’est pas douteux que les valeurs avancées pour justifier ces règles du
jeu demeurent pertinentes, lorsqu’il s’agit de fixer les conditions de
l’expression du religieux dans la sphère publique. Mais la donne
religieuse a radicalement changé, et la laïcité est elle-même confrontée
à la perte du grand récit national qui lui était coextensif. Elle doit
reconstituer sa propre identité narrative. Qu’est-ce qu’elle racontait
en 1905 ? L’histoire d’une émancipation qui aboutissait à une forme de
coexistence régulée par la loi. Qu’est-ce qu’elle raconte en 2015 ? Le
désir d’un vivre-ensemble paisible, d’une convergence des valeurs ? Soit
! Mais l’élaboration de ce récit-là est encore loin d’être au point.
Non seulement parce que le débat qu’elle suscite fait ressurgir des
affrontements anciens - entre ceux qui rêveraient d’une éradication pure
et simple du religieux et ceux qui projettent, non sans irénisme
parfois, une «laïcité inclusive» -, mais aussi parce qu’il lui manque la
vision politique de ce vivre-ensemble.
Etat des lieux qui serait vrai pas qu'en France exclusivement !!!
ReplyDeleteLe fait religieux a connu effectivement des mutations dans nos différentes sociétés. Tant mieux si la motivation des croyants (et autrement croyants) découle davantage du libre arbitre et d'un choix autonome, conscient, lucide et responsable, à partir des convictions profondes, personnelles de chacun. Ce qui permet d'éviter la confusion et/ou les amalgames! Sauf exception .....