Dans le débat autour des questions d’identité, de frontières et d’islam, la France voit remettre en cause une de ses valeurs phares, l’universalisme. Une chance ou une épreuve ?
La France change, elle y est obligée. C’est justement, parce que des transformations irréversibles sont en train de s’opérer autour de ces questions que les lignes de confrontation et de conflit se raidissent. Les temps sont propices, pour les pays européens, à redéfinir les paramètres non plus de l’universel, mais de ce qui nous est commun en cet âge planétaire. A cause de sa très riche et complexe histoire, la France pourrait, si elle le voulait, contribuer à une compréhension inédite des enjeux nouveaux liés à notre condition terrestre. Ce que l’humanité a désormais en commun, c’est le fait que nous sommes appelés à vivre exposés les uns aux autres, et non enfermés dans des frontières, des cultures et des identités. C’est le propre de l’humain, mais c’est aussi le cours que prend désormais notre histoire avec d’autres espèces sur cette Terre. Vivre exposés les uns aux autres suppose de reconnaître qu’une part de notre «identité» s’origine dans notre vulnérabilité. Celle-ci doit être vécue et entendue comme un appel à tisser des solidarités, et non à se forger des ennemis. Malheureusement, tout cela est trop compliqué pour le tempérament de notre époque, portée qu’elle est vers des idées toutes faites. Plus notre monde se complexifie, plus nous avons tendance à recourir aux idées simples.Mais on peut comprendre que la défense de l’universalisme, d’une identité et d’une culture propre à un espace géographique soit indissociable de l’histoire européenne et française…
Je comprends tout cela. Le problème, c’est que ni l’Europe, ni la France ne sont le monde. Le problème, c’est quand l’universalisme se fait ethnique. C’est quand l’identité se conjugue avec le racisme et que la culture se présente sous les traits d’une essence immuable. En vérité, ce que l’on appelle l’identité n’est pas essentiel. Au fond, nous sommes tous des passants. Le monde que nous habitons a commencé longtemps avant nous et continuera longtemps après nous. Alors qu’émerge lentement une nouvelle conscience planétaire, la réalité d’une communauté objective de destin doit l’emporter sur l’attachement à la différence.
Nous sommes pourtant tous nés quelque part…
… mais accidentellement. Etre né quelque part est une affaire d’accident. Ce n’est pas une affaire de choix. Sacraliser les origines, c’est un peu comme adorer des veaux d’or. Cela ne veut rien dire. Ce qui est important, c’est le trajet, le parcours, le chemin, les rencontres avec d’autres hommes et femmes en marche, et ce que l’on en fait. On devient homme dans le monde en marchant, pas en restant prostré dans une identité.
Peut-être est-ce plus simple pour vous d’être «un passant» : vous êtes né au Cameroun, enseignez en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, avez étudié en France…
Je suis attaché à la France, conséquence d’une rencontre. Or, je ne suis pas né ici. Je ne vis pas ici non plus. Il y a des héritages qui n’ont rien à voir avec des histoires de naissance. J’écris par exemple en français, une langue que j’ai reçue en héritage. Je pense en langue française. Je contribue avec d’autres au rayonnement mondial de la pensée de langue française, et cela n’a strictement rien à voir avec je ne sais quelles racines. Au contraire, cela a à voir avec le fait qu’à un moment historique donné, la langue française a cessé d’être une langue ethnique. L’Afrique a permis à la langue française d’échapper à son destin ethnique. Au demeurant, c’est toujours Autrui qui nous octroie notre pesant d’universel. On ne peut pas s’autoproclamer universel. Quant aux plus faibles d’entre nous, il s’agit justement souvent de gens qui, pour survivre, doivent absolument bouger. Il s’agit de gens en permanence en mouvement. Or, on sait combien, de nos jours, il est presque devenu impossible de bouger, du moins pour certaines catégories de l’humanité. Celle-ci se divise entre ceux qui peuvent aller partout dans le monde et ceux qui, soit ne doivent pas bouger, soit ne peuvent le faire que sous des conditions draconiennes.
Votre description de l’Europe occidentale est terrible… Vous évoquez un territoire aussi accueillant qu’un «banc de glace».
Le tableau n’est pas noir. Ce qui me frappe, c’est la grisaille. Il suffit de regarder les frontières de l’Europe, et surtout ses frontières méridionales. Elles sont devenues des fosses communes. Il faut secouer cette Europe assoupie, qui n’arrête plus de ronfler. Sinon, plongée dans une sorte d’ennui existentiel, elle risque de devenir une menace pour le reste de l’humanité.
Elle est assoupie, mais à vous lire, elle est très violente…
Les deux choses vont de pair. L’Europe devient violente par ennui. La violence devient le moyen de son divertissement, une manière de se rassurer. Le racisme qui va avec l’ennui est, lui aussi, une forme de joyeuseté. Il est pratique au nom d’une pseudo-critique du «politiquement correct», cette expression fourre-tout que beaucoup assimilent à la répression. A la place, on cherche à se défouler, à briser tabous et interdits. On se met à rêver à des temps de licence absolue lorsque tout, croit-on, était permis. Le racisme contemporain est de ce point de vue une forme de démocratisation d’une jouissance perverse. Par ces temps de grand ennui, tout le monde peut y avoir accès. Il n’y a pas de tarif d’entrée. Si, à l’époque coloniale, le racisme et la violence européenne étaient symptomatiques de la montée en suprématie du continent, aujourd’hui leur fonction est tout autre : ils sont le fait d’une vieille puissance qui refuse de faire face à son déclassement international.
Mais en France, la réalité a été extrêmement violente en 2015…
Le terrorisme n’est pas une fiction. Il est bien réel et la France en fait l’épreuve. Mais le centre de gravité du terrorisme n’est pas l’Occident. Boko Haram a provoqué la mort de dizaines de milliers de gens au Nigeria, au Nord Cameroun et sur les pourtours du lac Tchad. L’expérience de dévastation due au terrorisme n’est pas une exception européenne, c’est une expérience partagée. Hormis les deux épisodes de 1914-1918 et 1939-1945, l’épicentre de la violence de notre monde, c’est hors d’Europe qu’il se situe depuis le XVe siècle.
Le terrorisme n’est pas une attaque contre l’identité ou la culture européenne ?
A vrai dire, les terroristes font assez peu dans la discrimination. Pour les victimes, il suffit parfois d’être là, au mauvais endroit et au mauvais moment. Le terrorisme s’attaque à l’Etat de droit. En même temps, il favorise la montée en Europe de discours paranoïaques qui accompagnent par ailleurs le déclassement international dont l’Europe fait l’expérience. De tels discours évoquent la sorcellerie : il y a toujours quelqu’un qui m’en veut en raison de qui je suis et non à cause de ce que je lui ai fait. Le discours paranoïaque et le discours sorcier sont tous deux des raisonnements mythologiques. A un moment où la mythologie de la nation est vide de sens, où la politique et la démocratie font de moins en moins sens, où les véritables centres de décision sont dénationalisés, sinon offshore, le raisonnement mythologique permet de combler un vide presque métaphysique. Mais il nourrit également des violences potentielles. C’est en effet un type de discours qui a toujours besoin d’un ennemi, peu importe lequel ; d’un bouc émissaire ou de quelqu’un contre lequel on peut déployer une violence sans retenue. Ce fut le cas hier avec les Nègres et les Juifs. Si l’on n’y prend garde, ce sera bientôt le cas avec les musulmans et toutes sortes d’étrangers.
Les démocraties occidentales sont-elles devenues des machines de guerre ?
Plus elles perdent de leur signification à l’intérieur, plus les démocraties atlantiques ont besoin de conduire des guerres interminables au loin. Tout cela exige l’invention permanente du «bon ennemi», celui-là qui nous permet de décharger à l’extérieur le surplus de violence qu’on aurait sinon à exercer à l’intérieur, au risque de déclencher une guerre civile. La guerre externe permet à la démocratie de faire reculer le spectre de la guerre civile. Auparavant, ce sont les colonies qui servaient d’exutoire à ce surplus de violence. Elles servaient de champ d’expérimentation de toutes sortes de guerres hors-la-loi et de toutes sortes d’atrocités. Aujourd’hui il faut externaliser cette violence d’une autre façon. Il faut par ailleurs comprendre que la guerre est devenue un rouage essentiel de la vie économique et technologique des démocraties. Elle est devenue une nécessité et ne relève plus de l’épisodique. Enfin la violence prend part à l’ordre économique international, où la force brute ne s’exerce pas seulement aux dépens des ex-colonies. L’histoire récente de la Grèce est tout à fait significative de ce point de vue. Peu importe la volonté démocratique des Grecs, les puissances financières sont capables de la congédier pour imposer le remboursement des dettes.
Les Grecs sont-ils l’exemple de cet élargissement de la condition de «Nègre» que vous avez théorisée?
Les Grecs sont en effet les nouveaux Nègres d’Europe. On peut leur imposer à loisir le genre de traitement que l’on n’impose qu’aux peuples vaincus lors d’une guerre. La sorte de mépris dans lequel on ne tient que les Nègres leur est étendue.
Plus globalement, qu’est-ce qui définit le «Nègre» aujourd’hui ?
Une classe et une race, voire une espèce d’individus, peu importe la couleur de la peau, au regard desquels la vieille distinction entre le sujet humain et la chose ne compte plus. Pis, des gens dont on n’a strictement guère besoin, une classe de superflus dont aucun maître n’a ni besoin ni envie, même pas en tant qu’esclaves. Le problème n’est plus de les exploiter : le souhaiteraient-ils, il n’y aurait guère preneur.
En France a eu lieu une violente polémique avec la ministre des Droits des femmes autour du mot «Nègre». Pourquoi avez-vous le droit d’employer ce mot à longueur de livres, et elle non ?
Parce qu’en n’en connaissant ni les tenants ni les aboutissants historiques, elle emploie ce terme à tort et à travers. Au passage, elle blesse, en toute bonne conscience, des gens. Il y a des termes lourds d’histoire que des gens incultes, mais qui se prévalent d’une parole officielle, ne peuvent utiliser qu’à leurs risques et périls.
Comment expliquez-vous le débat français autour du voile ?
Je ne comprends pas cette fixation. Nous traversons une époque caractérisée par une profonde incertitude dès lors qu’il s’agit de dire avec exactitude qui est qui. Le moment terroriste a pour effet de réactiver les dispositions paranoïaques qui existent à l’état latent dans toutes les sociétés. Quand la peur devient si intense et si interne, et le préjugé si viscéral et si partagé, le désir de démasquer l’ennemi potentiel, de l’exposer, d’en révéler l’identité profonde et secrète devient un besoin presque anal ! Je crains que la fixation sur le voile ait davantage à voir avec cette forme de l’analité qu’avec la laïcité !
Carrément ? Vous exagérez, non ? Cet acharnement n’est-il pas plutôt lié à une angoisse identitaire ?
Qui êtes-vous ? D’où venez-vous vraiment ? Quelles garanties avons-nous que vous êtes bien celui ou celle que vous dites être ? Tout tourne désormais autour de cela. Démasquer et dévoiler font partie des opérations dont on pense qu’elles nous permettront de savoir avec exactitude qui est parmi nous, pour nous ou contre nous. Or le visage nu, à découvert, sans sociabilité, aussi important soit-il, ne permet pas à lui seul de répondre à ces questions. Vous pouvez dévoiler toutes les femmes musulmanes de France et de Navarre, cela ne vous fera pas avancer dans la connaissance véritable de qui elles sont. Dans le régime de surveillance généralisé que favorise la guerre contre la terreur, et le désir d’apartheid, l’identité est devenue une affaire purement policière. Des histoires de traçage, de fichage, de délation.
On vous dira que lutter contre le voile c’est une façon de défendre le droit des femmes à être libres et à disposer de leurs corps…
Il faut faire confiance aux femmes musulmanes. Elles sont capables de défendre elles-mêmes leurs droits.
En ont-elles le pouvoir ?
Elles auront le pouvoir qu’elles s’octroieront. En attendant, essayons surtout de sortir de la logique coloniale : «Ce sont tous des enfants, il faut les aider.» Les opprimés se libèrent eux-mêmes. Dans l’histoire de l’humanité, personne n’a jamais libéré les opprimés à leur place.
Qu’est ce que cette polémique dit de la France ?
Elle peine à rentrer de plain-pied dans le monde qui vient.
Est-ce là ce qu’on appelle l’impensé colonial ou de l’esclavage ?
Le fait est que les vaincus sont obligés, pour survivre, de connaître non seulement leur propre histoire, mais aussi celle de leurs dominants. Les dominants, eux, non. L’ignorance suffit. Du coup, ce n’est pas parce que l’on a eu un passé ensemble que l’on aura nécessairement un futur en commun. Un tel futur, il faudra le construire consciemment. Par la lutte.
Vous dites : l’histoire des Nègres fait partie de notre histoire commune, celle de la France mais aussi du monde entier.
Il n’y a guère d’histoire de l’Afrique qui ne soit en même temps une histoire du monde. Tout comme il n’y a guère d’histoire du monde qui ne soit en même temps une histoire d’Africains ou de leurs descendants. Et ceci ne vaut pas que pour hier.
Cela signifie que l’histoire nationale…
… ne veut rien dire ! Il n’y a d’histoire que dans la circulation des mondes, dans la relation avec Autrui. C’est l’autre, le lointain, qui m’octroie mon identité. Une société qui refuse de se voir donner son identité par l’Autre est une société profondément malade, agitée par toutes sortes de troubles.
C’est pour cela que vous remettez aussi en cause l’universalisme à la française que vous qualifiez de «péteux» ?
L’universalisme péteux est celui qui ne sait pas faire place à cette parole qui le conteste, ou qui exige d’être prise en compte. Il ne dispose plus des ressources de l’inclusion. C’est le cas de tout universalisme de type finalement ethnique. Quand j’entends ces gens - toutes sortes d’individus venus d’horizons divers qui ont fini par faire souche ici, mais que l’on ne cesse de renvoyer à leur différence - dire «je suis Français», je n’ai pas l’impression qu’ils veulent créer un Bantoustan en plein cœur de Paris. Ce que j’entends, c’est : «Ouvrez-la toute grande, cette porte.» La malhonnêteté consiste à voir du «communautarisme» là où cherche à s’exprimer une requête d’appartenance et d’inclusion, de possible vie commune ou à tout le moins conviviale. L’universalisme péteux, c’est celui qui, tout en les assignant à une différence supposée inéradicable, leur adresse le reproche de ne point vouloir s’intégrer.
C’est ce système symbolique qui craque aujourd’hui ?
Il étale partout ses limites. Il faudrait en assurer l’approfondissement non plus dans le sens de la différence ou même de cet universel que je viens de critiquer, mais en direction de l’en-commun. Dans un pacte de soin, le soin de la planète et le soin apporté à tous ses habitants, humains et non-humains.
On va vous dire que c’est très beau, très gentil, mais totalement idéaliste, de la poésie.
Et bien, vive la poésie ! Elle est d’autant plus nécessaire que la trajectoire inverse, à savoir la relation d’inimitié, est implacable. On a besoin d’ouvrir portes et fenêtres. On a besoin d’un peu d’air par ces temps touffus et irrespirables. L’époque nous force à dormir tout en nous empêchant de rêver. Il faut redonner sa chance au rêve et à la poésie, c’est-à-dire à de nouvelles formes de la lutte, cette fois-ci sur une échelle véritablement planétaire.
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