Vous avez
récemment publié un livre sur la question de l’universel (« Des Universels »,
Galilée, 2016). Or cette notion qui semble si familière demeure souvent
obscure. Si vous deviez en donner une définition devant des élèves de
terminale, vous diriez quoi ?
Je dirais que
c’est une valeur qui désigne la possibilité d’être égaux sans être forcément
les mêmes, donc d’être citoyens sans devoir être culturellement identiques.
Justement, à
notre époque, l’universalisme est parfois associé au consensus, et d’abord à
une gauche « bien-pensante », présumée molle et naïve… Or, chez vous,
l’universalisme est tout autre chose qu’un idéalisme. A vous lire, tout
universalisme est porteur de tension, voire de violence.
D’abord, mon
objectif n’est pas de défendre une « position de gauche », mais de débattre de
l’universalisme comme d’une question philosophique. Mais, bien sûr, je suis de
gauche, or la gauche est traversée par tous les conflits inhérents à la
question de l’universel. L’universel ne rassemble pas, il divise. La violence
est une possibilité permanente. Mais ce sont les conflits internes que je
cherche d’abord à décrire.
Le premier, c’est
que l’universalisme s’inscrit toujours dans une civilisation, même s’il cherche
des formulations intemporelles. Il a un lieu, des conditions d’existence et une
situation d’énonciation. Il hérite de grandes inventions intellectuelles : par
exemple, les monothéismes abrahamiques, la notion révolutionnaire des droits de
l’homme et du citoyen, qui fonde notre culture démocratique, le
multiculturalisme en tant que généralisation d’un certain cosmopolitisme, etc.
Je soutiens donc l’idée que les universalismes sont concurrents, de telle sorte
que ça n’a pas de sens de parler d’un universalisme absolu.
C’est presque une
loi de l’histoire : un universalisme qui se constitue n’en remplace jamais
complètement un autre, c’est pourquoi les conflits sont susceptibles d’être
réactivés. C’est aussi la raison pour laquelle je trouve Hegel si intéressant,
à condition de le lire à rebrousse-poil : il n’a cessé de travailler sur le
conflit des universalismes, en particulier le christianisme et les Lumières, en
espérant « dépasser » leurs contradictions.
Or, ce que nous
observons aujourd’hui, c’est que les universalismes religieux sont plongés dans
une crise interminable, tandis que l’universalisme fondé sur les droits de l’homme
est entré lui aussi dans une crise profonde. Un universalisme dont la crise
n’est pas achevée face à un universalisme dont la crise ne fait que commencer,
voilà ce qui, entre autres, explique la violence de la confrontation.
Pour la plupart
des gens, « universalisme » est synonyme de rassemblement et de fraternisation.
Or, au cœur de l’universalisme, dites-vous, il y a aussi l’exclusion. Qu’est-ce
que cela signifie ?
Bien sûr, en
théorie, il y a contradiction entre l’idéal universaliste et l’exclusion. Le
problème est de comprendre comment ces contraires en arrivent à devenir
l’endroit et l’envers d’une même médaille. Ma thèse, c’est que l’exclusion
pénètre dans l’universel à la fois par le biais de la communauté et par celui
de la normalité.
Quand on institue
des communautés qui ont pour raison d’être la promotion de l’universalisme sous
certaines formes (empires, Eglises, nations, marchés…), on formule aussi des
normes d’appartenance auxquelles les individus doivent se conformer. Si vous
prenez l’idée que le christianisme se fait de la communauté, il y a des élus et
des damnés.
Et si vous prenez
une communauté politique moderne comme celle des droits de l’homme, qui s’est
nouée autour de l’idée de nation, ce sont non seulement les étrangers proprement
dits qui sont exclus, mais aussi ceux qui ne sont pas de « vrais nationaux » ou
qui sont considérés comme inaptes à la citoyenneté active. Bien entendu, c’est
l’objet d’une contestation qui fait bouger les frontières. Il n’y a pas si
longtemps que les femmes sont électrices, et les ouvriers ne sont toujours pas
vraiment éligibles… Mais la question du racisme apporte un degré de
conflictualité supplémentaire.
J’avais soutenu
autrefois que le racisme moderne est comme l’inscription du refoulé colonial au
cœur de la citoyenneté. C’est une face noire de la nation républicaine qui ne
cesse de faire retour à la faveur des conflits de la mondialisation.
Aujourd’hui même, en France, nous avons l’illustration tragique de cela avec un
certain usage de la laïcité. Comme la nation est de plus en plus incertaine de
ses valeurs et de ses objectifs, la laïcité se présente de moins en moins comme
une garantie de liberté et d’égalité entre les citoyens et s’est mise à
fonctionner comme un discours d’exclusion.
Du reste, ce
qu’il y a de commun, ici, avec l’universalisme religieux, c’est que l’argument
justifiant l’exclusion consiste presque toujours à dire que les exclus sont
ceux qui refusent l’universalisme ou qui sont incapables de le comprendre
correctement : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ou supposés
tels. Il y a là une grande constante de l’Occident, mais aussi de l’Orient : ce
n’est pas l’universalisme en tant que tel qui est violent et exclusif, c’est la
combinaison de l’universalisme et de la communauté. Et comme au fond on ne peut
pas l’éviter, il faut trouver le moyen de la civiliser. Tâche politique
fondamentale à mes yeux.
Vous allez assez
loin dans cette idée, par exemple lorsque vous affirmez que l’universalisme et
le racisme ont « la même source »…
Attention, je ne
dis pas que l’universalisme en tant que tel est raciste, ni que le racisme est
la forme d’universalisme dans laquelle nous vivons. Simplement, je ne veux pas
qu’on puisse croire que ce sont là deux choses qui n’ont rien à voir entre
elles. Voilà pourquoi nous avons besoin d’apprendre à penser philosophiquement
l’impureté des institutions dans lesquelles nous vivons.
La source commune
à ces deux contraires que sont l’universalisme et le racisme est l’idée de
l’espèce humaine telle qu’elle a été fabriquée par la modernité bourgeoise,
dont un représentant par excellence est Kant. Comment Kant peut-il être à la
fois le théoricien du respect inconditionnel de la personne humaine et celui de
l’inégalité culturelle des races ? Là réside la contradiction la plus profonde,
l’énigme même. Or cela tient d’abord à la façon dont il définit le progrès, qui
ne consiste pas seulement à poser un horizon pour l’homme en général, mais
aussi à ériger certaines caractéristiques de genre, de nationalité ou
d’éducation en normes de l’humain.
Même s’il y a des
variantes, ce discours est commun aux révolutionnaires français et américains
du XVIIIe siècle et aux mouvements d’émancipation sociale du XIXe siècle, sur
lesquels nous vivons encore. Mais ce qui est fondamental à mes yeux, c’est
qu’un tel universalisme autorise aussi la résistance. Au XVIIIe siècle, la
Française Olympe de Gouges et la Britannique Mary Wollstonecraft ont fondé le
féminisme politique en proclamant que l’identification de l’universel avec une
norme masculine contredit son postulat de l’égale liberté et de l’accès aux
droits pour tous et toutes.
On peut donc contester
l’universalisme au nom de ses propres principes, comme l’a fait aussi toute une
partie du discours anticolonialiste. Voyez Toussaint Louverture et Frantz
Fanon, William E. B. Du Bois, Aimé Césaire. C’est l’autre face de la tension
qui travaille tout universalisme : il peut justifier les discriminations, mais
il rend aussi possibles la révolte et l’insurrection.
Dans votre bel
essai intitulé « Saeculum. Culture, religion, idéologie » (Galilée, 2012), vous
notez que les chocs les plus violents sont ceux qui opposent non pas un
universalisme à un particularisme, mais deux universalismes rivaux. De ce
point de vue, le djihadisme est lui-même un universalisme extrêmement agressif.
Allez donc discuter de l’universalisme démocratique et de ses contradictions à
Rakka, en Syrie !
C’est vrai, les
espaces de liberté se réduisent… Dans tous ces pays qui tombent sous la
dictature, c’est impossible de penser et de débattre sans risquer sa liberté ou
sa vie. Les courriels que je reçois de Turquie en ce moment m’empêchent souvent
de dormir. Mais c’est là où je pense qu’il faut faire des distinctions : l’Etat
islamique, c’est une variante locale du djihadisme, qui lui-même ne se confond
pas avec le fondamentalisme musulman en général. Et a fortiori le fondamentalisme
ne se confond pas avec l’islam, profondément divisé entre différents
traditionalismes et variétés de modernisme.
Comme en d’autres
temps, on constate les ressources idéologiques qu’une dictature peut tirer de
la référence à l’absolu, mais c’est l’islam qui est universaliste, ce n’est pas
l’Etat islamique. Et c’est l’Etat islamique qui est barbare, non pas l’islam.
Reste que l’Etat islamique est un vrai problème pour l’islam. En cette matière,
les sensibilités sont tellement à vif qu’il est très difficile de se faire
comprendre. Après les attentats de janvier 2015, j’avais écrit une tribune dans
libération qui m’a été beaucoup reprochée. Il y avait cette phrase : « Notre
sort est entre les mains des musulmans. »
Dans mon esprit,
cela ne voulait pas dire : « Musulmans, modernisez-vous d’urgence ou vous êtes
foutus et nous avec ! » Cela signifiait que, si la résistance ne vient pas de
l’islam lui-même, alors les choses s’aggraveront de manière irréversible. Ce
n’était pas une façon de rejeter les responsabilités sur l’autre, qui
d’ailleurs est aussi une partie de nous-mêmes. Mais il est vrai que chacun
occupe unecertaine place et se trouve donc contraint de parler un certain
langage.
Personnellement,
bien sûr, j’ai tendance à accorder un privilège au séculier, et on me l’a
objecté. Mais comment faire autrement ? Je ne vais pas me transformer en
musulman ou en catholique, j’ai été communiste, vous savez, c’est une
expérience religieuse très formatrice… C’est pourquoi j’ai aussi écrit qu’il
nous faudrait inventer une sorte d’hérésie généralisée, qui rendrait le
discours religieux et le discours séculier capables de transgresser leurs
propres interdits.
Vous qui avez
beaucoup écrit sur l’Europe (« Europe, crise et fin ? », Le Bord de l’eau,
2016) et qui n’hésitez pas à dire « Nous, Européens », quelle est votre
réaction quand vous entendez Jean-Luc Mélenchon proclamer que la France est une
« nation universaliste » ?
Si je pouvais
l’interpeller, je lui dirais que je veux bien accepter ce discours, à condition
qu’il soit l’équivalent de « noblesse oblige », c’est-à-dire : « République
oblige ». République oblige à un certain universalisme, qui ne peut plus
reposer sur l’identification de la République à la nation. Pour demeurer
républicaine, il faudrait que la France se dépasse elle-même, qu’elle formule
l’idée d’une extension de la citoyenneté au-delà des frontières. Donc, «
Français, encore un effort… ».
En ce qui
concerne l’Europe, toute la question est de savoir si on peut résoudre les
problèmes des Français en dehors d’un ensemble continental. Je suis convaincu
que non – et ce, même si l’Europe fait le pire, comme en Grèce. Tout programme
reposant sur le renoncement au projet européen est voué à sombrer dans le
chauvinisme, si ce n’est dans le trumpisme.
Quand je dis
cela, des gens comme mon amie Chantal Mouffe [figure philosophique de la gauche
radicale] me tombent dessus et me disent : « Mais sur quelle planète vis-tu ?
L’identité nationale est le seul cadre qui permette de défendre les classes
populaires contre le capitalisme sauvage ! » Je crois qu’ils se trompent, mais,
bien sûr, il faut le prouver. C’est mon point d’honneur : je ne veux renoncer ni
à la critique sociale ni à l’internationalisme.
Ce qui est
original pour une figure de la gauche postmarxiste comme vous, c’est que vous
refusez avec la même énergie la crispation identitaire et ce que vous nommez
l’« hybridité sans frontières ». Pour vous, il n’y a pas d’universalisme
possible sans conscience identitaire. Tout universalisme est enraciné.
Bien sûr, parce
que nous sommes des sujets humains, qui ne pouvons vivre sans nous demander «
qui suis-je ? ». Personne ne peut vivre sans identité ou en changer de façon
aléatoire, mais l’imposition d’une seule identité n’a jamais été possible non
plus sans violence. A mon avis, la théoricienne américaine Judith Butler a
raison sur ce point, si on ne confond pas sa parole avec les variantes
conformistes du discours queer ou postmoderne, qui affirment qu’on peut changer
sans cesse d’identité de façon aléatoire. Et au fond, il s’agit d’une
contradiction insurmontable. On peut seulement chercher à l’aménager.
Le philosophe
Vincent Descombes a bien montré que la notion d’identité est paradoxale, car on
l’attribue aux individus alors qu’elle vise une appartenance. Mais j’ajouterai
: on parle de sa propre identité, ou de ce qui la met en relation avec
d’autres, soit pour affirmer ce qu’on possède en commun, soit au contraire pour
se distinguer, voire se retirer du commun. L’un ne va pas sans l’autre.
La difficulté
nouvelle, c’est que nous participons tous aujourd’hui à des communautés
multiples dont les critères de reconnaissance ne sont pas interchangeables.
C’est pourquoi j’explore une voie pour pluraliser l’universel sans l’édulcorer
ou le renverser en une somme de particularismes. Cela consiste à construire des
stratégies de traduction généralisée entre les langues, les cultures et les
identités, ayant une portée sociale et pas seulement philologique ou
littéraire.
Traduction et
conflit sont, si vous voulez, les deux pôles dialectiques de mon travail sur la
violence de l’universel. Je crois qu’il n’est pas vivable de n’être rien de
déterminé, et je reconnais qu’il n’est pas facile d’être plusieurs choses à la
fois. Mais ce n’est pas impossible, et il faut même que le plus grand nombre
d’entre nous puissent y avoir accès autrement que comme une expérience de
dépossession de soi. Le cosmopolitisme dont nous avons besoin exige une
certaine forme de malaise identitaire que je me hasarderai à dire actif, ou
agissant.
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