Saturday, 11 February 2017

Le philosophe Etienne Balibar soutient l’idée que les universalismes sont concurrents


Vous avez récemment publié un livre sur la question de l’universel (« Des Universels », Galilée, 2016). Or cette notion qui semble si familière demeure souvent obscure. ­Si vous deviez en donner une définition devant des élèves de terminale, vous diriez quoi ?

Je dirais que c’est une valeur qui désigne la possibilité d’être égaux sans être forcément les mêmes, donc d’être citoyens sans devoir être culturellement identiques.

Justement, à notre époque, l’universalisme est parfois associé au consensus, et d’abord ­à une gauche « bien-pensante », présumée molle et naïve… Or, chez vous, l’universalisme est tout autre chose qu’un idéalisme. A vous lire, tout universalisme est porteur de tension, voire de violence.

D’abord, mon objectif n’est pas de défendre une « position de gauche », mais de débattre de l’universalisme comme d’une question philosophique. Mais, bien sûr, je suis de gauche, or la gauche est traversée par tous les conflits inhérents à la question de l’universel. L’universel ne rassemble pas, il divise. La violence est une possibilité permanente. Mais ce sont les conflits internes que je cherche d’abord à décrire.

Quels sont les principaux ?

Le premier, c’est que l’universalisme s’inscrit toujours dans une civilisation, même s’il cherche des formulations intemporelles. Il a un lieu, des conditions d’existence et une situation d’énonciation. Il hérite de grandes inventions intellectuelles : par exemple, les monothéismes abrahamiques, la notion révolutionnaire des droits de l’homme et du citoyen, qui fonde notre culture démocratique, le multiculturalisme en tant que généralisation d’un certain cosmopolitisme, etc. Je soutiens donc l’idée que les universalismes sont concurrents, de telle sorte que ça n’a pas de sens de parler d’un universalisme absolu.

C’est presque une loi de l’histoire : un universalisme qui se constitue n’en remplace jamais complètement un autre, c’est pourquoi les conflits sont susceptibles d’être réactivés. C’est aussi la raison pour laquelle je trouve Hegel si intéressant, à condition de le lire à rebrousse-poil : il n’a cessé de travailler sur le conflit des universalismes, en particulier le christianisme et les Lumières, en espérant « dépasser » leurs contradictions.

Or, ce que nous observons aujourd’hui, c’est que les universalismes religieux sont plongés dans une crise interminable, tandis que l’universalisme fondé sur les droits de l’homme est entré lui aussi dans une crise profonde. Un universalisme dont la crise n’est pas achevée face à un universalisme dont la crise ne fait que commencer, voilà ce qui, entre autres, explique la violence de la confrontation.

Pour la plupart des gens, « universalisme » est synonyme de rassemblement et de fraternisation. Or, au cœur de l’universalisme, dites-vous, il y a aussi l’exclusion. Qu’est-ce que cela signifie ?

Bien sûr, en théorie, il y a contradiction entre l’idéal universaliste et l’exclusion. Le problème est de comprendre comment ces contraires en arrivent à devenir l’endroit et l’envers d’une même médaille. Ma thèse, c’est que l’exclusion pénètre dans l’universel à la fois par le biais de la communauté et par celui de la normalité.

Quand on institue des communautés qui ont pour raison d’être la promotion de l’universalisme sous certaines formes (empires, Eglises, nations, marchés…), on formule aussi des normes d’appartenance auxquelles les individus doivent se conformer. Si vous prenez l’idée que le christianisme se fait de la communauté, il y a des élus et des damnés.

Et si vous prenez une communauté politique moderne comme celle des droits de l’homme, qui s’est nouée autour de l’idée de nation, ce sont non seulement les étrangers proprement dits qui sont exclus, mais aussi ceux qui ne sont pas de « vrais nationaux » ou qui sont considérés comme inaptes à la citoyenneté active. Bien entendu, c’est l’objet d’une contestation qui fait bouger les frontières. Il n’y a pas si longtemps que les femmes sont électrices, et les ouvriers ne sont toujours pas vraiment éligibles… Mais la question du racisme apporte un degré de conflictualité supplémentaire.

J’avais soutenu autrefois que le racisme moderne est comme l’inscription du refoulé colonial au cœur de la citoyenneté. C’est une face noire de la nation républicaine qui ne cesse de faire retour à la faveur des conflits de la mondialisation. Aujourd’hui même, en France, nous avons l’illustration tragique de cela avec un certain usage de la laïcité. Comme la nation est de plus en plus incertaine de ses valeurs et de ses objectifs, la laïcité se présente de moins en moins comme une garantie de liberté et d’égalité entre les citoyens et s’est mise à fonctionner comme un discours d’exclusion.

Du reste, ce qu’il y a de commun, ici, avec l’universalisme religieux, c’est que l’argument justifiant l’exclusion consiste presque toujours à dire que les exclus sont ceux qui refusent l’universalisme ou qui sont incapables de le comprendre correctement : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ou supposés tels. Il y a là une grande constante de l’Occident, mais aussi de l’Orient : ce n’est pas l’universalisme en tant que tel qui est violent et exclusif, c’est la combinaison de l’universalisme et de la communauté. Et comme au fond on ne peut pas l’éviter, il faut trouver le moyen de la civiliser. Tâche politique fondamentale à mes yeux.

Vous allez assez loin dans cette idée, par exemple lorsque vous affirmez que l’universalisme et le racisme ont « la même source »…

Attention, je ne dis pas que l’universalisme en tant que tel est raciste, ni que le racisme est la forme d’universalisme dans laquelle nous vivons. Simplement, je ne veux pas qu’on puisse croire que ce sont là deux choses qui n’ont rien à voir entre elles. Voilà pourquoi nous avons besoin d’apprendre à penser ­philosophiquement l’impureté des institutions dans lesquelles nous vivons.

La source commune à ces deux contraires que sont l’universalisme et le racisme est l’idée de l’espèce humaine telle qu’elle a été fabriquée par la modernité bourgeoise, dont un représentant par excellence est Kant. ­Comment Kant peut-il être à la fois le théoricien du respect inconditionnel de la personne humaine et celui de l’inégalité culturelle des races ? Là réside la contradiction la plus profonde, l’énigme même. Or cela tient d’abord à la façon dont il définit le progrès, qui ne consiste pas seulement à poser un horizon pour l’homme en général, mais aussi à ériger certaines caractéristiques de genre, de nationalité ou d’éducation en normes de l’humain.

Même s’il y a des variantes, ce discours est commun aux révolutionnaires français et américains du XVIIIe siècle et aux mouvements d’émancipation sociale du XIXe siècle, sur lesquels nous vivons encore. Mais ce qui est fondamental à mes yeux, c’est qu’un tel universalisme autorise aussi la résistance. Au XVIIIe siècle, la Française Olympe de Gouges et la Britannique Mary Wollstonecraft ont fondé le féminisme politique en proclamant que l’identification de l’universel avec une norme masculine contredit son postulat de l’égale liberté et de l’accès aux droits pour tous et toutes.

On peut donc contester l’universalisme au nom de ses propres principes, comme l’a fait aussi toute une partie du discours anticolonialiste. Voyez Toussaint Louverture et Frantz Fanon, William E. B. Du Bois, Aimé Césaire. C’est l’autre face de la tension qui travaille tout universalisme : il peut justifier les discriminations, mais il rend aussi possibles la révolte et l’insurrection.

Dans votre bel essai intitulé « Saeculum. Culture, religion, idéologie » (Galilée, 2012), vous notez que les chocs les plus violents sont ceux qui opposent non pas un universalisme à un particularisme, mais deux universalismes rivaux. ­De ce point de vue, le djihadisme est lui-même un universalisme extrêmement agressif. Allez donc discuter de l’universalisme ­démocratique et de ses contradictions à Rakka, en Syrie !

C’est vrai, les espaces de liberté se réduisent… Dans tous ces pays qui tombent sous la dictature, c’est impossible de penser et de débattre sans risquer sa liberté ou sa vie. Les courriels que je reçois de Turquie en ce moment m’empêchent souvent de dormir. Mais c’est là où je pense qu’il faut faire des distinctions : l’Etat islamique, c’est une variante locale du djihadisme, qui lui-même ne se confond pas avec le fondamentalisme musulman en général. Et a fortiori le fondamentalisme ne se confond pas avec l’islam, profondément divisé entre différents traditionalismes et variétés de modernisme.

Comme en d’autres temps, on constate les ressources idéologiques qu’une dictature peut tirer de la référence à l’absolu, mais c’est l’islam qui est universaliste, ce n’est pas l’Etat islamique. Et c’est l’Etat islamique qui est barbare, non pas l’islam. Reste que l’Etat islamique est un vrai problème pour l’islam. En cette matière, les sensibilités sont tellement à vif qu’il est très difficile de se faire comprendre. Après les attentats de janvier 2015, j’avais écrit une tribune dans libération qui m’a été beaucoup reprochée. Il y avait cette phrase : « Notre sort est entre les mains des musulmans. »

Dans mon esprit, cela ne voulait pas dire : « Musulmans, modernisez-vous d’urgence ou vous êtes foutus et nous avec ! » Cela signifiait que, si la résistance ne vient pas de l’islam lui-même, alors les choses s’aggraveront de manière irréversible. Ce n’était pas une façon de rejeter les responsabilités sur l’autre, qui d’ailleurs est aussi une partie de nous-mêmes. Mais il est vrai que chacun occupe unecertaine place et se trouve donc contraint de parler un certain langage.

Personnellement, bien sûr, j’ai tendance à accorder un privilège au séculier, et on me l’a objecté. Mais comment faire autrement ? Je ne vais pas me transformer en musulman ou en catholique, j’ai été communiste, vous savez, c’est une expérience religieuse très formatrice… C’est pourquoi j’ai aussi écrit qu’il nous faudrait inventer une sorte d’hérésie généralisée, qui rendrait le discours religieux et le discours séculier capables de transgresser leurs propres interdits.

Vous qui avez beaucoup écrit sur l’Europe (« Europe, crise et fin ? », Le Bord de l’eau, 2016) et qui n’hésitez pas à dire « Nous, Européens », quelle est votre réaction quand vous entendez Jean-Luc Mélenchon proclamer que la France est une « nation universaliste » ?

Si je pouvais l’interpeller, je lui dirais que je veux bien accepter ce discours, à condition qu’il soit l’équivalent de « noblesse oblige », c’est-à-dire : « République oblige ». République oblige à un certain universalisme, qui ne peut plus reposer sur l’identification de la République à la nation. Pour demeurer républicaine, il faudrait que la France se dépasse elle-même, qu’elle formule l’idée d’une extension de la citoyenneté au-delà des frontières. Donc, « Français, encore un effort… ».

En ce qui concerne l’Europe, toute la question est de savoir si on peut résoudre les problèmes des Français en dehors d’un ensemble continental. Je suis convaincu que non – et ce, même si l’Europe fait le pire, comme en Grèce. Tout programme reposant sur le renoncement au projet européen est voué à sombrer dans le chauvinisme, si ce n’est dans le trumpisme.

Quand je dis cela, des gens comme mon amie Chantal Mouffe [figure philosophique de la gauche radicale] me tombent dessus et me disent : « Mais sur quelle planète vis-tu ? L’identité nationale est le seul cadre qui permette de défendre les classes populaires contre le capitalisme sauvage ! » Je crois qu’ils se trompent, mais, bien sûr, il faut le prouver. C’est mon point d’honneur : je ne veux renoncer ni à la critique sociale ni à l’internationalisme.

Ce qui est original pour une figure de la gauche postmarxiste comme vous, c’est que vous refusez avec la même énergie la crispation identitaire et ce que vous nommez l’« hybridité sans frontières ». Pour vous, il n’y a pas d’universalisme possible sans conscience identitaire. ­Tout universalisme est enraciné.

Bien sûr, parce que nous sommes des sujets humains, qui ne pouvons vivre sans nous demander « qui suis-je ? ». Personne ne peut vivre sans identité ou en changer de façon aléatoire, mais l’imposition d’une seule identité n’a jamais été possible non plus sans violence. A mon avis, la théoricienne américaine Judith Butler a raison sur ce point, si on ne confond pas sa parole avec les variantes conformistes du discours queer ou postmoderne, qui affirment qu’on peut changer sans cesse d’identité de façon aléatoire. Et au fond, il s’agit d’une contradiction insurmontable. On peut seulement chercher à l’aménager.

Le philosophe Vincent Descombes a bien montré que la notion d’identité est paradoxale, car on l’attribue aux individus alors qu’elle vise une appartenance. Mais j’ajouterai : on parle de sa propre identité, ou de ce qui la met en relation avec d’autres, soit pour affirmer ce qu’on possède en commun, soit au contraire pour se distinguer, voire se retirer du commun. L’un ne va pas sans l’autre.

La difficulté nouvelle, c’est que nous participons tous aujourd’hui à des communautés multiples dont les critères de reconnaissance ne sont pas interchangeables. C’est pourquoi j’explore une voie pour pluraliser l’universel sans l’édulcorer ou le renverser en une somme de particularismes. Cela consiste à construire des stratégies de traduction généralisée entre les langues, les cultures et les identités, ayant une portée sociale et pas seulement philologique ou littéraire.

Traduction et conflit sont, si vous voulez, les deux pôles dialectiques de mon travail sur la violence de l’universel. Je crois qu’il n’est pas vivable de n’être rien de déterminé, et je reconnais qu’il n’est pas facile d’être plusieurs choses à la fois. Mais ce n’est pas impossible, et il faut même que le plus grand nombre d’entre nous puissent y avoir accès autrement que comme une expérience de dépossession de soi. Le cosmopolitisme dont nous avons besoin exige une certaine forme de malaise identitaire que je me hasarderai à dire actif, ou agissant.

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