Friday, 4 May 2018

L'apologie de l'économie sociale de marché

FIGAROVOX.- Dans votre livre «La politique de la vertu», vous critiquez abondement le «libéralisme» qui est selon vous dans une «métacrise». Qu'entendez-vous par là?
John MILBANK, Philosophe: Le libéralisme peut vouloir dire beaucoup de choses. C'est avant tout une erreur anthropologique: l'intuition d'Hobbes et de Locke de construire une théorie politique en partant des individus isolés, détachés de tous liens. L'individu est décrit comme une créature inquiète et désirante faisant preuve de volonté, et non plus comme un être constitué par ses liens aux autres ayant des finalités. Ce libéralisme pense de façon abstraite l'individu en dehors de tout contexte culturel, social ou historique. Il s'agit de déterminer ce qu'un système politique doit nécessairement être, en le déduisant d'un hypothétique état de nature, sans traits culturels. Alors que le libéralisme est souvent associé à l'optimisme, il fait preuve en réalité d'un pessimisme anthropologique radical, même s'il est censé être socialement amélioré par le miracle de la main invisible. Une autre forme d'anthropologie libérale est celle de Rousseau, qui pense lui aussi l'individu isolé de tout comme originellement bon. L'association a tendance à corrompre l'individu, en introduisant la rivalité, l'avidité. Cela implique un différent type d'ingénierie sociale pour produire une société qui minimise la rivalité. Ce sont deux formes de pessimisme: pessimisme au niveau de l'individu jugé intrinsèquement égoïste, ou pessimisme au niveau d'un processus culturel jugé intrinsèquement corrupteur. Dans les deux cas, cela repose sur une dualité instaurée entre nature et culture.

Dans quelle anthropologie la «politique de la vertu» s'enracine-t-elle?
Nous à l'inverse qui nous situons dans l'anthropologie aristotélico-thomiste, nous pensons que les hommes sont des animaux naturellement culturels. Les buts de la société humaine: avoir des bonnes relations, participer au processus politique, mettre en œuvre des amitiés, atteindre la connaissance, s'ils sont naturels, doivent être soumis à un soubassement métaphysique. Sans transcendance, je crains que le postlibéralisme ne prenne soit la voie d'un fascisme sanctifiant l'état nation soit la voie d'une sorte de progressisme qui ne reconnaît des droits individuels ou bien ne reconnaît que l'écologie comme projet collectif, qualifiant toutes les autres médiations culturelles comme des formules arbitraires. Les principaux rivaux du libéralisme: le socialisme de guilde non-étatiste (proudhonien), le personnalisme catholique ou le conservatisme tocquevillien ont été mis hors-jeu.
Vous êtes l'un des théoriciens de la «Radical Ortodoxy». Quel est ce mouvement?
C'est d'abord un mouvement théologique. Il s'agit d'insister sur le fait que l'orthodoxie chrétienne ne consiste pas seulement en une série d'observations rituelles traditionnelles, mais possède un pouvoir de transformation radical. Cela implique d'insister sur une vue intégrale de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi, de la théologie et de la philosophie. Il est impossible de séparer la foi chrétienne de la manière dont nous pensons l'éthique, les sciences sociales. Je ne pense pas qu'il y ait une frontière entre théologie et philosophie.

Par ailleurs, il s'agit de s'ériger contre l'idée selon laquelle le christianisme serait un humanisme comme les autres. Le christianisme est un modèle alternatif à la modernité telle qu'elle est issue des Lumières. L'idée post-kantienne selon laquelle on pourrait stabiliser le savoir dans des structures de la connaissance sans les ancrer dans une métaphysique a fait long feu. Foucault et Deleuze ont été utiles lorsqu'ils ont souligné le profond relativisme auquel devait nécessairement aboutir un humanisme sans transcendance: tout en réalité est instable et le savoir est incertain. En poussant jusqu'au bout les prémisses d'un humanisme sans dieu, ils ont paradoxalement montré que la seule stabilité possible était la transcendence.
Le problème viendrait des Lumières?
Je n'accuse pas directement les Lumières, qui n'ont été qu'une réaction à une théologie appauvrie, qui était devenue trop dogmatique, univoque et avait perdu tout mysticisme. Avoir fait de la connaissance de Dieu une connaissance logique, claire, certaine et objective faisait encourir le risque du scepticisme. La théologie s'était calquée sur le modèle logique de l'épistémologie. Je crois que sur le long terme, le problème était la perte d'une métaphysique chrétienne fondée sur l'analogie, c'est-à-dire l'idée que tout sur terre est plus ou moins un reflet du divin. L'idée que nous sommes des corps incarnés dans le monde, pas des spectateurs détachés et que nous pouvons avoir une connaissance intuitive des choses.
Est-il possible de proclamer le retour d'une éthique de la vertu dans un monde où le relativisme est si fermement enraciné dans les mentalités?
Si on est chrétien, alors on est fermement convaincu qu'il existe un fond de morale commune. Il y a je crois une révolte instinctive et populaire contre un libéralisme moral extrême. Par exemple, certaines revendications de minorités sexuelles qui réclament l'abolition de la différence entre hommes et femmes et la tentative de dissoudre cette différence dans une identité «transgenre» heurte profondément le sens commun. On voit là les limites du relativisme. Bien sûr il est difficile d'argumenter contre la logique même de la théorie du genre, mais il est possible par exemple de pointer les contradictions d'un discours hyper relativiste. Par exemple, le discours sécularisé a beaucoup de mal à établir une frontière entre ce qui relève d'une nature donnée ou du choix.
On le voit dans le discours «transgenre» qui oscille entre une vision de la sexualité entre pur déterminisme («je suis né comme ça») et pur choix («je choisis mon orientation sexuelle»). Cette contradiction apparaît aussi chez les féministes qui défendent l'idée d'une solidarité entre les femmes tout en niant l'idée d'une féminité naturelle qui serait pourtant le liant de cette solidarité. Ce dualisme de la postmodernité, qui distingue entre un pur déterminisme d'un côté, et une pure volonté de l'autre, mène à une impasse. Si on pousse les prémisses postmodernes jusqu'au bout, c'est le chaos. Mais heureusement la plupart des gens agissent comme s'ils avaient encore une morale traditionnelle. Nous utilisons tous les jours des arguments qui ne sont pas complètement démontrés.
Vous critiquez dans votre livre les effets du capitalisme, spécialement sur la culture populaire… Êtes-vous anticapitaliste?
Nous défendons une économie sociale de marché, qui critique à la fois le marché capitaliste et l'état bureaucratique, car comme la plupart des penseurs communautariens, nous pensons que ce sont les deux faces d'un même problème. L'état souverain et le marché sont des jumeaux qui se servent mutuellement. L'état providence est la réponse à un système économique inapproprié. Nous critiquons l'idée selon laquelle par nature une transaction économique est basée sur l'intérêt particulier des parties. Il ne faut pas selon nous désencastrer les transactions économiques du social, comme Karl Polanyi l'a montré dans La grande transformation. Un échange économique peut aussi s'appuyer sur un but commun. Ce n'est pas une question d'altruisme pur, mais de la réciprocité qui caractérise toutes les relations humaines quand elles ne sont pas artificiellement détruites.
Quel genre d'économie prônez-vous?
Nous voulons donc réencastrer les transactions économiques. Les affaires peuvent conduire à des profits mais peuvent aussi avoir des buts sociaux. Peut-être faut-il changer de culture. Dans notre société, on reçoit de l'honneur et du respect lorsque l'on gagne beaucoup d'argent. Dans des cultures plus traditionnelles l'argent n'est pas le seul critère de respectabilité sociale. Ce n'est pas utopique. Par exemple la loi allemande exige que les entreprises aient un but social. S'il doit y avoir un marché, il doit y avoir une répartition équitable des gains, des risques et des résultats. Nous défendons un modèle fondé sur l'association et la mutualisation. Nous plaidons pour un modèle coopératif d'entreprise, d'assurance et de logement. Tout ne peut pas être coopératif. Je ne suis pas contre la propriété privée, mais dans la tradition chrétienne où la propriété est liée à la personne, et en est le prolongement. Mais je crois qu'il n'existe pas de propriété privée absolue. La propriété est toujours un devoir et une responsabilité. C'est toujours une question de confiance.
Qu'est-ce que le «blue socialism», ce courant que vous avez contribué à créer?
Il existe aujourd'hui un courant qui s'appelle le «Blue labour» au sein du parti travailliste. Traditionnellement en Angleterre les Tories ont la couleur bleue et le Labour a la couleur rouge. Le «socialisme bleu» est économiquement radical mais socialement conservateur. Il croit dans les lieux, le local, les traditions, la famille, les corporations. Je suis d'accord avec Jean-Claude Michéa lorsqu'il dit que le socialisme est différent de la gauche. Ce qui distingue la droite et la gauche depuis la révolution française, c'est que la droite est nostalgique de l'Ancien Régime et la gauche est libérale et individualiste. Le socialisme est une troisième voie. Nous essayons de renouveler l'héritage du Labour avec une tradition burkienne. On croit souvent que l'aristocratie et la démocratie sont opposées. Mais sans aristocratie, sans visée d'excellence, sans élite au service du bien commun, on se retrouve avec une vision de la politique uniquement comme manipulation des masses. Ce sont les années Blair, où ont culminé les spin-doctors.
La démocratie toute seule n'est pas un bon régime?
Il doit y avoir un débat permanent, non sur ce que les gens veulent, mais sur ce qui est intrinsèquement bon. La démocratie marche seulement si elle est un mode de gouvernement mixte: dans la tradition aristotélo- thomiste, nous pensons qu'un bon régime politique est un mélange de démocratie, d'aristocratie et de monarchie dans un sens technique. Il doit y avoir un rôle pour une élite engagée. Il y a besoin d'une fonction monarchique dans le pouvoir, qui incarne le long-terme et la continuité politique, mais aussi la nécessité de l'urgence et de l'exception. Même dans les temps les plus démocratiques, chaque pays a son leader: c'est un fait remarquable, une permanence qui a su résister à la modernité. Mais je pense aussi qu'il faut renouveler les formes locales et informelles de démocratie participative. Tout le monde devrait avoir un rôle dans son quartier, sa rue, son village, son lieu de travail. Dans l'Angleterre médiévale, une personne sur dix avait une sorte de rôle représentatif, aussi minime soit il: vous pouviez être le «gardien de la bière» de votre village. Contrairement aux apparences, le Moyen-Âge était peut-être plus démocratique qu'aujourd'hui, dans le sens où les gens avaient plus de prise sur la vie ordinaire!

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