FIGAROVOX.-
Dans votre livre «La politique de la vertu», vous critiquez abondement le
«libéralisme» qui est selon vous dans une «métacrise». Qu'entendez-vous par là?
John
MILBANK, Philosophe: Le libéralisme peut vouloir dire
beaucoup de choses. C'est avant tout une erreur anthropologique: l'intuition
d'Hobbes et de Locke de construire une théorie politique en partant des
individus isolés, détachés de tous liens. L'individu est décrit comme une
créature inquiète et désirante faisant preuve de volonté, et non plus comme un
être constitué par ses liens aux autres ayant des finalités. Ce libéralisme
pense de façon abstraite l'individu en dehors de tout contexte culturel, social
ou historique. Il s'agit de déterminer ce qu'un système politique doit
nécessairement être, en le déduisant d'un hypothétique état de nature, sans
traits culturels. Alors que le libéralisme est souvent associé à l'optimisme,
il fait preuve en réalité d'un pessimisme anthropologique radical, même s'il
est censé être socialement amélioré par le miracle de la main invisible. Une
autre forme d'anthropologie libérale est celle de Rousseau, qui pense lui aussi
l'individu isolé de tout comme originellement bon. L'association a tendance à
corrompre l'individu, en introduisant la rivalité, l'avidité. Cela implique un
différent type d'ingénierie sociale pour produire une société qui minimise la
rivalité. Ce sont deux formes de pessimisme: pessimisme au niveau de l'individu
jugé intrinsèquement égoïste, ou pessimisme au niveau d'un processus culturel jugé
intrinsèquement corrupteur. Dans les deux cas, cela repose sur une dualité
instaurée entre nature et culture.
Dans quelle
anthropologie la «politique de la vertu» s'enracine-t-elle?
Nous à l'inverse qui nous situons dans
l'anthropologie aristotélico-thomiste, nous pensons que les hommes sont des
animaux naturellement culturels. Les buts de la société humaine: avoir des
bonnes relations, participer au processus politique, mettre en œuvre des
amitiés, atteindre la connaissance, s'ils sont naturels, doivent être soumis à
un soubassement métaphysique. Sans transcendance, je crains que le
postlibéralisme ne prenne soit la voie d'un fascisme sanctifiant l'état nation
soit la voie d'une sorte de progressisme qui ne reconnaît des droits
individuels ou bien ne reconnaît que l'écologie comme projet collectif,
qualifiant toutes les autres médiations culturelles comme des formules
arbitraires. Les principaux rivaux du libéralisme: le socialisme de guilde
non-étatiste (proudhonien), le personnalisme catholique ou le conservatisme
tocquevillien ont été mis hors-jeu.
Vous êtes l'un
des théoriciens de la «Radical Ortodoxy». Quel est ce mouvement?
C'est d'abord un mouvement théologique. Il
s'agit d'insister sur le fait que l'orthodoxie chrétienne ne consiste pas
seulement en une série d'observations rituelles traditionnelles, mais possède
un pouvoir de transformation radical. Cela implique d'insister sur une vue
intégrale de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi, de la
théologie et de la philosophie. Il est impossible de séparer la foi chrétienne
de la manière dont nous pensons l'éthique, les sciences sociales. Je ne pense
pas qu'il y ait une frontière entre théologie et philosophie.
Par ailleurs, il s'agit de s'ériger contre
l'idée selon laquelle le christianisme serait un humanisme comme les autres. Le
christianisme est un modèle alternatif à la modernité telle qu'elle est issue
des Lumières. L'idée post-kantienne selon laquelle on pourrait stabiliser le
savoir dans des structures de la connaissance sans les ancrer dans une
métaphysique a fait long feu. Foucault et Deleuze ont été utiles lorsqu'ils ont
souligné le profond relativisme auquel devait nécessairement aboutir un
humanisme sans transcendance: tout en réalité est instable et le savoir est
incertain. En poussant jusqu'au bout les prémisses d'un humanisme sans dieu,
ils ont paradoxalement montré que la seule stabilité possible était la
transcendence.
Le problème
viendrait des Lumières?
Je n'accuse pas directement les Lumières, qui
n'ont été qu'une réaction à une théologie appauvrie, qui était devenue trop
dogmatique, univoque et avait perdu tout mysticisme. Avoir fait de la
connaissance de Dieu une connaissance logique, claire, certaine et objective
faisait encourir le risque du scepticisme. La théologie s'était calquée sur le
modèle logique de l'épistémologie. Je crois que sur le long terme, le problème
était la perte d'une métaphysique chrétienne fondée sur l'analogie, c'est-à-dire
l'idée que tout sur terre est plus ou moins un reflet du divin. L'idée que nous
sommes des corps incarnés dans le monde, pas des spectateurs détachés et que
nous pouvons avoir une connaissance intuitive des choses.
Est-il
possible de proclamer le retour d'une éthique de la vertu dans un monde où le
relativisme est si fermement enraciné dans les mentalités?
Si on est chrétien, alors on est fermement
convaincu qu'il existe un fond de morale commune. Il y a je crois une révolte
instinctive et populaire contre un libéralisme moral extrême. Par exemple,
certaines revendications de minorités sexuelles qui réclament l'abolition de la
différence entre hommes et femmes et la tentative de dissoudre cette différence
dans une identité «transgenre» heurte profondément le sens commun. On voit là
les limites du relativisme. Bien sûr il est difficile d'argumenter contre la
logique même de la théorie du genre, mais il est possible par exemple de
pointer les contradictions d'un discours hyper relativiste. Par exemple, le discours
sécularisé a beaucoup de mal à établir une frontière entre ce qui relève d'une
nature donnée ou du choix.
On le voit dans le discours «transgenre» qui
oscille entre une vision de la sexualité entre pur déterminisme («je suis né
comme ça») et pur choix («je choisis mon orientation sexuelle»). Cette
contradiction apparaît aussi chez les féministes qui défendent l'idée d'une
solidarité entre les femmes tout en niant l'idée d'une féminité naturelle qui
serait pourtant le liant de cette solidarité. Ce dualisme de la postmodernité,
qui distingue entre un pur déterminisme d'un côté, et une pure volonté de
l'autre, mène à une impasse. Si on pousse les prémisses postmodernes jusqu'au
bout, c'est le chaos. Mais heureusement la plupart des gens agissent comme s'ils
avaient encore une morale traditionnelle. Nous utilisons tous les jours des
arguments qui ne sont pas complètement démontrés.
Vous critiquez
dans votre livre les effets du capitalisme, spécialement sur la culture
populaire… Êtes-vous anticapitaliste?
Nous défendons une économie sociale de marché,
qui critique à la fois le marché capitaliste et l'état bureaucratique, car
comme la plupart des penseurs communautariens, nous pensons que ce sont les
deux faces d'un même problème. L'état souverain et le marché sont des jumeaux
qui se servent mutuellement. L'état providence est la réponse à un système
économique inapproprié. Nous critiquons l'idée selon laquelle par nature une
transaction économique est basée sur l'intérêt particulier des parties. Il ne
faut pas selon nous désencastrer les transactions économiques du social, comme
Karl Polanyi l'a montré dans La grande transformation. Un échange économique
peut aussi s'appuyer sur un but commun. Ce n'est pas une question d'altruisme
pur, mais de la réciprocité qui caractérise toutes les relations humaines quand
elles ne sont pas artificiellement détruites.
Quel genre
d'économie prônez-vous?
Nous voulons donc réencastrer les transactions
économiques. Les affaires peuvent conduire à des profits mais peuvent aussi
avoir des buts sociaux. Peut-être faut-il changer de culture. Dans notre
société, on reçoit de l'honneur et du respect lorsque l'on gagne beaucoup
d'argent. Dans des cultures plus traditionnelles l'argent n'est pas le seul
critère de respectabilité sociale. Ce n'est pas utopique. Par exemple la loi
allemande exige que les entreprises aient un but social. S'il doit y avoir un
marché, il doit y avoir une répartition équitable des gains, des risques et des
résultats. Nous défendons un modèle fondé sur l'association et la
mutualisation. Nous plaidons pour un modèle coopératif d'entreprise,
d'assurance et de logement. Tout ne peut pas être coopératif. Je ne suis pas
contre la propriété privée, mais dans la tradition chrétienne où la propriété
est liée à la personne, et en est le prolongement. Mais je crois qu'il n'existe
pas de propriété privée absolue. La propriété est toujours un devoir et une
responsabilité. C'est toujours une question de confiance.
Qu'est-ce que
le «blue socialism», ce courant que vous avez contribué à créer?
Il existe aujourd'hui un courant qui s'appelle
le «Blue labour» au sein du parti travailliste. Traditionnellement en
Angleterre les Tories ont la couleur bleue et le Labour a la couleur rouge. Le
«socialisme bleu» est économiquement radical mais socialement conservateur. Il
croit dans les lieux, le local, les traditions, la famille, les corporations.
Je suis d'accord avec Jean-Claude Michéa lorsqu'il dit que le socialisme est
différent de la gauche. Ce qui distingue la droite et la gauche depuis la
révolution française, c'est que la droite est nostalgique de l'Ancien Régime et
la gauche est libérale et individualiste. Le socialisme est une troisième voie.
Nous essayons de renouveler l'héritage du Labour avec une tradition burkienne. On
croit souvent que l'aristocratie et la démocratie sont opposées. Mais sans
aristocratie, sans visée d'excellence, sans élite au service du bien commun, on
se retrouve avec une vision de la politique uniquement comme manipulation des
masses. Ce sont les années Blair, où ont culminé les spin-doctors.
La démocratie
toute seule n'est pas un bon régime?
Il doit y avoir un débat permanent, non sur ce
que les gens veulent, mais sur ce qui est intrinsèquement bon. La démocratie
marche seulement si elle est un mode de gouvernement mixte: dans la tradition
aristotélo- thomiste, nous pensons qu'un bon régime politique est un mélange de
démocratie, d'aristocratie et de monarchie dans un sens technique. Il doit y
avoir un rôle pour une élite engagée. Il y a besoin d'une fonction monarchique
dans le pouvoir, qui incarne le long-terme et la continuité politique, mais
aussi la nécessité de l'urgence et de l'exception. Même dans les temps les plus
démocratiques, chaque pays a son leader: c'est un fait remarquable, une permanence
qui a su résister à la modernité. Mais je pense aussi qu'il faut renouveler les
formes locales et informelles de démocratie participative. Tout le monde
devrait avoir un rôle dans son quartier, sa rue, son village, son lieu de
travail. Dans l'Angleterre médiévale, une personne sur dix avait une sorte de
rôle représentatif, aussi minime soit il: vous pouviez être le «gardien de la
bière» de votre village. Contrairement aux apparences, le Moyen-Âge était
peut-être plus démocratique qu'aujourd'hui, dans le sens où les gens avaient
plus de prise sur la vie ordinaire!
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