Julie Eigenmann
«Tous les matins, on se levait à cinq heures pour ouvrir l’enclos des poulets. Ensuite, on faisait du jardinage, on enlevait les mauvaises herbes…» Ce quotidien a été celui d’Alice Barbey, Genevoise de 20 ans, pendant un mois passé en Afrique du Sud en début d’année. Du travail? Non, du wwoofing. Wwoof, de l’anglais World-Wide Opportunities on Organic Farms, est un réseau mondial de fermes biologiques: des agriculteurs accueillent dans leur ferme des voyageurs qui viennent travailler bénévolement en échange du gîte et du couvert.
Le wwoofing, créé en Angleterre en 1971, s’est depuis étendu dans le monde entier: aujourd’hui, le réseau officiel compte près de 150 pays. Chaque pays membre a sa propre association qui met en relation touristes et agriculteurs, mais les voyageurs peuvent passer par d’autres réseaux, comme le wwoofing indépendant, pour les Etats qui ne comptent pas d’association officielle, ou le Workaway, réseau similaire pour aider des locaux dans divers travaux, notamment à la ferme.
La Suisse accueille aussi des «wwoofers»
La Suisse accueille elle aussi des wwoofers depuis vingt ans. Reinhard Lüder, informaticien zurichois de 66 ans, est coordinateur wwoofing pour la Suisse. Il a créé l’association à son retour d’Australie: «J’ai découvert le wwoofing là-bas. J’avais aussi logé dans des auberges, mais on rencontre uniquement des voyageurs et les conversations tournent autour de ce qu’on a visité et pour quel prix. En wwoofing, on découvre la vie de quelqu’un, et souvent on reste amis pour longtemps. J’ai eu envie de rendre cette expérience possible ici.» Entre mars 2017 et mars 2018, 170 personnes sont venues wwoofer en Suisse chez 135 agriculteurs inscrits. 80% d’entre eux possèdent des fermes bios, comme la plupart des structures qui accueillent les wwoofers.
Le concept suscite un enthousiasme certain à travers le monde. Pour Franck Michel, anthropologue français auteur de plusieurs ouvrages sur le voyage, ce succès s’explique par la «crise de notre société individualiste: le wwoofing répond à une quête de sens, dans le voyage et dans la vie, à un besoin de retisser du lien social autrement, et il représente une opportunité de découvrir du pays sans dépenser trop d’argent et en vivant comme les autochtones».
Une frontière floue entre travail et loisir
N’est-ce pas paradoxal de reprendre un travail quand on a voulu se couper un peu du sien? «C’est le résultat de notre société entièrement tournée autour de la question du travail. La frontière entre labeur et loisir est de plus en plus floue», estime Franck Michel. «D’ailleurs, la façon de faire du tourisme rejoint celle de travailler, avec un programme, un budget, des horaires à respecter, une surconnexion, etc.»
Travailler pendant son voyage de cinq mois et demi n’a pas posé de problème à Alice Barbey. «J’ai beaucoup appris et ça m’a ouvert à un monde inconnu. La dynamique est différente parce que l’argent n’entre pas en jeu: on est libre. Si on ne se sent pas bien, on part. Et on a les mains écorchées, mais on reste motivé parce que c’est gratifiant.» C’est aussi le sentiment d’Adeline Jurasz, 24 ans, étudiante en sciences cognitives à Neuchâtel. Elle revient d’un tour du monde de huit mois, pendant lequel elle a fait six semaines de wwoofing au Cambodge. Etre active lui paraissait important: «J’ai beaucoup utilisé ma tête ces dernières années, ça fait du bien de mettre les mains dans la boue, de transpirer.»
Avoir un projet, même en vacances. Pour Franck Michel, notre rapport au voyage a évolué: «Voyager sans but n’est plus vraiment à l’ordre du jour, les wwoofers sont aussi une preuve de ce changement de mœurs. Le loisir s’inscrit tous les jours un peu plus dans les pas du travail.» Adeline Jurasz a ressenti cette nécessité de «faire quelque chose d’utile» pendant son tour du monde: «Comme voyager est devenu beaucoup plus accessible, on a envie que ça ait un sens. Je me serais sentie coupable de ne faire que du tourisme.»
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