Saturday, 14 July 2018

Race : le mot seul n'est pas un jugement de valeur

Les député.e.s ont considéré que la persistance du mot "race" au sein de la Constitution n’avait pas lieu d’être. Et vous, comment comprenez-vous cette notion de "race" ? Du moins pensez-vous qu’il est encore légitime d’utiliser ce terme, admettons, dans une discussion courante ?

Hourya Bentouhami, philosophe - En sciences humaines et sociales et dans les mouvements anti-racistes, le terme "race " n’est pas compris comme une réalité, au sens où son usage légitimerait des hiérarchisations entre les individus sur leur appartenance supposée à un groupe considéré comme infâme. C’est comme fiction ayant des effets réels que ce terme est employé puisque l’on peut constater tous les jours que le racisme existe, c’est-à-dire qu’il y a des discriminations à l’embauche, des violences policières qui concernent spécifiquement les personnes qui sont perçues comme Autres. C’est la réalité du racisme qui rend nécessaire l’usage du terme "race" dans des politiques anti-racistes : de fait les promoteurs de la suppression du mot "race" ont bien compris la nécessité de nommer les choses pour pouvoir les combattre, puisqu’ils – et notamment elles - ont introduit le terme "sans distinction de sexe" pour pouvoir garantir une protection constitutionnelle renforcée aux victimes de sexisme.

On a tort de manière générale de croire qu’en utilisant un terme et en nommant un phénomène on lui accorde une légitimité et une réalité génétique ou biologique : et de fait le sexe n’a pas plus une réalité biologique que la race. Sexe et race sont des constructions sociales qui consistent à hiérarchiser, classer les individus selon des dispositions, des compétences et aptitudes supposées appartenir à leur nature. Enfin, la "race" permet de décrire de manière plus exhaustive l’imaginaire qui alimente - en même temps qu’il s’en nourrit – les différentes fixations du racisme : en effet, la race renvoie à la production d’une différence irréductible et hiérarchisée entre les hommes à partir de la perception fantasmée de la couleur de peau, des origines, de la confession, de la culture. En ce sens, ni l’origine ni la couleur de peau en tant que telles ne décrivent adéquatement l’ensemble des configurations racistes, c’est ce que nous démontrons dans notre tribune publiée dans Mediapart : il suffit de penser au racisme qui touche les Roms ou encore à l’antisémitisme. Dans ces deux cas, ce n’est pas l’origine, ni la couleur de peau ni même la confession stricto-sensu qui opère dans ces racismes spécifiques.

Yaël Braun-Pivet, députée LREM des Yvelines et présidente de la commission des Lois annonce, pour FranceInfo : "Il est temps de mettre notre Constitution en conformité avec cette réalité.". Pourtant, dans le droit français, les différences raciales sont bien évoquées afin de démontrer que la République les réprouve. Le Premier ministre français, Edouard Philippe, a récemment tweeté : "Supprimer le terme de 'race' ne supprimera pas le racisme. Mais il ne doit y avoir aucune possibilité pour qui que ce soit de se prévaloir de la présence de ce terme dans la Constitution pour justifier l’injustifiable.". Comprenez-vous l’argument de ceux qui pensent que refuser explicitement les discriminations raciales, de façon constitutionnelle, revient à reconnaître l’existence de races ?

Il y a un paradoxe que la philosophe Colette Guillaumin avait bien compris, c’est que "la race n’existe pas…mais elle existe". Entendons-nous bien : "la race n’existe pas", cela veut dire que la prétention à la dignité et à l’égalité entre les humains relève d’une nature partagée, et non d’un privilège d’une culture spécifique par exemple. "Mais la race existe" signifie que dans les faits, c’est à dire si l’on regarde comment sont traitées les personnes appartenant à certains pays, à certaines cultures ou confessions, on remarque qu’il y une différence de traitement : une inégalité injuste. En ce sens, le racisme tel que nous l’entendons aujourd’hui et qui mérite d’être combattu en se fondant sur la protection constitutionnelle n’est pas tant à rechercher dans l’intention maligne d’agents haineux (même si ce racisme existe et est pénalement condamné), que dans le résultat de politiques, de décisions, de mesures indignes qui rompent l’égalité entre les citoyens et entre les humains.

Se priver de cet outil de la protection constitutionnelle est préjudiciable pour la lutte contre les discriminations, car contrairement à ce qui est avancé le préambule de la constitution de 1946 est insuffisant pour offrir la protection nécessaire puisqu’il ne fait référence qu’à la dignité humaine et non pas à l’égalité. Or, toutes les formes de discriminations raciales – loin s’en faut – n’impliquent pas nécessairement des traitements inhumains puisqu’une partie non négligeable d’entre elles portent sur les discriminations au travail, au logement, à la santé qui ne comportent pas en soi des formes de tortures ou d’atteinte à l’intégrité de soi. Les discriminations raciales sont en grande partie des ruptures d’égalité. Les ramener toutes à un traitement inhumain c’est voir le risque que de nombreux contrôles de constitutionnalité pour les discriminations raciales soient déboutées au prétexte que la dignité humaine n’est pas objectivement atteinte.

Pour le même article de FranceInfo, vous avez avancé que, je cite : "pour pouvoir agir sur le racisme, il faut absolument cet outil critique qui permet de nommer". Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Est-ce une réserve d’ordre juridique ?

Oui, c’est une réserve d’ordre juridique, entre autres. Une confusion symptomatique entre les mots et les choses s’est glissée lors de l’examen de cette suppression du mot "race". Les député.e.s ont succombé à cette croyance magique selon laquelle prononcer un mot équivaudrait à adhérer à la chose. Or les mots seuls ne sont pas des jugements de valeur : c’est le contexte de l’article qui fournit le sens conjuratoire et critique que l’on doit accorder au terme "race". La stipulation explicite de l’interdiction de la distinction de race a été introduite en Europe dans plusieurs constitutions de pays ayant subi les affres du nazisme, du fascisme, de la colonisation afin de conjurer toute légitimation juridique du racisme. Nommer le mal en droit, et plus spécifiquement, dans un article portant sur les discriminations interdites qui rompent l’égalité entre les citoyens, c’est donner la possibilité aux organismes et aux militants anti-racistes de s’appuyer sur un texte de droit fondamental pour qualifier les cas de discriminations comme étant une atteinte aux droits fondamentaux. De plus, il faut bien comprendre que maintenant que le terme "race" a été éliminé de la Constitution, on ne pourra plus juger de la constitutionnalité d’une loi à l’aune de cette interdiction de la discrimination raciale. Donc on peut bien arguer que des lois sont déjà là dans le Code de procédure pénale et sur la liberté de la presse, pour interdire et punir les discours de haine, ce dont on se prive désormais c’est de la possibilité de juger du caractère raciste d’une loi. La levée de cette protection des lois est donc très dangereuse à l’heure de la montée au pouvoir des populismes de droite dans plusieurs pays européens.

Avec ce même amendement, les député.e.s ont trouvé un large consensus sur le fait d’inscrire constitutionnellement l’interdiction de toute discrimination de genre. La délégation aux droits des femmes s’est battue pour inscrire un principe égalitaire dans le texte. Un accord semble donc avoir été trouvé en remplaçant  "sans distinction de race" par "sans distinction de sexe". On vous connaît aussi comme étant une militante féministe et queer… Qu’en pensez-vous ? Pouvons-nous remplacer aussi simplement un mot par un autre qui renvoie à une toute autre lutte ?

L’effacement du mot "race" et son remplacement par le mot "sexe" sont symptomatiques d’une conjoncture historique où le féminisme se retrouve instrumentalisé pour effacer les luttes antiracistes. Ce phénomène de substitution est dangereux car il conduit à légitimer l’idée que la lutte féministe pour l´égalité des sexes, ne peut gagner ses lettres de noblesse que si elle désavoue le lexique même de la lutte anti-raciste. C’est réduire au silence tout un ensemble d’expériences vécues de femmes qui sont au croisement entre ces deux formes de discriminations que sont l’inégalité des sexes et l’inégalité raciale. Les femmes qui subissent les discriminations raciales sont obligées de "choisir" la part d’elle même qu’elle souhaite défendre : sera-ce en tant que femme ou en tant que non-blanche ?

Et ce dilemme est problématique, car la manière dont elles sont perçues ou traitées par les institutions est insécable. Les obliger à choisir quelle part d’elle-même elles doivent défendre juridiquement risque de renforcer l’invisibilité juridique des personnes qui sont discriminées en tant que "femme appartenant à une minorité" ou en tant qu’ "homme appartenant à une minorité". Dans mes travaux, je plaide pour une pratique de l’intersectionnalité dans la lutte féministe et la lutte antiraciste, car de nombreuses données historiques et sociologiques nous montrent que les discriminations raciales fonctionnent par renforcement des discriminations de genre, et réciproquement. Comme l’a montré l’affaire Naomi Musenga. Donc n’évoquer que l’une des facettes du processus discriminatoire c’est s’amputer d’une vue plus large et complète du ce processus.

Ne trouvez-vous pas cette initiative paradoxale tandis que les amendements de féminisation des titres de fonctions dans la Constitution ont tous été refusés ?

Ceci est symptomatique d’un opportunisme de la part de député.e.s qui s’enorgueillissent d’un féminisme dont il découvre qu’il est le meilleur moyen (dans la limite du "raisonnable" !) pour délégitimer les outils de défense des mouvements antiracistes actuels. Cette autocongratulation de l’Assemblée qui se félicite de l’interdiction des distinctions de sexe est la même en effet qui rappelle sans cesse la noblesse du neutre et du masculin et qui refuse la féminisation des noms de fonctions prestigieuses. Et c’est la même qui reste si masculine et si attachée à ses prérogatives de pouvoir. Il ne s’agit pas simplement d’un acte hypocrite : l’Assemblée, dont le nombre de député.e.s issues de minorités est insignifiant, rappelle inconsciemment à l’ordre les minorités dites ethniques en leur signifiant que la défense de l’égalité des sexes est un avantage culturel dont elles sont dépourvues.

Enfin, quel est, selon vous, le meilleur compromis à faire concernant cet article premier de la Constitution ?

Si "race" fait bondir on peut ajouter, comme c’est le cas dans le cadre européen, l’adjectif "prétendue" pour bien signifier que l’usage du terme ne vaut pas adhésion à son contenu. Ou alors, il faut multiplier les noms qui décrivent les processus de racialisation sans pour autant les épuiser : ce qui veut dire "sans distinction de religion, de culture, de langue, de prétendues origine, couleur de peau, etc.". Mais cette pluralité des marqueurs racistes était déjà contenu dans l’économie du terme "race". Par ailleurs, en soi, l’interdiction de la discrimination entre les sexes est une bonne chose mais elle ne peut se faire au détriment de l’interdiction de la discrimination raciale. Le meilleur compromis serait donc le suivant : "sans distinction de sexe, de prétendues origine, couleur de peau, de langue, de religion ou de culture".

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