Thursday 26 December 2019

«Le béton porte les stigmates d’une société qui a grandi un peu trop vite»


Libération
L’histoire du béton est d’abord celle d’un mot, dont l’usage médiéval renvoie souvent au caillou, aux gravats. Pourquoi ?
Pierre Gras, chercheur à l’Ecole nationale d’architecture de Lyon: Parce que le béton est, dès l’origine, un assemblage dont la composition varie. On peut y trouver du gravier, du sable, des cailloux, de l’eau. Au départ, il s’agit d’une sorte de mortier, un ensemble de granulats et d’eau, jusqu’à ce que l’on incorpore de la chaux au mélange pour que le minéral soit parfaitement étanche, au début du XIXe siècle. Cette diversité de la composition rappelle que le béton est très dépendant de son environnement immédiat : on utilise de l’argile dans les territoires argileux, on fait du pisé lorsqu’on a de la terre, on réutilise parfois des scories industrielles, comme le mâchefer, etc.
Dans ce cas, comment définir le béton ?
Les réponses sont évidemment multiples, tant les usages sont nombreux, des premiers bétons de l’Egypte ou de la Rome antique - je pense à certaines pyramides ou au Panthéon - aux bâtiments contemporains. La seule parenthèse est celle du Moyen Age, au cours duquel le béton est pratiquement oublié au bénéfice de la pierre et du bois. On peut donc plutôt définir le béton à travers ses principales qualités, comme son étanchéité, sur laquelle a beaucoup travaillé l’ingénieur Louis Vicat au XIXe siècle en concevant le pont de Souillac sur la Dordogne, dont les piles constituent un modèle du genre. L’autre caractéristique majeure est sa résistance à une variété de températures et de climats, ce qui est plus difficile avec la terre ou le bois. Enfin, sa solidité et son coût relativement faible sont des arguments majeurs : aux Etats-Unis, les gratte-ciel, dont l’armature est en acier, coûtent cher, ils seront bientôt abandonnés au profit du béton armé. C’est le premier matériau qui, au XXe siècle, est en situation de construire un monde moderne.
Au XIXe siècle, le béton est aussi qualifié de «pierre artificielle» et de «pierre liquide». Qu’est-ce que ces expressions nous disent de son usage ?
Le terme de pierre artificielle est le plus employé, chez Vicat par exemple. Il renvoie à l’idée qu’on envisage d’abord d’utiliser le béton bloc par bloc, pour se substituer à la pierre de taille. L’idée de pierre liquide, qui apparaît à la même période, est encore utilisée aujourd’hui par les grands cimentiers : le matériau en mouvement dans la bétonnière reste un élément primordial de l’imaginaire du béton. Elle illustre la vision de l’architecte Tony Garnier - et, après lui, celle de Le Corbusier - qui ne voyait pas de limite dans ce que le béton permet de faire : logement, hôpitaux, usines, abattoirs, barrages… Pour lui, tous les aspects de la vie quotidienne peuvent trouver une réponse dans le béton. Pourtant, lorsqu’il le dit au tout début du XXe siècle, dans son fameux ouvrage Une cité industrielle, la ville haussmannienne en pierre de taille continue d’être la référence…
Pourquoi le béton met-il presque un siècle à passer des mains des ingénieurs à celles des architectes ?
Même si les cimenteries existent dès le XIXe siècle, comme Lafarge en Ardèche, on ne comprend pas tout de suite la multiplicité des applications possibles de ce nouveau matériau. De plus, les grands architectes du XIXe siècle sont des grands prix de Rome, formés à l’Ecole des beaux-arts, qui ont donc un parcours classique. Ils privilégient des matériaux nobles, dont le béton ne fait pas partie. Auguste Perret est le seul «classique» qui l’utilise. Il réalise, à partir de 1903, le premier immeuble résidentiel en béton, rue Franklin à Paris, mais la façade est en partie recouverte de grès flammé de style Arts-Déco. Il faut donc attendre de nouvelles générations d’architectes, comme Tony Garnier et Le Corbusier en France, Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis ou Pier Luigi Nervi en Italie, avec des mouvements collectifs comme le Bauhaus en Allemagne, puis la charte d’Athènes publiée en 1933. Cette nouvelle pensée architecturale est soutenue par les puissants imaginaires qui commencent à se développer avec les grandes utopies de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Je pense notamment à l’édification du socialisme, qui doit se comprendre aussi au sens propre : elle passe d’abord par l’acier, avec les constructivistes russes des années 20-30, puis par l’utilisation du béton à très grande échelle sous le stalinisme. On fait couler massivement du béton - c’est encore le cas en Chine aujourd’hui - et on multiplie les grands ensembles d’habitats collectifs, bâtis autour de l’idée d’assurer la santé du travailleur en lui fournissant de bonnes conditions d’hygiène et un éclairage naturel, tout en standardisant les processus de production.

Alors que l’on continue de construire en béton dans le monde entier, de façon souvent standardisée, comment intégrer les questions écologiques ?

Les deux tiers des logements que l’on construit aujourd’hui dans le monde sont en béton. Cette «globalisation du béton» est responsable d’au moins 5 % des émissions de gaz à effet de serre. Mais depuis quelques années, de nouvelles réflexions émergent sur des bétons composites, à haute performance, fibrés ou végétaux, qui ont pour point commun d’être plus durables et moins générateurs de gaz à effet de serre. C’est encore très récent. Par ailleurs, des architectes comme Rudy Ricciotti, le concepteur du Mucem à Marseille, travaillent sur des bétons produits en laboratoire très qualitatifs. Les centrales à béton ne sont généralement pas à plus de 50 kilomètres de ses chantiers et elles s’approvisionnent localement. Une telle approche montre que le fait de penser un habitat plus en rapport avec son environnement ne disqualifie pas le béton. Mais on n’en est qu’au tout début.
Ne risque-t-on pas d’opposer un béton de riches et un béton de pauvres ?
Même si la massification va dans ce sens, ce n’est peut-être pas aussi binaire. Dans les pays émergents, comme l’Egypte, l’Algérie ou le Yémen, des expériences qualitatives ont été menées pour croiser les techniques des architectures «en terre» et celles des architectures de béton, de façon à mieux prendre en compte l’environnement et l’héritage patrimonial. Il faut également constater que la standardisation ne fait plus chuter les coûts de construction, qui sont très élevés dans les pays occidentaux, même lorsque l’on utilise des éléments massifiés. Cela devrait nous interroger sur nos choix architecturaux : la monotonie, la répétition, la normativité, l’absence apparente de créativité ne sont pas forcément liées au matériau ; ce sont ceux qui conçoivent ou commandent les bâtiments qui manquent d’imagination.

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