La disparition des commerces est-elle une fatalité ?
Vincent Chabault, sociologue : Tous les secteurs ne sont pas concernés par la
retail apocalypse,
c’est-à-dire «l’apocalypse du commerce». Certes, aux Etats-Unis ce
mouvement touche des chaînes de type Sears, GAP ou Forever 21
[marques de prêt-à-porter grande distribution, ndlr]
qui doivent fermer de nombreuses boutiques. Quelque 9 000 points de
vente ont dû mettre la clé sous la porte en 2019. En France aussi les
ventes «physiques» s’érodent au profit du e-commerce. En 2018, 64 % des
Français ont déclaré avoir effectué un achat en ligne contre
seulement 36 % en 2008. Mais le magasin demeure un lieu
d’approvisionnement central dans la vie de l’individu. En dépit de la
digitalisation des courses, les achats hors du domicile représentent
encore vingt-trois minutes par jour en moyenne, en particulier pour
l’alimentaire. Malgré l’«amazonisation» de la consommation, c’est-à-dire
la croissance des ventes en ligne (8,5 % du commerce de détail) et
l’accoutumance progressive aux plateformes, la survie du commerce
physique repose aussi sur les fonctions sociales assurées par le
magasin.
Quelles sont-elles ?
Le magasin est un espace de sociabilité important dans le quotidien
du consommateur. C’est un lieu d’animation, un repère géographique, une
occupation et même un objet de discussion. Des relations s’y créent, des
normes s’y diffusent et des pratiques s’y structurent. Il sert de cadre
à la construction identitaire de l’individu. Les sociologues se sont
peu intéressés aux magasins, les considérant avant tout comme des lieux
d’écoulement de la production capitaliste. Il s’y joue pourtant des
processus sociaux qui méritent d’être mieux examinés. Dans
la Société de consommation,
Baudrillard montre comment la consommation de masse est devenue un
élément structurant des relations sociales. Dans cette approche, la
consommation n’est plus un simple moyen de satisfaire des besoins mais
répond aussi à un désir d’appartenance et de différenciation. L’appareil
commercial doit être associé à ces réflexions, et Baudrillard proposait
d’ailleurs une description du nouveau centre Parly 2, inauguré en 1969.
Vous vous intéressez tout particulièrement
au commerce de livres dans vos travaux. En quoi ce secteur illustre-t-il
votre propos ?
En 1995, Amazon débute par le commerce de livres. Malgré beaucoup de
difficultés depuis, les librairies n’ont pas disparu. Même aux
Etats-Unis, la librairie indépendante se maintient, ses parts de marché
progressent tandis que les chaînes comme Borders ont fait faillite. En
France, le réseau indépendant se maintient également. Il y a des
créations de librairies et des reprises. La librairie, au même titre que
le magasin bio, peut être un lieu d’engagement, et plus globalement un
espace de définition de son profil culturel. On ne va pas forcément
aller acheter un livre sur le régime en librairie, contrairement au beau
livre qu’on souhaite offrir et qu’on va se procurer sur place pour
diverses raisons intellectuelles et pratiques (le conseil, le papier
cadeau), mais aussi parce que cela flatte le «moi» culturel.
L’acheteur vient-il chercher du lien social en boutique ?
La vente sur Internet ne remet pas en cause le besoin d’interaction
des consommateurs. Le commerce en ligne lui-même favorise les relations
sociales. 80 % des transactions effectuées sur le Bon Coin se soldent
par une rencontre en face-à-face, bien que celle-ci soit fugace la
plupart du temps. Cette contradiction est au cœur du succès du site : le
Bon Coin a inventé le commerce en ligne de proximité à contre-courant
des multinationales étrangères telles Amazon ou Aliexpress.
Les centres commerciaux aussi sont fréquentés pour d’autres raisons que les produits vendus en magasin ?
Ce sont des espaces ambivalents. C’est ce que la littérature
contemporaine, chez Michel Houellebecq et chez Annie Ernaux notamment, a
compris avant les sociologues : au-delà de sa mission marchande, le
centre commercial peut être un lieu de réconfort ! Quand on ne s’y est
pas rendu depuis longtemps, l’hypermarché manque car il procure de la
satisfaction. Dans
Sérotonine de Houellebecq, le narrateur est
«ébloui»
lorsqu’il met les pieds dans un Leclerc pour la première fois de sa
vie. Dans un autre registre, les enquêtes par immersion ont montré que
le centre commercial peut favoriser la sociabilité des personnes âgées
modestes. Ils s’y font une place et s’établissent dans un groupe
générationnel sans nécessairement consommer. A Riyad, les
malls donnent l’occasion aux jeunes Saoudiennes de mettre à distance, pour quelques instants, le pouvoir religieux et familial.
Dans les villes, la grande distribution ne fait-elle pas l’objet d’un désaveu chez le consommateur ?
Le commerce accompagne les transformations de la société. Parmi les
nouvelles élites, notamment aux Etats-Unis, la priorité est donnée au
bien-être, à la conscience environnementale, au petit commerce et non à
la grande distribution. Ce qu’on appelle «la gentrification», l’arrivée
dans un quartier populaire d’une population plus aisée, s’observe dans
le renouvellement de l’offre commerciale tournée vers les normes des
nouveaux habitants. Ces néocommerçants sont parfois d’anciens cadres qui
cherchent à s’épanouir dans les métiers manuels et de l’artisanat
(coiffeur barbier, boucherie…). On y vend un style de vie autour de
valeurs de proximité et d’authenticité. Ces commerces sont les lieux de
support d’une sociabilité locale si forte qu’ils sont culturellement et
économiquement excluants pour les résidents historiques de ces
quartiers.
Comment réagissent les grandes surfaces ?
Elles s’adaptent avec plus ou moins de difficulté à une demande qui
se dé-massifie. Les Trente Glorieuses ont engendré le supermarché et
l’hypermarché, deux structures portées par une classe moyenne dont la
demande était plus ou moins homogène. C’est cette consommation de masse
qui s’effrite aujourd’hui, laissant apparaître deux pôles : le low-cost
et le semi-premium. Après avoir misé sur la périphérie et le gigantisme
pendant des décennies, la stratégie de développement des distributeurs
est de répondre aux attentes de proximité et de personnalisation du
service. Ce qui explique pourquoi un magasin comme Ikea, qui s’est
toujours installé à l’extérieur des villes et voit aujourd’hui sa
rentabilité s’éroder, cherche des nouveaux leviers de croissance en
s’implantant dans Paris. L’adaptation de la grande distribution aux
nouvelles aspirations des consommateurs est réelle, mais la rentabilité
de son modèle est sans doute différente que sous le règne de
l’hypermarché.
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